Article | 19/09/2019
Les rochers noirs (black boulders) du Parc national de Capitol Reef (Utah, États-Unis d'Amérique)
19/09/2019
Résumé
Origine volcanique des rochers noirs (black boulders), érosion et dépôt sous formes de terrasses sur des terrains variés.
Le Parc national de Capitol Reef (Utah, États-Unis d'Amérique) fait partie du plateau du Colorado, région géologique passionnante déjà largement abordée sur Planet-Terre. Nous avons eu l'occasion d'évoquer le parc lui-même à plusieurs reprises, notamment dans les articles Quelques déformations des roches globalement tabulaires du plateau du Colorado (États-Unis d'Amérique) et Waterpockets, potholes, et taffonis… superbes vacuoles érosives dans les grès du plateau du Colorado (États-Unis d'Amérique).
Rappelons simplement ici que ce parc comprend des paysages spectaculaires de désert d'altitude, écosystème associé à une biodiversité originale, des vestiges historiques et préhistoriques (pétroglyphes amérindiens notamment), et présente des caractéristiques structurales assez frappantes : le sous-sol est formé d'un empilement sédimentaire remarquablement tabulaire, très homogène, et quasi-continu du Permien au Crétacé (voire du Cambrien à l'Éocène en dehors des limites du Parc). Malgré une surrection “en bloc”, dont l'ampleur atteint 2000 à 3000 m, peu de déformations (failles, plis, chevauchements…) ont affecté les roches déposées depuis près de 600 Ma, ce qui explique les coupes naturelles exceptionnelles créées par l'érosion, en particulier au niveau des canyons. Une exception notable est le célèbre Waterpocket Fold (figure 21), structure monoclinale qui s'étend du Nord au Sud sur près de 150 km de long, et fait partie des points d'intérêt ayant justifié la création du Parc national de Capitol Reef (cf. Quelques déformations des roches globalement tabulaires du plateau du Colorado (États-Unis d'Amérique)).
Aujourd'hui, nous nous intéressons à une curiosité géologique : la présence dans les paysages du parc de nombreux rochers noirs (blacks boulders en anglais), blocs arrondis de dimensions décimétriques à métriques, qui ressortent de façon étonnante au milieu des roches sédimentaires blanches et rouges.
À (re)voir aussi concernant le plateau du Colorado
- Les discordances du Grand Canyon du Colorado (Arizona, USA)
- Monument Valley : grès et argiles, diaclases, érosion, mésas et buttes témoins, anciens volcans…
- Le Parc national de Canyonlands, la vallée de Betatakin… : reculées et mini-canyons du plateau du Colorado (USA)
- Bryce Canyon (Utah, USA), un musée des formes d'érosion torrentielle dans des argiles gréseuses plus ou moins indurées
- Pourquoi y a-t-il tant d'arches dans le Parc national des Arches (Utah, États-Unis d'Amérique) ?
- Deux exemples de perturbations environnementales le long du fleuve Colorado et de son plateau, États-Unis d'Amérique
- Quelques déformations des roches globalement tabulaires du plateau du Colorado (États-Unis d'Amérique)
- Waterpockets, potholes, et taffonis… superbes vacuoles érosives dans les grès du plateau du Colorado (États-Unis d'Amérique)
- Coulées de laves anciennes de type aa (en gratons) : Arizona, Canaries, Islande et Chaîne des Puys
L'observation rapprochée de ces rochers noirs révèle rapidement leur nature volcanique : il s'agit de blocs de basaltes et d'andésites, généralement faiblement altérés, et présentant des vacuoles et des cristaux plus ou moins développés (voir figures 8 et 24). Leur présence semble incongrue dans cet environnement géologique formé quasi-exclusivement de roches sédimentaires de couleurs bien différentes (calcaires de la formation Kaibab, grès silteux et argileux rouges de la formation Moenkopi, argilites grises de la formation Chinle, grès rouges massifs Wingate, grès plus bariolés et discontinus de la formation Kayenta, grès Navajo blancs et massifs, etc.) et où on n'observe aucun édifice volcanique, ni même de filons de roches magmatiques intrusives.
