Image de la semaine | 10/05/2021
Les terrasses fluvio-lacustro-glaciaires du plateau de Louze, Chanas (Isère)
10/05/2021
Résumé
Quand un glacier coupe un fleuve et forme un lac. Moraines et dépôts fluvio-lacustres marquant l'avancée extrême d'un glacier alpin, le glacier de la Bièvre-Valloire.
La semaine dernière, nous avons vu des terrasses fluvio-lacustres en Himalaya (Les terrasses fluvio-lacustres de l'Himalaya, Ladakh indien). Il n'est pas nécessaire d'aller si loin pour voir l'“intérieur” de tels objets géologiques. À 45 km au Sud de Lyon, une excavation a été creusée dans les années 1990 pour y installer des bâtiments d'une entreprise spécialisée dans le conditionnement des fruits. Cette excavation permet de voir de quoi est constituée une belle terrasse, extrémité Sud d'un plateau, le plateau de Louze. La notice de la carte géologique 1/50 000 de Serrière décrit ainsi cette formation : « Gy1, Moraine du stade de Louze. […] Ce stade et rattaché au Günz ou au Mindel. […]. Ce stade est l'avancée maximum du glacier de la Bièvre-Valloire qui venait alors buter contre le Massif Central et formait un barrage au Nord duquel existait un lac. Le plateau de Louze correspond donc à une formation glacio-Iacustre. »
La légende de la carte géologique Lyon 1/250 000 appelle cette formation « FGw : Dépôt fluvio-glaciaire mindélien » (attribution différente ou du moins plus restreinte que celle de la notice du 1/50 000). Alors dépôts morainiques, dépôts lacustres, dépôts fluvio-glaciaires… ?
Rappelons que la glaciation de Günz est la plus vieille des quatre glaciations alpines “classiques” définies il y a plus d'un siècle, suivie des glaciations du Mindel, du Riss et enfin du Würm. Cette terminologie définie au Sud de l'Allemagne à la fin du XIXe est une simplification, et n'est pas facilement applicable partout, en particulier en Bas Dauphiné. Les corrélations entre les différents stades représentés par telle moraine ou telle terrasse et les quatre glaciations classiques (plus quelques autres définies au cours du XXe siècle) n'est pas facile. La glaciation la plus étendue pourrait correspondre à la longue phase froide qui culmine vers 400 000 a BP (Günz ancien à Mindel selon la terminologie classique). On l'appelle aussi Maximum d'Englacement du Pléistocène moyen (ou MEG, Most Extension Glaciation) si on suit les auteurs anglo-saxons, ou également la « Möhlin glaciation », nom proposé par les auteurs suisses. Discuter des corrélations entre ce stade de Louze et les différentes glaciations alpines avec leurs différentes terminologies n'a pas sa place dans cet article. Il suffit de savoir que ce stade de Louze est le plus distal des témoins glaciaires du Bas Dauphiné, et serait contemporain de la MEG.
Rappelons aussi en quoi consistent les dépôts morainiques. Maurice Gidon dans son site Geol-Alp les définit ainsi : « Les caractéristiques principales des dépôts morainiques sont l'hétérométrie et le désordre des éléments que l'on y rencontre. "Hétérométrie" : les éléments sont de tout calibre, depuis les colloïdes argileux jusqu'à des gros blocs (parfois plurimétriques), en passant par les graviers et les cailloux de toutes tailles. De plus les éléments arrondis se mêlent sans distinction aux éléments anguleux. Dans le Bas Dauphiné une partie des éléments arrondis correspond à des galets arrachés aux conglomérats du bedrock molassique. Une autre partie, sans doute la plus importante, est due à l'incorporation des apports latéraux par les cours d'eau descendant des pentes de la vallée glaciaire. "Désordre" : les éléments sont de nature et donc de provenances très diverses ; ils ne sont pas triés ni organisés en strates mais mélangés en vrac et en proportions variables d'un point à un autre. »
Nous allons regarder différents aspects révélés par cet ancien front de taille pour en tirer le maximum de conclusions possibles (après seulement 10 minutes derrière cet entrepôt), et replacer ces conclusions dans ce qu'on sait de l'histoire pléistocène du Sud de la région lyonnaise.
La formation « Gy1 : Moraine du stade de Louze » n'est donc pas une moraine “intacte” déposée telle quelle sur les bords ou au front d'un glacier. Il s'agit d'alternances de différents types de dépôts, (1) sédiments déposés par des courants rapides quand ceux-ci ralentissaient (niveaux de galets), par exemple au niveau d'un delta torrentiel arrivant dans un lac, d'un torrent arrivant dans une “plaine”, d'une rive convexe d'un méandre… (2) de sédiments déposés dans un milieu très calme, par exemple un lac, le bras mort d'une rivière... et, bien sûr, (3) de tous les intermédiaires possibles.
