Article | 07/02/2019
Deux exemples de perturbations environnementales le long du fleuve Colorado et de son plateau, États-Unis d'Amérique
07/02/2019
Résumé
Perturbations environnementales liées aux activités humaines (exploitations minières, tourisme, barrages et gestion de l'eau) : visibilité, qualité de l'air, régime hydrologique et charge sédimentaire.
Table des matières
La géologie du Grand Canyon du Colorado et de la région environnante (plateau du Colorado) a déjà été abordée dans de précédents articles dont Bryce Canyon (Utah, USA), un musée des formes d'érosion torrentielle dans des argiles gréseuses plus ou moins indurées, Les discordances du Grand Canyon du Colorado (Arizona, USA), Le Grand Canyon du Colorado vu du ciel (Arizona, USA), Monument Valley : grès et argiles, diaclases, érosion, mésas et buttes témoins, anciens volcans…, Le Parc national de Canyonlands, la vallée de Betatakin… : reculées et mini-canyons du plateau du Colorado (USA), Waterpockets, potholes, et taffonis… superbes alvéoles érosives dans les grès du plateau du Colorado (États-Unis d'Amérique), Pourquoi y a-t-il tant d'arches dans le Parc national des Arches (Utah, États-Unis d'Amérique) ?, et Quelques déformations des roches globalement tabulaires du plateau du Colorado (États-Unis d'Amérique).
Il nous a paru intéressant de revenir sur l'emblématique Grand Canyon pour mettre en évidence deux perturbations environnementales[1] de son fragile écosystème désertique, toutes deux aisément observables lors de mon passage dans la région au mois d'août 2018 : perturbation de la transparence atmosphérique, et perturbation de l'hydrologie et la charge sédimentaire du fleuve Colorado.
Perturbation de la visibilité et de la qualité de l'air
Le Grand Canyon est une destination extrêmement touristique, réputée pour ses panoramas spectaculaires. À ce titre, la qualité de l'air (en termes de transparence optique notamment) est suivie de près par le Service des Parcs Nationaux (voir à ce sujet Park Air Profiles - Grand Canyon National Park). Elle peut fortement varier. Au début du mois d'août 2018, par exemple, la visibilité dans le canyon était assez médiocre. Ainsi les panoramas proposés ci-dessous sont-ils, quelque peu paradoxalement, caractérisés par une mauvaise netteté…
L'origine des variations de la transparence de l'atmosphère est bien sûr pour partie naturelle : le Grand Canyon constitue un point bas assez exceptionnel dans la région (respectivement 1300 et 1600 m plus bas que les rives Sud et Nord, cette dernière culminant à 2800 m d'altitude), une profonde vallée qui piège l'air froid et les nuages, parfois pendant de longues périodes. Une partie des bancs de brume visibles sur les figures ci-dessus peut donc être imputée à un brouillard froid matinal qui se dissipera au cours de la journée.
Les feux de forêt, réguliers dans les écosystèmes arides et semi-arides de l'Ouest Américain, font aussi partie des phénomènes naturels perturbant la visibilité. Ils produisent de grandes quantités d'aérosols, qui peuvent voyager sur des milliers de kilomètres et parfois s'accumuler dans le canyon, tant que le vent ne les chasse pas plus loin ou que les précipitations ne les font pas tomber au sol. En ce mois d'août 2018, un petit feu de broussailles était d'ailleurs actif au niveau de la rive Nord du Grand Canyon, mais son ampleur limitée ne saurait expliquer les abondantes particules fines présentes dans le canyon à cette date. En revanche, l'actualité de ce mois d'août 2018 était marquée par de très importants incendies forestiers dans plusieurs états comme l'Idaho, le Colorado et surtout la Californie, qui a alors connu des records historiques (voir Incendies de 2018 en Californie et figure 5). Les fumées de ces feux ont été dispersées sur une large partie des États-Unis (voir figures 6 et 7) et sont responsables d'une large part de la “brume” qui gênait la vue dans les figures 1 à 4.
Si les feux sont des perturbations naturelles des écosystèmes de l'Ouest Américain, si la gestion de ces feux forestiers a pu être maladroite autrefois (on a ainsi pu chercher à éteindre systématiquement tous les feux de broussailles dans les années 1970, une stratégie contre-productive à moyen terme car elle provoque l'accumulation de combustible – buissons, bois mort – qui finit par alimenter des incendies géants beaucoup plus destructeurs car impossibles à maitriser), il semble clair que le système est en train de basculer vers des incendies gigantesques beaucoup plus fréquents. La densité de population, avec une forte proportion de feux déclenchés par l'Homme, joue un rôle dans ce changement ; mais c'est principalement le réchauffement climatique qui bouleverse les écosystèmes et génère la récurrence renforcée de ces incendies géants.
