Image de la semaine | 19/11/2018
Waterpockets, potholes, et taffonis… superbes alvéoles érosives dans les grès du plateau du Colorado (États-Unis d'Amérique)
19/11/2018
Résumé
Marmites de géants, poches d'eau et taffonis : abrasion, dissolution, export en proportions variables sous l'action d'eau vive, stagnante voire de l'humidité.
Le Waterpocket Fold est un pli emblématique du Parc national de Capitol Reef (Utah, États-Unis d'Amérique) qui tient son nom d'un de ses flancs monoclinal riche en waterpockets, dénomination locale de poches d'eau temporaires creusées dans les grès, très fréquentes dans la région.
Une première interprétation serait de considérer les waterpockets comme des marmites de géant (potholes), structures déjà largement abordées sur Planet-Terre (cf. Les marmites de géant de Bourke le chanceux (Bourke's Luck Potholes), canyon de la Blyde River, Afrique du Sud, Les marmites de géant de la cascade du Sautadet, La Roque-sur-Cèze, Gard, Les pertes de la Valserine (Ain) et de l'Ain (Jura), Les paléomarmites de géant de Pointe-au-Pic (Québec), des marmites verticalisées par un impact).
En effet, malgré le climat aride qui domine sur le plateau du Colorado, l'eau liquide reste la force majeure d'altération et d'érosion dans la région. Les mois de juillet à septembre correspondent notamment à une période de “mousson” pendant laquelle la totalité des précipitations annuelles peut tomber en un seul ou quelques événements orageux. Ces violentes précipitations entrainent alors des crues éclairs dans le lit des arroyos (ou oueds : cours d'eaux temporaires), en particulier dans les étroits canyons aux parois verticales élevées. Fort courant et forte charge sédimentaire causent alors une puissante érosion mécanique. Le mécanisme classique impliqué dans la formation des marmites de géants peut jouer à plein : abrasion mécanique par les sables et graviers tourbillonnants, piégés au fond de dépressions ainsi peu à peu approfondies.
L'observation des poches d'eau temporaires ainsi formées sur le plateau du Colorado montrent qu'elles sont plus nombreuses dans les (divers) grès que dans toute autre formation rocheuse. Il est aisé d'imaginer que les argiles et autres roches tendres ne présentent pas la résistance suffisante pour que l'action érosive de l'eau courante puisse former de telles structures pérennes et à bords assez raides. Cela n'explique cependant pas pourquoi les waterpockets n'apparaissent pas, ou très rarement, dans d'autres roches dures telles que les granitoïdes et roches volcaniques qui sont occasionnellement présentes à l'affleurement dans la région. Le second mécanisme impliqué dans la formation des marmites de géant (notamment discuté dans l'article Les paléomarmites de géant de Pointe-au-Pic (Québec), des marmites verticalisées par un impact) peut alors être évoqué : dissolution des roches, lorsque leur nature chimique le permet (évaporites, calcaires…), préférentiellement au niveau des zones de tourbillons. En période sèche, l'eau qui perdure plus longtemps au fond des marmites qu'ailleurs poursuit cette dissolution préférentielle. Ce second mécanisme, qui fait donc intervenir des processus d'altération chimique plus que d'érosion mécanique, s'attaque ici au ciment calcaire des grès, et dissocie peu à peu les grains de sables. Ces grains individualisés peuvent alors être emportés par l'eau, ou par le vent quand les cours d'eau sont à sec (soit la majeure partie de l'année).
De plus, certains auteurs proposent un rôle complémentaire de la gélifraction pour désolidariser les grains (cycles gel/dégel de l'eau dans les fissures et dépressions des roches, et entre les grains de sable) et plus généralement des importants écarts thermiques de cette région désertique (pouvant dépasser 20°C en 24h). D'autres enfin ajoutent que des climats passés plus humides ont pu laisser une trace érosive dans le paysage aujourd'hui très sec.
Les observations de terrains montrent indéniablement des dépressions qui correspondent à ces deux mécanismes, et qu'on peut donc qualifier de marmites de géant stricto sensu.
Cependant, les observations montrent aussi des poches d'eau temporaires qui ne sont pas situées dans le lit d'arroyos, mais au niveau des arrêtes rocheuses, en position haute, ou sur des surfaces planes exposées. Les mécanismes précédents ne peuvent expliquer leur formation : il ne s'agit pas de marmites de géants creusées par l'eau courante. Ces waterpockets, de loin les plus fréquentes sur le plateau du Colorado, sont dues à des eaux de pluie stagnantes. En cela elles ressemblent à des formations karstiques où la dissolution progressive des ciments calcitiques joue seule le rôle d'agrandissement des dépressions.
