Article | 14/05/2020
Les bouches de Bonifacio (Corse), paradis du naturaliste en vacances – Les granitoïdes des Lavezzi
14/05/2020
Résumé
Granitoïdes des bouches de Bonifacio : contexte de formation, mélanges de magmas, enclaves, filons, diaclases, blocs, arène, désquamation…
Source - © 2012 D'après LPLT — CC BY-SA 3.0 | |
Les bouches de Bonifacio, détroit large de seulement 11 à 13 kilomètres pour une profondeur maximale de 100 mètres, séparent la Sardaigne de la Corse. On y trouve les iles italiennes de l'archipel de La Maddalena et les iles françaises de l'archipel des Lavezzi (principales iles : Lavezzo – ou en langue corse Lavezzu – et Cavallo – en langue corse Cavaddu) ainsi que de très nombreux écueils plus ou moins immergés. La présence de ces rochers disséminés, de forts courants (atteignant 1 m/s au point le plus étroit) et de vents violents, est à l'origine de la réputation de dangerosité de ce bras de mer auprès des navigateurs.
On peut d'ailleurs noter que les rochers de l'ile Lavezzo furent fatals à la frégate française Sémillante qui, le 15 février 1855, partant de Toulon pour la mer Noire afin d'aller participer à la guerre de Crimée, fut prise dans une tempête, drossée sur des écueils, et coula corps et biens. Les 750 soldats de la mission périrent tous dans cet accident, ce qui en fait une des pires catastrophes maritimes de l'histoire française. Un monument en forme de pyramide (voir figures 4 à 7) commémore l'événement, qui fut également relaté par Alphonse Daudet dans ses Lettres de mon moulin.
D'un point de vue scientifique, il y eut cependant des retombées positives : le drame motiva des recherches rétrospectives pour déterminer l'origine et la trajectoire de la tempête, et s'il aurait été possible de prédire son arrivée dans la zone. L'étude fut menée par l'astronome Urbain Le Verrier (célèbre pour avoir découvert “par le calcul” la planète Neptune), qui conclut que l'usage d'un réseau d'observateurs et du télégraphe (optique et électrique) aurait en effet permis d'anticiper la survenue de cette tempête née sur l'Atlantique, et de retenir la Sémillante au port. Ce fut l'acte fondateur de la diffusion des bulletins météorologiques.
Source - © 2010 Telperion / CC BY-SA 3.0 | |
En dehors de cet épisode tragique, les bouches de Bonifacio sont surtout réputées comme une destination touristique majeure, avec des paysages splendides et de nombreuses possibilités de baignade et de marches dans la nature. Des navettes partant du port de Bonifacio assurent notamment la desserte touristique des iles Lavezzi en saison, et sont une superbe opportunité pour un naturaliste en vacances d'observer roches et biodiversité. Pour joindre le plaisir à la découverte scientifique, et préserver les milieux fragiles, il est cependant conseillé d'éviter le plein été et ses flots de visiteurs…
Les iles Lavezzi ont été instituées en réserve naturelle à partir de 1982. Depuis 1999, elles font partie de la Réserve naturelle des Bouches de Bonifacio et seront intégrées dans le futur Parc marin international corso-sarde. L'ile de Cavallo, qui est habitée (et surnommée localement « l'ile des millionnaires », avec un soupçon de jalousie envers ses luxueuses villas inoccupées une large partie de l'année…), ne fait pas partie de la réserve. On observe divers écosystèmes : dunes et falaises maritimes, plages de sables et de galets, machairs (bords de mer fertiles), ilots et récifs, landes, maquis et garrigues, petits marais, et bien sûr herbiers sous-marins de posidonies. Sur et autour de l'ile Lavezzo en particulier, lézards, geckos, oiseaux marins, fleurs, mollusques et poissons méditerranéens font le bonheur des biologistes.
Mais ce qui frappe le plus le visiteur, ce sont les énormes blocs de granitoïdes, appelés blocs cyclopéens, qui constituent tout l'archipel des Lavezzi (figures 8 à 23). Ces iles basses sont un véritable chaos granitique (ou plutôt de granodiorites, comme nous le verrons plus loin) à demi-immergé. On y trouve toutes les caractéristiques classiques du modelé des paysages granit(oïd)iques : diaclases élargies progressivement, blocs initialement en forme de parallélépipèdes grossiers (voir figures 18 et 20 par exemple) mais peu à peu arrondis et déchaussés par l'érosion, chaos « en château fort » sur les points hauts (par exemple figures 10, 16, 18, 20…), éboulis de pente (figure 23 par exemple), champs de roches moins dégagées dans les points bas, desquamation de certains blocs « en pelures d'oignon » (figure 19 par exemple), spectaculaires taffonis sculptant des formes fantasques dans certains rochers (figures 6, 9, 10, 13 et 14 par exemple), arène granitique plus ou moins grossière, formant des plages et de petites dunes peu ou prou colonisées par la végétation (figures 12, 15, 17, 23… par exemple), etc. Admirons ces iles très photogéniques !
