Article | 20/05/2020

Les bouches de Bonifacio (Corse), paradis du naturaliste en vacances – Le causse calcaire de Bonifacio

20/05/2020

Auteur(s) / Autrice(s) :

  • Matthias Schultz
    Professeur de SVT, Lycée H. de Chardonnet, Chalon sur Saône

Publié par :

  • Olivier Dequincey
    ENS de Lyon / DGESCO

Résumé

Les calcaires du causse de Bonifacio : calcaires récifaux, grès calcaires et calcarénites, environnement de dépôt, stratifications entrecroisées, érosion, karstification…


Nous avons évoqué dans un article précédent les bouches de Bonifacio, détroit séparant la Sardaigne de la Corse, ses archipels de La Maddalena et des Lavezzi, et surtout ses granitoïdes tardi-hercyniens qui forment de spectaculaires chaos semi-immergés (cf. Les bouches de Bonifacio (Corse), paradis du naturaliste en vacances – Les granitoïdes des Lavezzi). Dans cette seconde partie nous évoquerons l'autre roche qui domine les affleurements du secteur : le calcaire gréseux.

Les sédiments gréso-calcaires du Miocène sont en effet abondants au niveau des fonds marins des bouches de Bonifacio, depuis la partie Ouest du détroit ouverte sur le bassin algéro-provençal, jusqu'à l'Est où ces sédiments sont connus par la sismique entre les archipels des Lavezzi et de la Maddalena. On en retrouve de petits affleurements terrestres en Sardaigne, au niveau de Capo Testa. Surtout, ces calcaires gréseux blancs émergent autour de la ville de Bonifacio, où ils forment un véritable causse. Au niveau de ce plateau d'une superficie de 60 km2, d'altitude très constante (entre 60 et 80 mètres), les strates sont peu perturbées, assez tabulaires. Ces roches sédimentaires récentes claires contrastent de façon spectaculaire avec les plutons anciens souvent rougeâtres qui dominent les affleurements en Corse du Sud et en Sardaigne.

En particulier, le découpage net de la côte calcaire tranche sur le modelé granit(oïd)ique aux contours très festonnés. Il s'exprime par une morphologie de falaises abruptes et relativement rectilignes qui limitent le causse de Bonifacio, avec des à-pics qui peuvent atteindre la centaine de mètres au cap Pertusato. Ces falaises sont particulièrement spectaculaires de par leurs vastes surplombs, leurs chaos d'éboulis et leurs larges grottes, résultats assez typiques de l'érosion marine et de la dissolution karstique.

Pour comprendre l'origine de ces calcarénites miocènes, rappelons quelle a été l'histoire géologique de la Corse après l'orogenèse hercynienne. On peut y distinguer quatre phases majeures :

  • au Mésozoïque : dépôt de séries sédimentaires (sur la marge passive de l'océan Alpin dont faisait partie la Corse), mise en place des ophiolites des schistes lustrés et début de l'histoire alpine. Cette phase reste a surtout laissé des traces dans le quart Nord-Est de la Corse, et aucun dépôt mésozoïque ne demeure à proximité de Bonifacio (même si des indices suggèrent qu'ils ont bien existé autrefois avant d'être érodés) ;

  • à partir du début du Cénozoïque :, exhumation du bâti granitoïdique et érosion de l'ensemble croûte-couverture liées à un bombement lithosphérique anté-rift, suivi du dépôt de sédiments marins à l'Éocène. Pendant l'Oligocène ces processus se poursuivent dans un contexte de rifting continental allant du Languedoc au centre de la Sardaigne ;

  • au Miocène : rotation antihoraire du bloc corso-sarde associée à l'ouverture de l'océan algéro-provençal (bassin occidental de la Méditerranée), à du volcanisme (peu développé à terre en Corse, on en trouve cependant quelques traces en Sardaigne et surtout au niveau des fonds marins avec la création du domaine océanique liguro-provençal), et à une transgression marine qui permettra d'importants dépôts de plateforme. Volcanisme et dépôts sédimentaires miocènes au niveau des bouches de Bonifacio sont favorisés par une légère extension Nord-Sud entre Corse et Sardaigne (rift avorté) ;

  • à partir de la fin du Miocène et jusqu'à nos jours : cette plate-forme constituée pendant une bonne partie du Miocène ne semble pas trop affectée par l'ouverture de la mer Tyrrhénienne au Pliocène ; elle est incisée par les baisses eustatiques du Messinien et du Quaternaire.

Les principaux dépôts miocènes que nous verrons dans les photos suivantes sont décrits dans la notice (extrêmement riche) de la carte géologique Sotta-Bonifacio-Santa Teresa du Gallura au 1/50 000(lien externe - nouvelle fenêtre) (voir aperçu en figure 7), à téléconsulter ou télécharger sur InfoTerre. On peut les présenter succinctement.

  • m2a2. Formation de Cala di Labra (Miocène inférieur, plus précisément Burdigalien supérieur, soit un peu plus vieux que −15,97 Ma). Ce sont des calcaires récifaux avec des passées détritiques (sables, graviers, galets…) montrant un enrichissement progressif en carbonates avec le temps (on passe ainsi, de bas en haut, de strates de conglomérats ou de grès à des calcaires gréso-silteux puis à des calcaires bioconstruits et/ou bioclastiques plus purs).

  • m2-3P. Membre de Pertusato de la formation de Bonifacio (Miocène moyen, plus précisément Langhien inférieur, soit un peu plus jeune que −15,97 Ma). Il s'agit de sables et grès calcaires grossiers à fragments coquillers, montrant de nombreuses discontinuités érosives. Les dépôts du membre de Pertusato sont rapportés à un milieu de sédimentation en domaine de plateforme marine peu profonde soumise à une dynamique de houle et de vagues de tempêtes. Ils enregistrent une phase de bas niveau marin.