On consultera à ce sujet les nombreux articles de Planet-Terre : Karst et érosion karstique, Structures rencontrées dans un karst, Un exemple de petit lapiaz : le lapiaz de Loulle (Jura), Le lapiaz de la Pierre Saint Martin (Pyrénées Atlantiques), l'un des plus grands lapiaz de France, Lapiaz à proximité de La Clusaz (73), Le bois de Païolive (Ardèche), un exemple de méga-lapiaz dolomitique, Le Désert de Platé (Haute Savoie), un lapiaz face au Mont Blanc et riche en fossiles, Un des plus beaux karsts tropicaux du monde, le lapiaz des Tsingy de Bemaraha, Madagascar, Ravines de dissolution dans des calcaires, Le karst des Burren (Irlande)…
Les grains de sable désolidarisés après la dissolution du ciment seraient emportés par le vent ou par du ruissellement temporaire. Toute dépression initiale, même infime, de la surface exposée des grès tend ainsi à s'approfondir peu à peu par dissolution préférentielle du ciment calcaire au niveau des waterpockets. De plus, même en dehors des périodes de pluie, les arènes qui s'accumulent dans les dépressions constituent un environnement plus humide que la roche nue environnante, ce qui accélère là aussi l'altération chimique. Un sol peut finir par se former, comme au fond des lapiaz en pays calcaire, accélérant encore l'altération (activité bactérienne, présence d'acides organiques et d'humus, production de dioxyde de carbone par les êtres vivants…).
Une différence majeure avec le mode de formation des lapiaz est cependant l'absence de drainage vers des fissures, sauf exception. Où disparait alors l'eau ? Elle perdure dans les dépressions quelques heures à quelques jours en général, puis finit par s'évaporer ou bien s'infiltrer entre les grains de sable, malgré l'absence de fissures macroscopiques. Les grès du plateau du Colorado sont d'ailleurs assez poreux : la porosité des grès Navajo atteint ainsi jusqu'à 30 %, ce qui est comparable à des sables non consolidés.
On observe par ailleurs en certains endroits un passage imperceptible de ces waterpockets au sens strict à des marmites de géant (potholes) stricto sensu, preuve sans doute que les mêmes processus de dissolution chimique, et non d'abrasion mécanique par des sables ou des galets tourbillonnants, jouent un rôle majeur dans la formation des marmites au fond des arroyos comme dans la création des waterpockets en position haute.
Pourquoi ces poches d'eau se forment-elles si fréquemment sur le plateau du Colorado ? Cela tient à l'abondance des grès propices à leur mise en place, et au climat aride ou semi-aride, qui apporte assez de pluie, sur une période restreinte, pour altérer les roches, mais suffisamment peu pour ne pas éroder trop rapidement les surfaces de grès et aplanir et faire disparaitre ces structures temporaires.
Remarquons que les waterpockets peuvent occasionnellement évoluer à la manière d'un réseau karstique grossier, en créant des dépressions de taille croissante, des fissures profondes, voire des cavités souterraines rudimentaires. Dans certains cas, si une telle dépression inhabituellement large se forme en bordure d'une falaise, elle peut finir par en perforer la paroi, générant une arche rocheuse. C'est un mécanisme complémentaire de celui évoqué comme origine des très nombreuses arches du Parc national des Arches pour lesquelles un mécanisme faisant intervenir travées rocheuses préexistantes et tectonique salifère est invoqué, comme nous le verrons la semaine prochaine.
Remarquons pour conclure que le mécanisme à l'origine des waterpockets – une amplification de l'altération (puis de l'érosion) au niveau de zones initialement légèrement déprimées ou poreuses (petites dépressions…) qui concentrent l'humidité – est assez proche de celui mis en cause pour la formation des taffonis. Ces derniers correspondent, sensu lato, à des alvéoles creusées dans des parois plus ou moins verticales partout où les zones de faiblesse de la roche sont érodées préférentiellement. Plusieurs mécanismes sont invoqués pour expliquer leur formation, certains dépendant directement d'un environnement côtier (taffonis sensu stricto, causés par les embruns), d'autres non.
On pourra relire avec intérêt les multiples articles de Planet-Terre évoquant des taffonis : Les taffonis du Cap de Creus (Espagne), de la côte de Namibie et de l'île d'Elbe, Les taffonis dans les andésites de Terre-de-Bas des Saintes (Guadeloupe), Quand les grès de l'Éocène inférieur (Yprésien) du Pays basque espagnol (Mont Jaizkibel) imitent le gothique flamboyant, Érosion alvéolaire dans des calcaires bioclastiques à Chinon (Indre et Loire) et Uzès (Gard), Les phyllades du fort de Brégançon (Var) et leurs taffonis, Un des plus beaux karsts tropicaux du monde, le lapiaz des Tsingy de Bemaraha, Madagascar, Quand l'érosion alvéolaire fabrique des taffonis géants et emboîtés, et fête la Saint Valentin, Uluru (Australie)...
Or les grès du plateau du Colorado présentent en de nombreux endroits de spectaculaires taffonis. On peut donc voir les waterpockets comme une situation intermédiaire dans un continuum érosif qui irait des marmites de géant sensu stricto aux taffonis sensu lato, c'est-à-dire d'une abrasion chimio-mécanique essentiellement assurée par des eaux courantes (généralement intermittentes) à une altération presque purement chimique surtout causée par l'humidité ambiante…
Une référence pour en savoir plus sur les processus érosifs du plateau du Colorado :
A.D. Howard, R. C. Kochel, 1988. Introduction to cuesta landforms and sapping processes on the Colorado Plateau, in Sapping Features of the Colorado Plateau, A.D. Howard, R.C. Kochel, H.R. Holt (eds), NASA SP‑491, 6‑56