Source - © 2018 Blake Scott / US Forest Service | |
Source - © 2018 NASA (satellite Terra, senseur MODIS) | Source - © 2018 NASA (satellite Terra, senseur MODIS) |
Outre les feux de forêt, une part des particules en suspension dans l'air peut aussi provenir de l'érosion des sols. Cette part difficile à estimer est sans doute minoritaire en temps normal, contribuant faiblement au « bruit de fond » optique, mais peut augmenter à la faveur d'évènements ponctuels de type tempête de poussière. Les sols des régions désertiques du plateau du Colorado sont en effet particulièrement fragiles. Ils sont fréquemment constitués d'encroûtements microbiens noirâtres (voir à ce sujet, par exemple, Biological soil crust, Biological Soil Crust of Southeast Utah, ou encore Biological Soil Crust Activity, et les figures 8 et 9) qui associent plusieurs espèces de bryophytes, de lichens, de mycètes et d'eubactéries, notamment des cyanobactéries dont les filaments et biofilms fixent les grains de sables, les limons, les argiles… Ces biosols sont peu épais, fragiles et lents à se former. Le simple piétinement, et à fortiori d'autres actions plus lourdes telles que le surpâturage, l'exploitation minière, le passage de véhicules hors des routes… endommagent les biofilms bactériens, accélèrent la désertification et libèrent les particules minérales piégées. Elles peuvent alors être remobilisées par le vent sous forme de nuages de poussières et contribuer à la baisse de visibilité à grande distance.
Historiquement, c'est surtout le surpâturage qui a conduit à une accélération de la désertification et de l'érosion des sols du plateau du Colorado avec les énormes troupeaux de bovins du XIXe et du début du XXe siècle supprimant une part du couvert végétal et piétinant les biosols. Certains modèles indiquent que dès la fin des années 1800, la charge de poussière émise par les sols dégradés par les humains dans le Sud-Ouest des États-Unis avait quintuplé, induisant divers effets sur la transparence atmosphérique mais aussi une diminution de l'albédo des neiges des montagnes Rocheuses, donc un réchauffement local et un raccourcissement de la durée de l'enneigement de plusieurs semaines.
Puis, à partir des années 1950, l'exploitation minière a été particulièrement dommageable pour les sols. Des dépôts économiquement intéressants d'uranium et de vanadium se rencontrent en effet, entre autres, dans le membre Salt Wash de la formation Morrison, d'âge jurassique, et dans le membre basal gréso-conglomératique Shinarump de la formation Chinle, d'âge triasique (figures 12 et 13). Il s'agit dans les deux cas d'alluvions déposées dans d'anciens chenaux fluviatiles, où l'uranium s'est concentré secondairement au niveau de micro-environnements réducteurs (car plus riches en débris organiques). Les minéralisations datent seulement du Cénozoïque : l'uranium étant assez soluble sous sa forme oxydée, il a dû être transporté par des fluides qui percolaient dans les roches poreuses jusqu'à précipiter sous sa forme réduite au contact de matière organique. Les premières exploitations datent de 1912, époque à laquelle le radium était recherché ; la production de vanadium a démarré en 1935 ; mais c'est dans les années 1950, suite à la seconde guerre mondiale et au projet Manhattan, et au besoin stratégique de développer une production nationale d'uranium, que l'activité minière a réellement augmenté. De très nombreuses pistes furent tracées durant cette période pour accéder aux dépôts d'uranium. L'exploitation déclina ensuite dans les années 1980, conduisant à l'abandon des pistes, des mines et de haldes (monticules de déchets d'exploitation minière) polluantes pour l'eau, les sols, l'air (poussières, gaz radioactifs), et parfois les constructions (utilisation de stériles comme matériaux de construction). Les restes de cette exploitation sont encore visibles dans le paysage, y compris dans les parcs nationaux où certaines pistes sont encore marquées 50 ans après l'arrêt de leur utilisation (voir figure 11), et le resteront sans doute pour plusieurs siècles.
Depuis la baisse du pâturage bovin et ovin et la diminution (provisoire ?) de l'exploitation minière de l'uranium dans la région, d'autres activités (exploitation de pétrole de schistes bitumineux, gaz naturel, charbons et autres combustibles fossiles) ont pris le relais. De nouveaux usages, notamment touristiques et récréatifs (par exemple l'usage de véhicules tout-terrains, la randonnée hors sentier…), ont pris une part prépondérante dans la dégradation des sols désertiques.
Source - © 2010 Nihonjoe - CC BY-SA 3.0 | |
D'autres perturbations anthropiques d'échelle régionale, voire nationale, peuvent enfin s'ajouter à l'érosion des sols et aux incendies forestiers : il s'agit de toutes les combustions humaines, depuis les moteurs à explosion des véhicules, les activités diverses des métropoles, et surtout les centrales thermiques au charbon. Plusieurs de ces centrales sont présentes sur le plateau du Colorado (où diverses mines exploitent activement le charbon), et restent un facteur de pollution atmosphérique, bien que des progrès aient été faits sur le traitement de leurs rejets.