Comment s'intègrent tous ces éléments dans ce que “disent” les cartes géologiques ?
La carte géologique au 1/250 000 distingue 16 types de formations glaciaires, fluvio-glaciaires, péri-glaciaires… datant du pré-Mindel au Würm. Ces 16 types de formations couvrent une grande surface entre le Rhône et les Alpes (cf. fig. 15). La notice de la carte géologique de Serrières donne (page 16) une carte du secteur de Chanas où sont indiqués tous les arcs morainiques (moraines frontales et début des moraines latérales) laissés sur place lors des différents retraits et non détruits par les glaciations suivantes ; ils sont indiqués sur cette carte par les symboles Gy1 (le plus vieux) à Gy5 (le plus jeune). Lors des différents maximums glaciaires, le glacier de l'Isère, débouchant des Alpes entre Chartreuse et Vercors, se dirigeait vers le Rhône par ce qui est maintenant la plaine de la Bièvre-Valloire. D'après ce schéma, le plus distal de ces arcs morainiques, Gy1 (stade de la Louze dû à la MEG), se situe juste au niveau de Chanas et barre complètement la vallée du Rhône. C'est au Nord de ce glacier de la MEG et de son arc morainique appuyé à l'Ouest sur le Massif Central et à l'Est sur le plateau molassique de Bonnevaux que se situe l'affleurement de cet article. Selon cette interprétation, ces dépôts se seraient formés dans un lac plus ou moins temporaire et en cours de comblement. Ce lac aurait été alimenté en eau et en sédiments (1) par le Rhône venu du Nord, (2) par des petits cours d'eau venu du Massif Central et du plateau de Bonnevaux, (3) par des torrents sous-glaciaires issus du glacier principal.
Source - © 2021 BRGM - Géoportail, modifié
Source - © 2018 S. Coutterand, modifié |
À quoi pouvait ressembler “en vrai” ce lac de Louze au Pléistocène moyen, qui, suivant les saisons ou les années, pouvait être soit un lac permanent, soit une plaine basse inondée seulement pendant les périodes estivales de fonte des neiges et des glaces et où “méandraient” des bras des cours d'eau ? Pour essayer de le savoir, il suffit d'appliquer le bon vieux principe de l'actualisme et de chercher sur Terre des régions où il y a actuellement des grands glaciers pouvant barrer des vallées et engendrer des lacs. Google Earth permet cette recherche en survolant les bords des calottes et autres champs de glace actuels du globe (cf. Survoler les champs de glace de Patagonie et leurs environs). Et bien que comparaison ne soit pas raison, voici des images d'un glacier groenlandais à l'origine de quatre lacs dont deux ne sont pas sans rappeler ce qu'on peut imaginer du paléo-lac de Louze car partiellement envahis par des deltas torrentiels. Et il se trouve qu'après avoir trouvé ce glacier en suivant toute la côte groenlandaise sur Google Earth, je me suis rappelé que j'avais survolé ce secteur lors d'un vol sur une ligne régulière de Paris à Phoenix. En fouillant dans mes vieilles photographies, j'ai retrouvé une vue où, malgré des nuages, on voit, mieux que sur Google Earth, le glacier barrant la vallée, le lac ainsi créé, un torrent constituant un delta presqu'au front du glacier barrant la vallée… Un équivalent actuel du paléo-lac de Louze ?
Les affleurements naturels montrant ces sédiments fluvio-lacustro-glaciaires sont rares à Chanas. Mais des travaux peuvent ici ou là montrer de belles coupes, souvent temporaires. Cela a été le cas en 2015-2016 où une excavation a entaillé le versant de la terrasse pléistocène pour y construire une maison et sa cour attenante. Cet affleurement est maintenant dans une propriété privée, masqué et est invisible depuis la route. Il est à 300 m à l'Est du premier affleurement (punaise rouge sur la figure 2). C'est dommage que cet affleurement soit désormais invisible et sans doute en cours de végétalisation et de dégradation. On y voyait en effet la base des terrains fluvio-lacustro-glaciaires (les mêmes que dans les photographies 1 à 14) mais aussi le substratum sur lequel ces terrains se sont déposés.
Ce substratum est constitué de terrains marins datant du Pliocène inférieur. La notice de la carte géologique au 1/50 000 les décrit ainsi : « P1M. Pliocène inférieur marin. Il est essentiellement représenté par des argiles grises, localement micacées et sableuses. […]. Elles forment le substratum de la plaine du Rhône, d'une partie de la Bièvre-Valloire. […] À Chanas, différenciation d'un faciès argileux et sableux, lité, avec des bivalves dont Abra rhodanica. Ces sédiments marins pliocènes correspondent au remplissage du canyon messinien du Rhône (Miocène supérieur) par la mer pliocène qui re-remplissait la Méditerranée asséchée au Messinien » (cf. La crise de salinité messinienne en Méditerranée).