Étudions à présent plus précisément les roches qui forment les affleurements côtiers de grande qualité dans l'archipel des Lavezzi.
La principale roche présente sur Lavezzo n'est pas un granite à strictement parler, mais une granodiorite à biotite et amphibole (figure 24). Elle fait partie d'un vaste assemblage de plutons de granitoïdes calco-alcalins, datant du Carbonifère terminal, −300 Ma environ, qui affleurent partout dans les bouches de Bonifacio, et sont désignés par les géologues comme l'ensemble U2a. Selon la classification utilisée, on peut les classer comme des granites “de type I”, c'est-à-dire issus de la fusion d'une source de composition Ignée (= des roches magmatiques et/ou métamorphiques préexistantes, mais pas sédimentaires ; concrètement une origine mixte, crustale continentale profonde et mantellique). On peut aussi les classer dans le groupe des “KCG” pour (K) potassic Calc-alkaline Granites : granites calco-alcalins potassiques, ce qui correspond là aussi à des plutons issus de magmas hybrides, partiellement crustaux et partiellement mantelliques.
Quelle que soit la classification utilisée, la nature de ces granitoïdes traduit une mise en place dans un contexte en extension, interprété comme le reflet de l'affaissement tardi-orogénique de la chaine hercynienne.
Pour la classification des granitoïdes, on pourra se référer à l'article Il ne faut pas confondre granite et granite de Jean-François Moyen.
Plus généralement, le batholithe hercynien (Permo-Carbonifère) constitue le socle de toute la région, au mépris des frontières politiques (voir figures 38 à 40). Ainsi tout le Sud de la Corse et le Nord de la Sardaigne, à minima, sont structurés par l'histoire plutonique hercynienne, notamment par l'orientation NE-SO des intrusions, qui guide le tracé des reliefs et des côtes. Le constat est valable aussi pour les iles Lavezzi, et pour l'archipel italien de la Maddalena (formé de plutons de leucogranites). Cela souligne l'unité géologique du microbloc tectonique corso-sarde, qu'un niveau marin plus bas de quelques dizaines de mètres suffirait à réunir géographiquement.
L'extrême qualité de la notice de la carte géologique du secteur (feuille Sotta-Bonifacio-Santa Teresa du Gallura au 1/50 000, parue en 2011 avec un aperçu en figure 40 et une notice téléchargeable sur InfoTerre) mérite d'être signalée : elle comprend 366 pages (!), sur lesquelles le présent article s'est largement appuyé, et que le lecteur pourra parcourir avec délices (et concentration…) pour approfondir ce sujet.
L'observation des affleurements de l'ile de Lavezzo montre aussi des enclaves microgrenues sombres (figures 24 à 28) et des filons (figures 29 à 37), comme il est assez classique d'en observer dans les plutons de granitoïdes.
Les enclaves, formées de petits minéraux ferromagnésiens sombres, pourraient à priori correspondre à plusieurs cas de figures, non-exclusifs :
- résidus de fusion de la roche-mère ayant donné le magma calco-alcalin, formés de minéraux plus réfractaires (tels que la biotite, par exemple, si la roche mère était un gneiss), enclaves alors qualifiées de restites ;
- fragments d'encaissant arrachés lors de la remontée du magma calco-alcalin (y compris par exemple des fragments de roches magmatiques basiques formées auparavant) ;
- roches magmatiques basiques (dolérites par exemple) d'origine mantellique, formées en même temps que le magma calco-alcalin, et s'y mélangeant de façon imparfaite.
La taille de ces enclaves est extrêmement variable (de centimétrique à pluridécimétrique), de même que leur abondance.
Les filons peuvent correspondre dans quelques cas à des granitoïdes de la même série calco-alcaline, mais de composition légèrement différente, ou simplement ayant subi une cristallisation plus (ou moins) poussée que le reste de l'intrusion (à titre d'exemples, la carte géologique relève des monzogranites à biotite, des dacites et des rhyodacites, ou encore des microgranites et des granites à structure porphyrique… figures 29 à 32).
Cependant, on observe surtout sur le terrain un essaim régional de dykes d'affinité initialement tholéitique (figures 33 à 37). Les roches basiques (gabbros, diorites, tonalites notamment) qui constituent ces dykes forment aussi plus rarement de petits plutons (décamétriques à hectométriques). Or de nombreuses enclaves dans les plutons calco-alcalins ont la même composition chimique et minéralogique (c'est-à-dire plagioclase + biotite ± amphibole ± clinopyroxène ± feldspath potassique ± quartz). De plus, l'observation montre que ces enclaves sont surtout abondantes à proximité des stocks gabbro-dioritiques de dimension hectométrique. En somme, un même magma mantellique semble à l'origine de ces inclusions de taille très diverses de roches basiques retrouvées dans les plutons de granitoïdes : l'origine et la nature de la majorité, voire de toutes les enclaves, est ainsi tranchée.
