Article | 04/05/2015
Les évaporites de la Vallée de la Mort (Californie)
04/05/2015
Résumé
La Vallée de la Mort (Death Valley), ses croûtes de sels, ses borates et ses dunes en quelques lieux incontournables : playas de Badwater, Devil's Golf Court, Mesquite Flat Sand Dunes et Zabriskie Point.
Table des matières
- la Vallée de la Mort, une vallée aride de la province géologique du Basin and Range
- Les précipitations dans Death Valley
- Deux exemples de formation évaporitiques dans la Vallée de la Mort stricto sensu : Badwater et Devil's Golf Course
- Les gisements de borates de Zabriskie Point
- L'exploitation minière des borates dans la Vallée de la Mort
la Vallée de la Mort, une vallée aride de la province géologique du Basin and Range
Le Parc national de la Vallée de la Mort (Death Valley National Park), est situé à l'Est de la Sierra Nevada, à cheval sur les états de Californie et du Nevada. Avec plus de 13 600 km2, il s'agit du deuxième plus grand parc national américain après le Parc national de Wrangell - Saint-Élie en Alaska. Il est entièrement situé dans la province géologique du Basin and Range. Cette vaste région est caractérisée par une extension continentale à l'origine de blocs basculés définissant des chaînes de reliefs parallèles (horsts) séparées par de profondes vallées (grabens). On y trouve donc, à peu de distance, de hauts sommets (par exemple le Mont Whitney, 4 421 mètres, dans la Sierra Nevada) et des dépressions marquées (notamment le point le plus bas du continent Nord-américain, Badwater, 85 mètres sous le niveau de la mer, dans la Vallée de la Mort stricto sensu).
Toute la région du Grand Bassin au cœur du Basin and Range (Figure 1) est endoréique. Les précipitations y sont très faibles (climat continental aride), du fait des reliefs orientés Nord-Sud qui retiennent les masses d'air humides venues de l'océan Pacifique, à l'Ouest. Deux curiosités de cette région géologique ont déjà été présentées sur Planet-Terre, les sliding stones (cf. Les sliding stones (pierres qui glissent) de Racetrack Playa, Californie) et le lac Mono (cf. Le lac Mono, un site d'intérêt exceptionnel pour les naturalistes), et quelques figures (4, 19 et 33) locales rappellent l'existence de volcanisme acide dans la région et illustrent une Chronologie relative : galerie d'images commentées.
La Vallée de la Mort au sens strict est un rift orienté Nord-Sud au cœur du parc national de même nom. Elle présente les caractéristiques les plus extrêmes du secteur. La tectonique extensive y a démarré à l'Éocène, a sans doute délimité un profond fossé dès l'Oligocène, et reste active aujourd'hui. Ceci explique les reliefs abrupts : la Vallée, proche du niveau 0, est en effet bordée par le chaînon Amargosa, à l'Est, qui culmine au Grapevine Peak (2 663 m), et le chaînon Panamint, à l'Ouest, qui culmine au Telescope Peak (3 368 m). Le record de température sur Terre y a été enregistré le 10 juillet 1913 à Furnace Creek avec 56,7 °C (température de l'air sous abri). Le taux d'humidité de l'air peut chuter à 3% en été, et les vents chauds sont fréquents en raison de l'effet de fœhn, ce qui augmente encore la sensation de sécheresse de l'air. Le nom morbide de la région (transposé dans de nombreux autres toponymes comme Funeral Peak (Pic des Funérailles), Coffin Peak (Pic du cercueil), Dante's View (Vision de Dante[1]) Devil's olf Course (Terrain de Golf du Diable), etc) est dû aux premiers colons qui pénétrèrent dans la région en 1849 : un groupe de chercheurs d'or qui ne survécut qu'à grand peine dans la vallée.
