Image de la semaine | 26/11/2018
Pourquoi y a-t-il tant d'arches dans le Parc national des Arches (Utah, États-Unis d'Amérique) ?
26/11/2018
Résumé
Diapirisme salifére, fracturation tectonique dans des grès perméables et érosion sous climat aride : une évolution érosive passant par des arches.
Il existe des arches de pierre et autres ponts naturels en de nombreux endroits sur Terre, par exemple le célèbre Pont d'Arc enjambant l'Ardèche ; mais un endroit au monde rassemble un nombre impressionnant d'arches naturelles : le Parc national des Arches (Arches National Park), s'étendant sur 300 km2 environ en Utah, où plus de 2 000 de ces structures sont recensées. Comment expliquer une telle concentration ?
Pour comprendre l'origine de cette élégante morphologie, il faut d'abord distinguer, comme les géologues américains, les ponts des arches. Si un pont naturel s'explique, comme dans le cas emblématique du Pont d'Arc sur l'Ardèche, par l'érosion due à un cours d'eau, une arche au sens strict n'est pas associée à un écoulement de rivière actuel ou passé. Commençons par observer plusieurs arches très photogéniques situées dans le Parc national des Arches avant de comprendre les mécanismes impliqués dans leur formation.
L'observation de ces diverses arches spectaculaires du Parc national des Arches est riche en informations. On constate d'abord que les roches impliquées sont principalement trois couches sédimentaires appartenant au groupe de San Rafael, d'âge jurassique. Il s'agit, de la plus ancienne à la plus récente (donc de bas en haut dans la pile sédimentaire) :
- Du membre Dewey Bridge de la formation Carmel, constitué d'argiles et de silts déposés dans un ancien système littoral de réseaux fluviatiles et de plaines d'inondation. Son épaisseur va de 6 à 30 m. Cette formation imperméable mais aisément érodable constitue fréquemment le niveau de base des arches (cas des figures du secteur des Fenêtres). Son aspect perturbé, froissé, bien visible sur les figures précédentes, correspond à la déformation des sédiments encore meubles et mal consolidés lors du dépôt des couches suivantes.
- Du membre Slickrock des grès Entrada, correspondant à un ancien champ de dunes éoliennes côtières. Il s'agit de grès siliceux massifs, à grain fin et à ciment calcaire, d'épaisseur allant de 60 à 160 m, et de couleur rouge sombre. La majorité des arches sont sculptées dans cette roche, bien visible sur toutes les figures précédentes (partie supérieure massive et homogène des arches des figures 4 à 8 notamment).
- Du membre Moab de la formation Curtis, dans lequel sont aussi creusées certaines arches. Il s'agit de grès issus du remaniement marin des grès Entrada précédents, dont ils diffèrent notamment par une couleur plus pâle. Son épaisseur varie de 20 à 30 m. La formation Curtis, comme les grès Entrada, résistent bien à l'érosion et forment donc souvent des parois abruptes dans le parc.
On constate ensuite que la base des arches correspond souvent à une discontinuité stratigraphique : dans le secteur des Fenêtres, par exemple (figures 3 à 8), il s'agit du contact stratigraphique entre la formation Carmel imperméable et les grès Entrada plus perméables. Mais la base des arches ne correspond pas forcément à une discontinuité géologique aussi marquée. Elle peut simplement être un plan plus imperméable au sein des grès Entrada ou Curtis (cas des figures 1, 2 et 9), par exemple une lentille, ou une strate continue, plus riche en argile.
Par ailleurs, les milliers d'arches recensées sur tout le plateau du Colorado ne s'inscrivent pas toutes dans les grès Entrada ou Curtis (voir figures 10 et 11 à titre d'exemple montrant que d'autres grès peuvent convenir) ; ces couches sont donc favorables, mais pas exclusives pour la constitution d'arches.
Enfin, les grès Entrada sont largement retrouvés dans l'Est de l'Utah, en dehors du Parc national des Arches, mais ne constituent pas systématiquement des arches. Au sein même du parc, les arches sont concentrées autour de certaines zones fracturées qui bordent des structures effondrées comme la Salt Valley. Il existe donc un phénomène tectonique guidant l'érosion de ces grès pour produire des arches.