  • m2-3B. Membre de Bonifacio (un peu plus récent que le membre de Pertusato, mais appartenant toujours à la formation de Bonifacio d'âge Langhien inférieur). Épais de 50 à 80 m en falaises littorales, il est composé de calcarénites (issues de la diagenèse de sables calcaires), structurées en corps sédimentaires métriques à hectométriques, alternant avec des épisodes à stratification plus régulière, la partie supérieure montrant un enrichissement en carbonates. La diminution de la fraction détritique associée à un affinement de sa granulométrie peut signifier un éloignement progressif des paléorivages.

De nombreuses randonnées sur le causse et dans la ville de Bonifacio, de même qu'une traversée touristique en bateau (au retour des iles Lavezzi par exemple), permettent d'observer aisément de spectaculaires affleurements côtiers de ces grès calcaire du Miocène (figures 8 à 46).

L'observation détaillée du membre de Bonifacio (figures 11 à 25) montre que les calcarénites claires y sont structurées en grands corps sédimentaires décamétriques en 3D, dessinant de larges stratifications obliques entrecroisées dans les falaises. Cette disposition n'est pas issue d'une perturbation tectonique, mais bien du mode de dépôt sédimentaire, marqué par des courants changeant régulièrement de direction. Cela suggère un environnement marin de profondeur faible, dominé par l'action de courants de type courants de marées, avec des dunes hydrauliques se déplaçant sur le fond. D'autres stratifications entrecroisées d'origine comparable (d'ailleurs assez courantes dans les dépôts miocènes français), ont déjà été présentées sur Planet-Terre : Érosion alvéolaire dans des calcaires bioclastiques à Chinon (Indre et Loire) et Uzès (Gard) ; Étudier la sédimentation et l'érosion des grès en se promenant dans Strasbourg ; Les stratifications obliques du Miocène provençal, région de Fontaine de Vaucluse (Vaucluse) ; La carrière du Strangenberg, tectonique et sédimentation en bordure du fossé rhénan ; et jusque sur Mars avec Une leçon de sédimentologie martienne.

Ce mode de dépôt (figure 26) est très similaire à celui de dunes éoliennes, avec un fluide différent (courant marin au lieu du vent), dunes elles aussi largement étudiées sur Planet-Terre, par exemple dans les articles Stratifications éoliennes ; Les pseudo-dunes continentales de Sermoyer et la Truchère-Ratenelle ; La discordance hercyno-würmienne et la dune fossile de la Pointe du Tuf à Port-Cros ; ou encore dans plusieurs articles de la série sur le plateau du Colorado, notamment Les déplacements du fer dans les grès Navajo, plateau du Colorado (États-Unis d'Amérique).

Formation de dunes sous-marines, selon un mécanisme très similaire à celui donnant des dunes éoliennes
Figure 26. Formation de dunes sous-marines, selon un mécanisme très similaire à celui donnant des dunes éoliennes — ouvrir l’image en grand

Une dune typique a une pente douce et en voie d'érosion en amont, face au courant marin. Le sable arraché par le courant sur cette face amont retombe derrière la crête de la dune et forme une face "aval" très raide. Peu à peu, la dune avance, et du sable arraché en amont se dépose en couches parallèles à la pente sur la face aval, donc très inclinées (autour de 30°). L'érosion recoupe par une surface horizontale les dépôts plus anciens, qui sont en général des couches inclinées déposées en face aval quelques temps auparavant lorsque l'arrière de la dune était encore là. Si l'épaisseur érodée lors d'une marée est inférieure à l'épaisseur déposée lors de la marée précédente, et si le sens du courant s'inverse régulièrement, on observe le dispositif de stratifications entrecroisées montrées par les photos du membre de Bonifacio.

De nombreux phénomènes karstiques sont par ailleurs observables dans ces calcaires impurs : dolines, lapiaz, vallées sèches… Nous avons déjà pu voir des concrétions calcaires (alignements stalactitiques au niveau des joints entre certaines strates : figures 13, 16, 17, 25, 27 à 30, 34 et 41) ; des grottes sont également présentes en plusieurs endroits ( figures 29 à 34, et 35 à 38).

Affleurement immédiatement au Nord-Est du cap Pertusato, dans la Cala di Labra, vu depuis la mer
Figure 46. Affleurement immédiatement au Nord-Est du cap Pertusato, dans la Cala di Labra, vu depuis la mer — ouvrir l’image en grand

On observe ici les calcarénites du Miocène (en haut et à gauche de l'image) déposées sur le substratum hercynien formé de granitoïdes (littoral en bas à droite de l'image). Plus précisément, il s'agit ici pour les calcarénites du membre de Pertusato de la formation de Bonifacio à gauche de l'image, avec des strates blanches très nettes qui paraissent soit bien horizontales soit obliques vers la gauche (le Sud ici), et de la formation de Cala di Labra à droite de l'image, cachée sous la végétation. Quant aux plutons hercyniens, ce sont ici les mêmes granodiorites à biotite et amphibole que sur l'ile Lavezzo, avec un modelé arrondi bien distinct. La nature exacte du contact n'est pas évidente à cette distance. Il s'agit évidemment d'une discordance des roches sédimentaires miocènes sur les granites hercyniens pénéplanisés. Une lacune de près de 290 Ma sépare ces deux roches ! À noter que la discontinuité a aussi servi de guide pour des écoulements d'eau, avec une source captée au fond de la Cala di Labra.

Résumé de l'histoire érosive du causse de Bonifacio
Figure 47. Résumé de l'histoire érosive du causse de Bonifacio — ouvrir l’image en grand

Quelques repères bibliographiques