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Les Dentelles de Montmirail (Vaucluse), des couches de calcaires jurassiques verticalisées par un diapir de Trias
15/11/2021
Résumé
Diapirisme évaporitique verticalisant des couches calcaires mises en relief par érosion différentielle.
Beaumes-de-Venise, Vacqueyras, Gigondas, Rasteau… tant de noms qui ne laissent pas insensibles les amateurs de vins. Mais comme souvent, là où il y a intérêt œnologique, il y a aussi intérêt géologique. Visibles (et signalées) depuis l'autoroute reliant Lyon à Marseille, à l'Ouest du Mont Ventoux, deux de ces vignobles, Beaumes-de-Venise et Gigondas, sont dominés par des couches verticalisées, dégagées et découpées par l'érosion différentielle, couches appelées « Dentelles de Montmirail ». Ces morphologies racontent une histoire commencée il y a 250 Ma et qui se poursuit aujourd'hui entre mer du Mésozoïque et tectonique provençale. Ce sont ces éléments que cet article propose d'aborder.
Les Dentelles de Montmirail, visibles dans un ensemble de reliefs appelé Massif de Suzette, du nom d'une localité, sont en réalité constituées par trois ensembles de calcaires verticalisés orientés globalement Ouest-Est : au Nord, le Grand Travers (ou Dentelle du Cayron-les-Trois-yeux, point culminant 592 m), au centre, les Dentelles sarrasines (ou Chaine de Gigondas, point culminant 618 m) et, au Sud, le Grand Montmirail prolongé à l'Est par la Chaine du Clapis (point culminant, 553 m). Dominant les vignes, les calcaires du Jurassique terminal (Portlandien) affleurent avec un pendage vertical. L'érosion de ces couches a donné cet aspect déchiqueté particulièrement reconnaissable.
Le caractère saillant du calcaire composant les dentelles dans le paysage peut s'expliquer par une altération différentielle, les roches stratigraphiquement au-dessus (Crétacé inférieur) et au-dessous (Jurassique) étant constituées de carbonates plus meubles comme des marnes et alternances marno-calcaires, elles ont été beaucoup plus altérées et érodées et constituent donc des points bas qui suivent les variations de lithologies.
Autre lithologie visible et importante dans le Massif de Suzette : le Trias (notamment sur la route D90 entre Lafare et Suzette) est intensément déformé et est caractérisé par des argiles dolomitiques riches en gypse, des dolomies transformées en cargneules et des calcaires dolomitiques. Ces lithologies sont rapportées au Muschelkalk et au Keuper du Trias. Le contact entre le Trias et les autres lithologies montre de nombreuses déformations relatives à la mise en place de l'affleurement qui sera détaillée par la suite. Le gypse a été exploité localement pour la fabrication de plâtre (en Provence, la majorité du gypse exploité est plutôt le gypse oligocène lacustre, cf. Figures de dissolution, de recristallisation et de tectonique dans les gypses de l'Éocène terminal / Oligocène basal de Mormoiron, bassin de Carpentras, Vaucluse).
Après ce passage en revue des lithologies et morphologies, reste donc à expliquer plusieurs points de l'histoire de la zone : 1) les milieux de dépôts de ces différentes roches et 2) les causes de la verticalisation de couches mésozoïques.
Dans la région, au Nord du Ventoux, mais non visible dans les Dentelles de Montmirail, le Crétacé supérieur des falaises de Piolenc a fait l'objet d'un article de Planet-Terre (cf. La falaise de Piolenc (Vaucluse) : les stratifications obliques les plus « vues » (à défaut d'être les plus visitées) de France).
Les roches composant le Massif de Suzette présentées jusque-là témoignent de la sédimentation mésozoïque et de la bordure de l'océan alpin. Le Trias évaporitique et carbonaté témoigne d'un milieu lagunaire à marin peu profond. Les calcaires micritiques du Jurassique terminal témoignent d'un milieu marin calme (donc plus profond sous la zone d'action des vagues) et les alternances marno-calcaires crétacées montre des variations de ce niveau marin et un milieu encore plus profond.