Par ailleurs, on observe que les arches sont généralement (mais pas systématiquement, ce qui suppose des mécanismes complémentaires pour certaines arches…) des perforations latérales dans des “murs” rocheux naturels de plus grandes dimensions. Ces travées rocheuses évoluent en différents stades aisément visualisés dans le parc (figures 12 à 20). Elles commencent par de simples rayons esquissés par des fractures subverticales parallèles allongées dans les grès, s'individualisent peu à peu lorsque l'érosion élargit les fractures, peuvent dans certains cas être percées latéralement par des arches naissantes (on considère communément que le terme d'arche est réservé à des ouvertures dépassant le mètre, mais tous les stades antérieures existent naturellement) puis grandissant par poursuite de l'érosion et effondrements gravitaires, voient enfin certaines arches âgées s'effondrer laissant place à des pinacles seuls (les anciens piédestaux des arches) puis finissent par être totalement nivelées. Ainsi les arches ne sont qu'un stade, certes spectaculaire, de l'évolution érosive des grès dans ce climat désertique (figure 22).
L'érosion elle-même est dominée par une altération par les eaux de pluie, qui dissolvent le ciment calcaire des grès et isolent ainsi les grains de sable. Le climat aride (moins de 25 cm de précipitations par an, concentrés sur les mois de “mousson” (juillet à septembre) permet une altération météorique à la fois assez vigoureuse pour élargir les fissures et percer les arches, et assez lente pour ne pas les détruire et aplanir l'ensemble trop rapidement.
Les cycles de gel/dégel, et, d'une façon générale, les très importants écarts thermiques (pouvant dépasser 20°C en 24h dans ce désert d'altitude), participent sans doute à l'élargissement des fissures par les changements de volume induits. Le vent a sans doute un rôle érosif en participant à l'usure des roches dures et au déblaiement des particules fines. Finalement la gravité participe à l'agrandissement puis à la destruction des arches (figure 22).
Source - © 2011 National Park Service
En résumé, comme le montre la figure ci-dessus, un réseau de fractures verticales préexistant semble avoir guidé l'érosion et donc permis d'individualiser les travées de grès. La présence de niveaux plus imperméables aurait ensuite limité la pénétration des eaux de pluie, qui, en stagnant à la base des travées, auraient alors pu perforer les murs, ébauchant des arches ensuite peu à peu agrandies, affinées… et finalement effondrées, laissant des ouvertures, des pinacles et des blocs au sol. Quant à la position précise des perforations, elle peut intervenir au niveau de zones plus sensibles à l'érosion, soit qu'elles soient moins bien indurées ou cimentées, soit parce que les fractures tectoniques s'y concentrent et préparent là encore le terrain à l'altération des grès (figures 23 à 25).
On peut ainsi replacer la concentration d'arches de l'Arches National Park dans un cadre explicatif : sa mise en place a nécessité, outre les bonnes strates rocheuses, des conditions climatiques favorables à une érosion particulière, et surtout un dense réseau de fractures grossièrement parallèles (ainsi que leur accumulation locale, expliquant à plus petite échelle la position précise des arches). Quelle est l'origine de ces fractures ?
L'observation en vue aérienne du Parc national des Arches, par exemple à l'aide de Google Earth, permet de visualiser de façon remarquable les réseaux de fractures subverticales impliqués dans la formation des travées rocheuses et des arches.
Les fractures à l'origine des travées et des arches sont donc associées à la Salt Valley et à d'autres structures tectoniques plurikilométriques associées, comme la Cache Valley ou la faille de Moab (à l'entrée du parc, c'est-à-dire au Sud-Ouest de la Salt Valley ; dont nous reparlerons bientôt (cf. Quelques déformations des roches globalement tabulaires du plateau du Colorado (États-Unis d'Amérique)), localisation par kmz de la faille de Moab). Si ces fractures ne sont pas superficielles (traversant souvent plusieurs formations rocheuses et s'étendant latéralement sur des dizaines voire des centaines de mètres), leur étude détaillée montre qu'il s'agit de fractures d'extension, avec des mouvements cisaillants souvent limités à quelques centimètres. Elles ont été formées par déformation cassante des grès lors d'une phase de bombement, puis d'effondrement, d'anticlinaux centrés sur la Salt Valley et la vallée de Moab plus à l'Ouest. Ces anticlinaux ont un cœur formé de sels, sels peu visibles en surface car rapidement dissouts par les eaux de pluie, même en climat aride, lorsqu'ils sont exposés.