De plus, certains blocs présentent, au revers de leur face noire, une face blanche ou très claire (figures 7 et 8). Comment expliquer cet aspect dual étonnant ? Une observation plus détaillée de la face blanche des blocs met en évidence le fait qu'il ne s'agit que d'un encroutement de surface. Des croutes carbonatées (calcite, dolomite…) et/ou sulfatées (gypse…) se forment en effet dans les sols de ces régions arides par dissolution de divers minéraux par les eaux d'infiltration, puis dépôt en sub-surface sous l'effet de l'évaporation intense. Ces encroutements sont appelés caliche (terme issu de l'espagnol, courant mais ambigu), calcrete (terme anglais abréviation de calcite concrete, “béton calcaire”), traduit en français par « croutes calcaires » ou « calcrètes ». La face enfouie dans le sol des rochers noirs se couvre ainsi d'une fine couche blanche, mise en évidence si le bloc est retourné.
La forme arrondie de ces boulders indique un transport par de l'eau liquide ; leur masse parfois imposante suppose un transport sur de courtes distances (d'autant que les surfaces des blocs sont peu altérées), avec un hydrodynamisme très important. L'observation en plusieurs localités d'accumulations de ces rochers noirs va permettre de préciser les conditions de leur dépôt.
Tout d'abord, on peut remarquer leur position stratigraphique : ils recouvrent indifféremment toutes les formations sédimentaires du parc, d'âges permien à crétacé (figures 1 à 11). L'aspect peu altéré des blocs plaidait déjà en faveur d'un âge relativement jeune de ces roches volcaniques ; le principe de superposition démontre une mise en place sous forme de dépôts sédimentaires grossiers plus récente encore.
On trouve en outre une association des plus gros champs de boulders avec le réseau hydrographique : à proximité des vallées et canyons de la rivière Fremont, de ses affluents Sulphur Creek et Pleasant Creek, et au débouché des divers affluents mineurs intermittents (canyons creusés par les arroyos, ou oueds, à sec la plus grande partie de l'année) (figures 12 à 14). Enfin, lorsqu'ils sont amoncelés, ces rochers noirs forment de véritables terrasses alluviales marquées dans le paysage (autour de Fruita, par exemple, figures 14 à 19). Ces terrasses s'étagent à diverses altitudes, tantôt formant directement les rives des cours d'eau, tantôt dominant la rivière actuelle de plus de 150 mètres.
Ces terrasses constituent des surfaces horizontales clairement observables, donc en discordance angulaire avec les strates pentées des roches sédimentaires (grès et argiles mentionnés précédemment) affectées par la structure monoclinale du Waterpocket Fold. Cette discordance angulaire est un argument de plus en faveur de la mise en place récente des champs de roches noires, postérieure à la formation du Waterpocket Fold (pli peu précisément daté, mais qui affecte a minima des roches d'âge crétacé pour les plus jeunes présentes dans le parc).
L'âge des roches volcaniques constituant les boulders, ainsi que celui de formation des terrasses est donc récent. Des études radiochronologiques ont permis de dater les andésites et basaltes constituant les blocs sombres du secteur de Fruita à −20 à –25 Ma. Pourtant, aucun édifice volcanique ni filon de roche magmatique intrusive ne sont observables directement autour de Fruita, où ont été prises les photos les plus caractéristiques de ces terrasses. Le magmatisme tertiaire et quaternaire sur le plateau du Colorado est par ailleurs bien connu, avec des épisodes ponctuels de volcanisme important, dont les âges s'échelonnent de −45 Ma à l'époque actuelle (+1065 a pour l'éruption la plus récente, cf. Coulées de laves anciennes de type aa (en gratons) : Arizona, Canaries, Islande et Chaîne des Puys, et principalement autour de −28 à −35 Ma pour le Navajo Volcanic Field évoqué dans l'article Monument Valley : grès et argiles, diaclases, érosion, mésas et buttes témoins, anciens volcans…. Nous reviendrons sur les manifestations et origines de ce magmatisme du plateau du Colorado dans un prochain article (cf. Le magmatisme tertiaire et quaternaire du plateau du Colorado (États-Unis d'Amérique) exemple du Navajo Volcanic Field). Des filons (dikes, sills) de basalte sont d'ailleurs observables dans le secteur peu accessible de Cathedral Valley, assez loin au Nord de Fruita, mais toujours dans le Parc national de Capitol Reef. Ces basaltes de Cathedral Valley ont cependant été datés à −4 Ma. La source des boulders est donc à chercher ailleurs.