Des fossiles marins typiques du Mésozoïque peuvent être observés dans ces différentes roches comme des coquilles d'ammonites (parfois pyritisées, par exemple, dans la région, Ptychophylloceras semisulcatum) ou des rostres de bélemnites.
D'un point de vue paléogéographique, cette zone correspond au Crétacé inférieur à la limite Sud du bassin vocontien (voir aussi le stratotype de la limite Valanginien-Hauterivien pour d'autres types de dépots dans Les alternances marno-calcaires, les slumps et le GSSP (Global boundary Stratotype Section and Point) de la base de l'Hauterivien (Crétacé inférieur) de La Charce (Drôme)) témoignant d'une zone fortement subsidente sur la marge passive de l'océan alpin situé à l'Est.
La surrection des dentelles est, elle, le jeu d'un diapir associé à la faille de Nîmes. L'étude des cartes géologiques à 1/50 000 d'Orange et de Vaison-la-Romaine permet de préciser quelques aspects des relations spatiales et temporelles (complexes !) entre les différentes roches de la région et les pendages observés.
Le Trias du Massif de Suzette est en contact tectonique avec l'Oligocène et le Miocène et le surmonte à plusieurs endroits. Le Trias intensément déformé et de nature évaporitique ainsi que la forme sub-circulaire de sa remontée plaident pour un style de déformation particulier : une remontée sous forme de diapir. Ce diapir est appelé « diapir de Suzette » ou encore « diapir de Suzette-Gigondas » et fait partie des diapirs du bassin du Sud-Est (diapir de Propriac au Nord, diapir de Lazer/Laragne-Montéglin dans les Hautes-Alpes, cf. Le diapir de gypse triasique de Lazer, Hautes-Alpes).
Avant de rentrer plus en détail dans les mécanismes de remontée diapirique et les âges de remontée du diapir, il faut noter la localisation particulière du diapir de Suzette-Gigondas et sa relation avec une des structures majeures de Provence : la faille de Nîmes. Cette faille présente encore actuellement une sismicité active.
Un diapir est une remontée de roche dans une faille sous forme d'un “panache” de roche solide. Ces structures se forment généralement au sein de failles. Les évaporites (gypse, sel) peu denses (masse volumique de 2000 kg/m3) et peu visqueuses (1017 à 1019 Pa.s) et ductiles à faible profondeur remontent par effet de densité et par la pression exercée par les roches au-dessus qui favorisent la remontée dans la zone faillée par effet de surcharge. Ces structures sont assez classiques de la tectonique extensive en domaine évaporitique même si certaines structures appelées aussi diapirs peuvent se former en contexte compressif (comme les diapirs à l'origine des « glaciers de sels » du Zagros, voir ci-dessus).
Les évaporites jouent le rôle de niveau de découplage tectonique. Ici, ce niveau se localise entre le socle anté-triasique et la couverture sédimentaire mésozoïque et cénozoïque. Les études de sismique montrent que la tectonique depuis le Mésozoïque a affecté uniquement les sédiments et pas le socle : ce type de tectonique est appelé “tectonique de couverture” (en anglais thin-skinned tectonics par opposition à la tectonique affectant le socle thick-skinned tectonics, en français “tectonique de socle”).