Ces sels sont des évaporites déposées au Carbonifère Supérieur (Pennsylvannien, entre −320 et −300 Ma) dans le bassin de Paradox, une mer intérieure régulièrement asséchée. Leur épaisseur initiale dépasse les 1 500m. L'augmentation de pression et de température causée par l'accumulation des sédiments ultérieurs (dont les grès, silts et argiles du groupe de San Rafael d'âge jurassique) a provoqué la migration de ces sels ductiles et peu denses qui ont formé des dômes hauts de 3 000 m, longs de 110 km et larges de 5 km le long de failles parallèles, à l'emplacement actuel de la Salt Valley et de la vallée de Moab. Les diapirs ont donc progressivement poussé vers le haut les roches sédimentaires ultérieures (cette tectonique salifère avait déjà démarré depuis longtemps et se poursuivait lors du dépôt du groupe de San Rafael), d'où une déformation relativement locale (pendage des roches limité aux flancs des anticlinaux) et une fracturation limitée aux bordures de ces structures, et grossièrement parallèle à l'axe des anticlinaux. L'orogenèse Laramide, autour de −60 Ma, a sans doute joué un rôle complémentaire dans le plissement des anticlinaux initiés par diapirisme. Enfin, la surrection régionale du plateau du Colorado depuis 15 Ma et l'érosion subséquente des roches recouvrant ses sels les a exposés aux précipitations et aux infiltrations. Leur dissolution en subsurface a provoqué l'effondrement des bordures de grès des anciens anclinaux, agrandissant ou créant de nouvelles familles de fractures. Cette tectonique polyphasée se poursuit encore aujourd'hui, comme le montrent les déformations des sédiments quaternaires de la Salt Valley.
Les très nombreuses arches du Parc National sont donc apparues grâce à la combinaison d'une tectonique particulière, essentiellement salifère, et d'une érosion spécifique (figure 28).
Source - © 2018 D'après H.H. Doelling (2001) repris dans Morris, Ritter et Laycock [1], modifié
Notons, pour conclure, que ces sels de la formation Paradox sont exploités en une mine de potasse (mélange de chlorures, essentiellement halite - NaCl - et sylvite - KCl) le long du fleuve Colorado, au Sud-Ouest du Parc national des Arches et de la ville de Moab : l'Intrepid Potash Mine. Cette mine conventionnelle de sylvite (KCl) ouverte en 1961 par la Texas Gulf Sulphur Company, subit le 27 août 1963 une explosion de méthane à 1 000 m de profondeur, qui piégea 25 mineurs dont seuls 7 survécurent. Cette mine fut par la suite transformée pour exploiter les sels par dissolution – évaporation : l'eau du Colorado est injectée dans les couches souterraines d'évaporites, se charge en sels, puis les saumures ainsi obtenues sont repompées et laissées dans de vastes bassins d'évaporation. Ces bassins sont colorés pour capter plus efficacement la lumière solaire. Le climat local aride permet ainsi l'exploitation des sels de potassium (notamment comme engrais). Ces bassins colorés sont bien visibles sur les images satellites à proximité de Moab, une image assez surprenante pour qui ignore leur nature et leur rôle.
Cet article s'appuie en partie sur l'excellent ouvrage de vulgarisation de Morris et al. (2010) ainsi que sur les informations fournies par le Service des Parcs nationaux.
T.H. Morris, S.M. Ritter, D.P. Laycock, 2010. Geology Unfolded, an illustrated guide to the Geology of Utah's National Parks, BYU Press, 72 p.
National Park Service, Why are there so many arches at Arches?, consulté le 07/11/2018
Pour aller plus loin.
K.M. Cruikshank, A. Aydin, 1995. Unweaving the joints in Entrada Sandstone, Arches National Park, Utah, U.S.A, Journal of Structural Geology, 17, 3, 409-442 [pdf]
K.M. Cruikshank, A. Aydin, 1994. Role of fracture localization in arch formation, Arches National Park, Utah, GSA Bulletin, 106, 7, 879-891
Un autre exemple de tectonique salifère sur Planet-Terre : Le diapir de gypse triasique de Lazer, Hautes Alpes.