Les précipitations dans Death Valley
La moyenne des précipitations dans la Vallée de la Mort est de moins de 5 cm/an. Elles sont légèrement plus abondantes sur les reliefs avoisinants, du fait de l'effet de fœhn déjà mentionné. Lorsque des pluies se produisent, généralement en hiver, elles provoquent un ravinement important et forment des cours d'eau temporaires qui débouchent dans la vallée. Des lacs transitoires peuvent alors apparaître. Au cours de leur trajet, les eaux de ruissellement et d'infiltration dissolvent divers sels. Ces sels sont concentrés par l'importante évaporation, qui atteindrait plus de 3 m/an dans la vallée. Ce chiffre est cependant assez théorique : l'eau n'y est jamais aussi abondante, et les saumures s'évaporent en réalité bien plus difficilement que l'eau pure. Les cours d'eau temporaires et divers points d'eau de la région sont donc généralement d'une salinité élevée, souvent impropres à la consommation, ce qui se retrouve dans les toponymes Amargosa (littéralement : « [eau] amère » : le goût de certains sels, comme le sulfate de potassium, est en effet très désagréable), Badwater (« mauvaise eau »), Salt Creek (« ruisseau salé »), etc. Ces sels seront ensuite déposés au fond de la vallée lors de l'évaporation des lacs temporaires, formant des évaporites. Le bassin versant de la Vallée de la Mort couvre plus de 23 000 km2, d'où des apports importants malgré la faiblesse des précipitations annuelles (un rapide calcul donne plus d'1 km3/an de précipitations sur cette étendue).
Deux exemples de formation évaporitiques dans la Vallée de la Mort stricto sensu : Badwater et Devil's Golf Course
Badwater, à 85 m sous le niveau de la mer (punaise jaune sur la figure 4), offre un exemple de playa caractérisée par une croûte de sel (essentiellement du chlorure de sodium). Les sels, plus ou moins bien cristallisés, sont régulièrement remaniés par les apports en eau (météoritique, de ruissellement et d'infiltration). On y observe même en plein mois d'août des saumures, sans doute alimentées par des sources, mais dont le temps d'évaporation est aussi très allongé par la concentration élevée en sels. Le dépôt d'évaporites aurait débuté à Badwater il y a 10 000 ans environ, au sein d'un lac ayant atteint au moins 3 m de profondeur (ce que démontrent des plages fossiles de graviers). Ce lac aurait été quasi-permanent entre 5 000 et 3 000 ans BP, à la faveur d'une période plus humide et peut-être de changements dans le réseau hydrographique. Les milieux évaporitiques sont en effet très sensibles aux changements environnementaux, qui ne manquent pas de survenir dans un contexte tectonique actif et climatique extrême. Les indices manquent souvent pour reconstituer le détail de ces variations à brève échelle de temps, d'autant que les sels sont aisément remaniés après leur dépôt, effaçant les phases les plus anciennes. Des rives fossiles suggèrent d'ailleurs ici un lac plus important encore au Pléistocène (parfois appelé Lac Manly), qui aurait atteint 100 m de profondeur.
Sur ces terrains saturés en sels, aucune végétation n'est présente, et la faune est rare et discrète.
Autre curiosité visible à Badwater, les fentes à "extrusion" de sels. La croûte de sel est par endroit fendue (type fentes de dessiccation) et les fentes sont non pas creuses mais en relief, relief formé de sel. Ces bordures de sel, parfois déformées, indiquent certainement une succession de déshydratations, cristallisations, réhydratations. Un assèchement poussé, par exemple, peut provoquer des fentes de type fentes de dessiccation. Ces fentes peuvent agir comme des drains latéraux dans lesquels les saumures arrivent, s'évaporent et déposent des sels. Lors d'épisodes ultérieurs de réhydratation, la croûte de sel et/ou les argiles sous-jacentes gonflent, referment les fentes et expulsent alors les sels déposés.