De plus, les grands feldspaths plagioclases des plutons calco-alcalins ont une structure complexe, qui reflète des variations de la chimie du magma au cours de leur cristallisation. C'est d'autant plus vrai, là aussi, que l'on s'adresse à des échantillons situés dans l'environnement proche des stocks basiques. De même, l'abondance des amphiboles dans les granitoïdes croît à proximité des intrusions gabbro-dioritiques. Toutes ces caractéristiques (complexité des plagioclases, abondance des micro-enclaves et de la hornblende…) traduisent l'implication des phénomènes de mélanges magmatiques dans la genèse de ces matériaux.
En miroir, l'affinité tholéitique des roches basiques semble couramment modifiée par l'influence du magma calco-alcalin des plutons. On y observe par exemple des minéraux hors équilibre dont des ocelles de quartz blindées par une couronne de ferromagnésiens.
Les observations de terrain montrent tantôt une netteté des contacts entre matériaux acide et basique, tantôt des figures classiques des processus de mélanges magmatiques. Ceci prouve que les deux magmas, acide et basique, ainsi intimement associés sous la forme de mélanges non achevés, se sont injectés de façon synchrone dans les parties hautes de la croute.
Toutes ces observations régionales sont assez classiques pour les batholithes tardi-orogéniques. Elles cadrent bien avec l'origine couramment admise des granitoïdes de type I / KCG : des magmas hybrides, dus pour partie à une fusion de matériel mantellique et pour partie à l'anatexie de roches métamorphiques ou magmatiques préexistantes de la croute continentale.
Concluons cet article en élargissant la beauté des observations de granitoïdes à l'ensemble de la Corse, avec des contextes de formation variés. Les Lavezzi ne sont qu'un des plus jolis exemples de cette richesse géologique corse. Quant à l'étude géologique des bouches de Bonifacio, nous la poursuivrons dans une seconde partie, consacrée à l'autre type de roche qui domine les affleurements régionaux : les grès calcaires du Miocène (cf. Les bouches de Bonifacio (Corse), paradis du naturaliste en vacances – Le causse calcaire de Bonifacio).
Quelques repères bibliographiques
- On ne saurait trop recommander la lecture de la notice de la carte géologique Sotta-Bonifacio-Santa Teresa du Gallura au 1/50 000, par Orsini et al., parue en 2011 (BRGM).
- Autre ouvrage intéressant , le guide intitulé L'Extrême-Sud du CRDP de Corse, disponible en ligne, où le lecteur trouvera notamment plus de détails sur la végétation, les autres granitoïdes du secteur, etc.
On trouve aussi sur Planet-Terre de très nombreux articles sur les granitoïdes recouvrant plusieurs domaines :
- l'origine des granitoïdes : Vade-mecum sur l'origine des granites ; Il ne faut pas confondre granite et granite ; Modèle réduit de l'origine et de la mise en place de granites d'anatexie au sein des migmatites basiques de la Sand River, Afrique du Sud ;
- la formation des chaos granitiques : Les chaos de granite rose de Ploumanac'h et de Trégastel (Côtes d'Armor) ; Altération, érosion en boule et chaos granitiques : Devils Marbles Conservation Reserve, Australie ; Chaos granitiques bretons à boules en place et à réseaux de diaclases encore visibles ;
- la desquamation « en pelures d'oignon » et autres formes d'érosion des granitoïdes : La desquamation "en grand" des granites ; Arches, mais aussi boules, diaclases et peintures rupestres, dans le massif granitique crétacé du Spitzkoppe, Namibie ; L'altération des roches silicatées ;
- les mélanges de magma dans les plutons : Mélange de deux magmas granitiques, les Albas, commune de Felluns (Pyrénées Orientales) ; Des magmas acides et des magmas basiques qui coexistent, se recoupent, se mélangent… ; Les « pillows gabbro » de Sainte Anne, granite de Ploumanac'h, Trégastel, Côtes d'Armor ; L'intrusion magmatique du Mont Royal, Montréal (Québec, Canada) ; Granites à texture rapakivi ; Feldspath à texture rapakivi ;
- les filons dans les plutons de granitoïdes : Le Mont Rushmore (Dakota du Sud, USA) : la base d'une intrusion granitique, des filons de pegmatites et quatre présidents ; Filons de pegmatite en Bretagne et en Himalaya ; Croissance cristalline atypique dans un filon de pegmatite, Plage de la Mine, Piriac-sur-Mer (Loire Atlantique) ; Les « granitoïdes » de Saint Jean du Doigt (Finistère) : des magmas acides fracturant un pluton gabbroïque préexistant ;
- les enclaves dans les granites : Les enclaves basiques des granites, granite du Monte Capanne, Capo San Andrea, ile d'Elbe, Italie ; Quand les crapauds des granites égyptiens démontrent le mélange de magmas à Paris et à Lyon ; Structure fluidale et orientation des enclaves dans les granites ; Les enclaves du granite de Torres del Paine (Chili) ; Les enclaves surmicacées (restites) des granites.