L'âge de la mise en place de ce diapir est un problème complexe qui ne semble pas totalement clair dans la bibliographie. Des fragments des roches du Trias sont retrouvés en faible volume dans les roches détritiques de l'Oligocène ce qui montre que dès cette époque le Trias était à l'affleurement mais pas avec un relief permettant une grande quantité de clastes dans les roches détritiques. Des datations de feldspaths néoformés de manière synchrone à la tectonique ont donné des âges de 37 à 33 Ma (fin Éocène-début Oligocène). Le contexte reconstitué par Casagrande et coll. (1989, [2]) en analysant les sédiments oligocènes du Massif de Suzette et leur prolongation Nord-Est dans le bassin de Malaucène est celle d'un graben bordé par la faille de Nîmes et formé à l'Oligocène. Cette extension s'inscrit dans les phénomènes d'extension cénozoïque à l'origine des structures comme le Fossé rhénan, les Limagnes ou le Bassin d'Alès. Par endroit le Trias recoupe en chevauchement l'Oligocène et est retrouvé en éléments figurés dans le Miocène ce qui plaide pour une extrusion du diapir postérieure à l'Oligocène. Cette extrusion pourrait être associée à la tectonique compressive alpine au Miocène comme en témoigne la géométrie des structures. La seconde remontée, exacerbant les structures, reprenant les failles normales en failles inverses et conduisant à la formation des “dentelles” telles qu'observées actuellement daterait de cette période et serait liée à une constriction de la base du diapir et à l'inversion tectonique du graben oligocène. La faille de Nîmes étant une faille sismiquement active, la remontée diapirique pourrait être associée à d'autres types de phénomènes comme un glissement gravitaire de la couverture sédimentaire sur le niveau de découplage formé par les évaporites du Trias et un mouvement en bloc des terrains provençaux (ici entre la faille de Nîmes et la faille de Salon) qui expliquerait la remontée diapirique dans cette zone.
Ces épisodes tectoniques sont localement visibles dans certains tectoglyphes comme des marches de calcite qui permettent de préciser localement la direction (pour les stries) et le sens (pour les marches) du mouvement des blocs.
D'autres diapirs ont été abordés par Planet-Terre, notamment au Pays basque espagnol (cf. Exploitation du sel de sources salées sortant d'un diapir de Trias dans les montagnes basques).
À noter que le diapirisme (et plus largement la tectonique salifère anciennement appelée “halocinèse”) revêt une importance dans le domaine de la prospection pétrolière puisque les diapirs de sels (notamment sur les marges africaines de l'Atlantique) constituent des pièges structuraux (roches couvertures ou cap rocks) et que ce sel peut constituer une zone de stockage artificiel d'hydrocarbures comme à l'étang de Lavalduc dans les Bouches-du-Rhône (cf. Les cristallisations de halite (NaCl) dans et autour de l'étang de Lavalduc, Bouches du Rhône).
Les Dentelles de Montmirail sont aussi réputées pour deux vignobles des Côtes du Rhône Sud présents à leurs pieds : Beaumes-de-Venise et Gigondas. Parmi les cépages utilisés dans les rouges, il y a le grenache, la syrah et le mourvèdre. Beaumes-de-Venise est aussi réputé pour ses muscats. Les vignobles de Beaumes-de-Venise poussent dans les gypses du Trias et sur les carbonates du Jurassique. Les vignobles de Gigondas poussent notamment sur le Jurassique et le Crétacé entre les Dentelles de Montmirail.
Le lecteur souhaitant poursuivre une revue plus exhaustive des relations entre géologie et vignoble pourra consulter le livre Terre de vignes de Charles Frankel [7].
Bibliographie
P. Monier, C. Cavelier, 1991. Notice explicative de la feuille Vaison-la-Romaine à 1/50 000, BRGM, 55 p.
L. Casagrande, J. Andrieux, J.-L. Morel, 1989. Le massif de Suzette (Vaucluse) : l'inversion tectonique d'un graben oligocène, Géologie de la France, 3, 3-12 (accès libre)
V. Perthuisot, N. Guilhaumou, 1983. Les diapirs triasiques du domaine Vocontien ; phases diapiriques et hydrothermales en domaine périalpin, Bull. Soc. géol. France, 7, XXV, 3, 397-410 [pdf]
X. Le Pichon, C. Rangin, Y. Hamon, N. Loget, J.Y. Lin, L. Andréani, N. Flotte, 2010. Geodynamics of the Southeast Basin, Bull. Soc. Géol. France, 181, 6, 477-501
C. Rangin, X. Le Pichon, Y. Hamon, N. Loget, A. Crespy, 2010. Gravity tectonics in the SE Basin (Provence, France) imaged from seismic reflection data, Bull. Soc. Géol. France, 181, 6, 503-530
C. Rousset, R. Fournier, 2018. Guides géologiques – Vaucluse, Omnisciences, 256p.
C. Frankel, 2013. Terre de vignes, Point Seuil, 304p.