Nous avons abordé toutes ces perturbations environnementales sous l'angle de leur impact sur la visibilité dans le Grand Canyon, mais on pourrait bien sûr les analyser avec d'autres grilles, par exemple en termes de conséquences sur la santé humaine (effets pulmonaires des polluants atmosphériques notamment), ou encore d'effets sur la végétation (dépôts de polluants et pluies acides), sur les rapaces et l'ensemble de la faune, sur l'altération des roches et la qualité des sols, sur l'agronomie régionale…
Abordons à présent un second exemple de perturbation humaine du fleuve Colorado : les changements de régime hydrologique.
Perturbation du régime hydrologique et de la charge sédimentaire du fleuve Colorado
Le fleuve Colorado, reconnu par les explorateurs européens à partir du XVIe siècle, n'a reçu son nom actuel que plus tard, et le doit étymologiquement à sa couleur rouge-brune. Pourtant, l'observation actuelle du fleuve montre des eaux essentiellement verdâtres (figures 18 à 20).
Pourquoi ce changement de couleur sur des temps historiques ? C'est la charge sédimentaire du fleuve qui donnait son aspect turbide aux eaux porteuses de sables, silts et argiles rouges. Cette charge était très importante historiquement du fait de la vigoureuse incision des cours d'eau dans le plateau du Colorado en surrection, et du climat marqué à la fin de l'été par de violents épisodes de précipitations entrainant des crues brutales, au fort effet érosif. Or la quantité de sédiments en suspension a fortement diminué, principalement du fait de la construction de très nombreux barrages sur le fleuve et ses affluents (figures 23 à 25). On peut imaginer ce qu'était la couleur naturelle du fleuve avant ces importants aménagements humains en observant de petits cours d'eaux moins aménagés de la région, par exemple le Petit Colorado, affluent à la forte turbidité encore bien visible au niveau du Grand Canyon (dernières photographies de l'article Le Grand Canyon du Colorado vu du ciel (Arizona, USA)) ou sur des photographies historiques du fleuve Colorado (figure 23). Cette baisse de charge sédimentaire permet le développement d'algues vertes qui contribuent au changement de teinte des eaux du fleuve, et diminue la force abrasive de ces dernières.
La baisse de charge sédimentaire s'accompagne en contrepartie de forts problèmes d'ensablement/envasement des barrages, dont l'espérance de vie ne dépasse pas quelques siècles, voire quelques décennies pour les estimations les plus pessimistes. De gros lâchers de barrage expérimentaux simulant des crues ont été tentés pour restaurer partiellement l'écologie du fleuve et désensabler les ouvrages, avec des résultats mitigés tant les perturbations initiales sont fortes.
Le régime hydrologique est en effet globalement très modifié : écrêtement des crues par les barrages (le débit naturel du Colorado pouvait varier auparavant de quelques m3/s à plusieurs milliers de m3/s sur une année), et perte nette du débit du fleuve (perte ayant atteint un tiers du débit entre 2002 et 2010 !). En aval du Grand Canyon, jusqu'au delta mexicain du fleuve, le bas Colorado est d'ailleurs largement asséché.
Le débit total du fleuve diminue pour de nombreuses raisons que nous ne pouvons détailler toutes, mais parmi lesquelles on peut citer :
- des prélèvements croissants pour les besoins des villes et de l'irrigation agricole. Le Colorado alimente en effet en eau potable plus de 35 millions de personnes. L'eau du fleuve alimente des villes comme Las Vegas, Phoenix, Los Angeles et San Diego, soutient une production d'électricité suffisante pour couvrir les besoins domestiques de 3 millions de personnes, et sert à irriguer 15 % des cultures états-uniennes. Le Sud-Ouest des États-Unis connait une croissance démographique et économique soutenue, qui a entrainé une augmentation des extractions d'eau ainsi que des conflits autour de cette ressource. La gestion très décentralisée et souvent dispendieuse de l'eau aggrave les tensions entre acteurs, états, et avec le Mexique voisin, parent pauvre de l'attribution de l'eau. On sait en particulier que les états des USA se sont partagé l'eau du fleuve sur la base du débit moyen constaté entre 1905 et 1925, période qui s'est révélée rétrospectivement, du fait de fluctuations climatiques naturelles, comme la plus humide en 800 ans. En conséquence, la ressource a été trop abondamment prélevée, notamment en Californie, de sorte que la partie mexicaine du fleuve est régulièrement asséchée, le fleuve n'atteignant plus la mer.