Des coulées de laves andésitiques et basaltiques âgées de −20 à −25 Ma couvrent justement les montagnes à l'Ouest et au Nord du secteur de Fruita, en dehors des limites du parc, notamment la bien nommée Boulder Mountain (figures 20 à 24), une portion du plateau d'Aquarius, et d'autres sommets proches comme Thousand Lakes Mountain. Ces plateaux volcaniques constituent les restes d'épanchements plus généralisés dans le Centre et le Sud de l'Utah (Marysvale Volcanic Field, essentiellement actif au milieu de l'ère Tertiaire, mais dont les plus récents évènements remontent à peine plus de 6 Ma), mais largement érodés depuis. La présence sous forme de terrasses des rochers noirs dans le Parc national de Capitol Reef, terrasses associées au réseau hydrographique existant, et la forme arrondie des rochers, traduit une érosion et un transport par l'eau liquide : crues éclairs (fréquentes lors de la période de mousson estivale dans ces milieux arides et semi-arides), coulées de débris, processus alluvionnaires classiques et possiblement glaciaires (lors des derniers cycles glaciaires, de petits glaciers d'altitude ont coiffé et érodé les reliefs volcaniques environnant le parc, laissant des moraines clairement identifiées ; des débâcles glaciaires auraient ensuite pu contribuer au transport des blocs de roches volcaniques arrachés aux sommets). La contribution des cycles glaciaires au transport des boulders reste aujourd'hui débattue, entre autres parce que les coulées de débris et les moraines peuvent avoir des allures très similaires, et que les deux phénomènes peuvent intervenir successivement.
Quoi qu'il en soit, la succession de plusieurs épisodes de sédimentation et d'incision aurait donc abouti, selon le phénomène classique, à l'étagement de plusieurs terrasses alluviales de rochers sombres, dont certaines dominent aujourd'hui de plus de 150 mètres les cours d'eau actuels. La rythmicité entre dépôt de sédiments et incision pourrait être guidée par une modification du niveau de base et un changement du régime hydrodynamique des rivières (en lien avec la tectonique et la surrection du plateau du Colorado), mais cela cadre mal avec l'absence de plissements observés dans ces terrasses ; ou encore plus vraisemblablement avec l'alternance des cycles glaciations / périodes interglaciaires (mécanisme “classique”, bien connu en Europe). La corrélation nette entre les terrasses fluviatiles dans plusieurs localités montre une origine commune, sous le contrôle d'évènements externes, probablement climatiques.
Pour aller plus loin, des chercheurs ont employé la méthode de datation d'exposition par isotopes cosmogéniques sur les boulders (production d'hélium 3 par les rayons cosmiques), dont l'accumulation dans les échantillons à dater permet de déterminer un âge d'exposition de ces rochers. La mise en place des terrasses proches de Fruita (visibles dans les figures 14 et 15) remonterait ainsi à 200 000 a environ seulement. Cela permet d'estimer une vitesse d'incision de la rivière Fremont dans ces dépôts à près de 0,4 mètre par millier d'années, un des taux les plus élevés du plateau du Colorado, preuve s'il en fallait de la vigueur de l'érosion dans ce secteur surélevé, soumis à des phénomènes climatiques extrêmes, et peu végétalisé.
Source - © 2018 D'après National Park Service, modifié
Cet article s'appuie en partie sur l'excellent ouvrage de vulgarisation de Morris et al. (2010) ainsi que sur les informations fournies par le Service des Parcs nationaux.
T.H. Morris, S.M. Ritter, D.P. Laycock, 2010. Geology Unfolded, an illustrated guide to the Geology of Utah's National Parks , BYU Press, 72 p.
National Park Service. Black Boulders, consulté le 02/09/2019
Pour aller plus loin.
D.W. Marchetti, T.E. Cerling, 2005. Cosmogenic 3He exposure ages of Pleistocene debris flows and desert pavements in Capitol Reef National Park, Utah, Geomorphology, 67, 3–4, 423-435
D.W. Marchetti, T.E. Cerling, J.C. Dohrenwend, W. Gallin, 2007. Ages and significance of glacial and mass movement deposits on the west side of Boulder Mountain, Utah, USA, Pal. Pal. Pal., 252, 3–4, 503-513
P.D. Rowley, H.H. Mehnert, C.W. Naeser, L.W. Snee, C.G. Cunningham, T.A. Steven, J.J. Anderson, E.G. Sable, R.E. Anderson, 1994. Isotopic Ages and Stratigraphy of Cenozoic Rocks of the Marysvale Volcanic Field and Adjacent Areas, West-central Utah, U.S. Geological Survey Bulletin, 2071 [pdf]
P.D. Rowley, C.G. Cunningham, T.A. Steven, H.H. Mehnert, C.W. Naeser, 1998. Cenozoic Igneous and Tectonic Setting of the Marysvale Volcanic Field and Its Relation to Other Igneous Centers in Utah and Nevada, in U.S. Geological Survey Bulletin, 2158