- une perte nette d'eau par évaporation et infiltration dans les aquifères. Cette perte est accrue par les lacs de retenue constitués au milieu du désert, en climat aride, et dans une géologie particulièrement perméable : grès Navajo poreux au niveau du lac Powell, par exemple. Certains auteurs estiment la perte d'eau induite par ce seul lac de retenue à près de 6 % du débit du Colorado, soit près de 3 % du volume du lac chaque année !
- baisse des précipitations, et changement du régime de fonte des neiges dans les Montagnes Rocheuses. Ce dernier point est d'ailleurs lié depuis le XIXe siècle au moins à une baisse de l'albédo des neiges, empoussiérées du fait de l'érosion des sols, déjà mentionnée en première partie… Le réchauffement climatique vient aggraver ce problème déjà ancien. On constate donc que les différentes problématiques écologiques régionales sont largement interconnectées.
Diminution du débit total et des crues, et baisse de la charge sédimentaire, se conjuguent pour faire chuter le pouvoir érosif du fleuve. Si on ajoute l'arrivée dans la ripisylve d'espèces invasives au puissant système racinaire telles que les tamaris (Tamarix ramosissima principalement), qui s'ajoutent aux espèces locales telles que les peupliers (Populus fremontii, cottonwood en anglais), on obtient une fixation des bancs de sables et une stabilisation des berges. Cela contraste avec les chenaux mouvants, peu végétalisés que connaissait autrefois le fleuve. Les éboulements dans le lit du fleuve sont dorénavant moins redistribués lors des crues (créant des rapides nouveaux, parfois dangereux pour les sports nautiques, surtout avec une eau glaciale…), et les dépôts de limons sont limités hors des lacs de barrage, faisant disparaitre certaines plages anciennes. Le régime hydrologique, la sédimentologie et l'écologie du fleuve Colorado sont donc très largement perturbées par l'Homme.
Ajoutons encore une température de l'eau très froide en aval des retenues : là où les eaux pouvaient varier entre 27°C en plein été et presque 0°C en hiver, les eaux relâchées par le barrage de Glen Canyon, par exemple, sont à une température constante de 8°C toute l'année (car pompées en profondeur dans le lac Powell à l'importante inertie thermique). Ce changement a entrainé la disparition de plusieurs espèces locales de poissons, remplacées par des espèces invasives et/ou introduites pour la pêche sportive, plus adaptées aux eaux froides et claires. On observe aussi une propagation de moules invasives dans de nombreux lacs de retenue.
Tous ces impacts environnementaux des barrages, malgré leurs intérêts pour la gestion des besoins en eau et en énergie renouvelable, et l'attrait récréatif des lacs de retenue, génèrent depuis la planification des travaux une contestation citoyenne importante.
Enfin, des problèmes croissants de pollution des eaux du Colorado se posent, surtout du fait de la « ruée vers l'énergie » de la fin des années 2000, qui ont connu une véritable frénésie de prospection, d'extraction et d'exploitation de ses ressources minières et énergétiques. Les exploitations anciennes ou actuelles de pétrole (issu surtout de schistes bitumeux), de charbon, de gaz naturel, d'uranium… dans le bassin versant du fleuve entrainent ainsi des risques importants de pollution.
À voir sur place
En plus de visiter le barrage de Glen Canyon et son usine hydro-électrique, il est possible d'admirer de superbes stratifications éoliennes dans la paroi du canyon, ainsi qu'une très belle dalle à contre-empreintes de reptiles du Jurassique inférieur exposée à l'entrée du petit musée du barrage.
Source - © 1962 U.S. Bureau of Reclamation
Source - © 2013 Shannon1 - CC BY-SA 4.0
Source - © 2013 Zoom d'après NASA - earth observatory
Une gestion environnementale complexe
À travers ces deux exemples limités, qui mériteraient certainement d'être approfondis bien davantage, nous avons pu entrevoir la complexité de gestion de l'environnement fragile des déserts de l'Ouest américain. L'aggravation du réchauffement climatique et des tensions démographiques, énergétiques et économiques dans la région n'incite guère à l'optimisme pour l'avenir. Nous constatons aussi l'interconnexion de tous les problèmes environnementaux, ce qui les rend plus difficiles à traiter sans une vision et une gestion régionale, nationale, voire internationale. Cela illustre enfin la limite du système des parcs nationaux, zones sanctuaires sensées être protégées de toute perturbation extérieure, mais qui ne peuvent échapper aux problèmes globaux ignorant les frontières, tels que la dispersion des polluants atmosphériques ou la hausse mondiale de l'effet de serre…
[1] Une « perturbation écologique » est un événement naturel ou anthropique, discret dans le temps, et qui engendre de la mortalité dans un écosystème. Ce dernier point n'étant pas étudié / développé dans cet article “géologique”, on parle de « perturbation environnementale ».