Source - © 2011 Lordship_CT sur panoramio, modifié | Source - © 2010 Richard E. Elliott sur panoramio, modifié |
Source - © 2007 Blue Cap sur panoramio, modifié |
Devil's Golf Course (terrain de golf du diable, punaise verte sur la figure 4), montre un aspect plus torturé de l'ancien fond du lac Manly. Les sels y sont fortement mêlés de dépôts argileux sculptés en formes fantasques de hauteur décimétrique. Le nom est tiré d'une plaisanterie : seul le diable pourrait jouer au golf sur un tel terrain ! Le terrain de golf du diable est légèrement surélevé par rapport à Badwater, et n'est donc plus inondé aujourd'hui en cas d'orage. La présence d'eau temporaire mais avec drainage latéral explique sans doute la disparition par dissolution et export progressif de la croûte de sel blanche. On a vu que les croûtes de sel et le substratum argileux (voir, ci-dessus, les bordures des playas) peuvent être parcourus de fentes et découpés en blocs car soumis à des variations volumiques répétées (alternances hydratation/déshydratation). Si on ajoute la possibilité de drainage latéral, l'export du sel s'explique mais aussi une possible érosion des particules fines, morceaux de blocs... par l'écoulement de l'eau, voire par le vent en l'absence de croûte protectrice et de végétaux.
Dans la Vallée de la Mort, le sel joue souvent le rôle de ciment qui agglomère sur de grandes épaisseurs les matériaux détritiques arrachés aux reliefs environnants. Le transport éolien de grains de sable est donc limité par le sel, malgré la rareté des végétaux souvent responsables de la fixation des matériaux meubles. Ainsi, la formation de dunes continentales est-elle plutôt rare dans la vallée. On peut tout de même en observer en quelques localités du parc, notamment à Mesquite Flat Sand Dunes (punaise blanche sur la figure 3), au Nord-Ouest de la Vallée de la Mort stricto sensu.
Les gisements de borates de Zabriskie Point
À l'une des entrées de la Vallée de la Mort, à Zabriskie Point (punaise bleue sur la figure 4), s'étend un paysage de badlands spectaculaires. Le site tient son nom d'un ancien directeur de la Pacific Coast Borax Company qui exploita des gisements dans ce secteur au début du XXèmesiècle. Il a également servi de décor au film homonyme de Michelangelo Antonioni, en 1970. À Zabriskie Point, l'érosion a attaqué des dépôts lacustres datés du Mio-Pliocène, formés d'une alternance plus ou moins régulière de calcaires (souvent de type travertins, ou tufs calcaires), d'argiles et de grès plus ou moins conglomératiques. La cyclicité des dépôts pourrait être liée à la tectonique apportant plus ou moins de matériaux détritiques depuis le chaînon Amargosa voisin, ou plus vraisemblablement à des variations climatiques saisonnières. Les débris volcaniques sont par ailleurs fréquents dans les sédiments : cendres et lapillis mêlés aux sédiments, brèches volcaniques... La formation est coiffée par un niveau plus franchement volcanique, datant de 5 à 3 Ma BP, avec des coulées basaltiques indurées ayant protégé en partie la formation de l'érosion. On trouve à plusieurs niveaux des dépôts de borates interstratifiés. Ces sels de bore variés ont subi diverses recristallisations et transformations diagénétiques qui effacent en partie l'histoire de leur dépôt primaire. Il semble que la forme de dépôt initiale soit l'ulexite (appelée aussi « pierre télévision ») très hydratée (NaCaB5O9, 8 H2O), ensuite transformée en colemanite moins hydratée (Ca2B5O11, 5 H2O), et dans une moindre mesure en probertite (NaCaB5O7(OH)4, 3H2O).
Le lac, dit lac de Furnace Creek, où ces dépôts ont eu lieu, se serait étendu entre 9 et 5 Ma BP, donc avant la formation du lac Manly (la topographie du secteur était sans doute différente à l'époque, avec une dépression moins prononcée à l'emplacement de la Vallée de la Mort actuelle). Il s'agissait sans doute d'un petit bassin continental, avec une aire drainée de plus petite dimension que le bassin versant actuel de la Vallée de la Mort. Cette condition est essentielle pour expliquer que les dépôts de borates ne soient pas dilués par d'autres sels plus fréquents, comme les chlorures et sulfates de calcium, potassium et magnésium bien plus usuels. De même, la participation d'eau de mer est à exclure, sa chimie assez constante ne permettant pas le dépôt exclusif de borates (cf. à ce sujet Pourquoi la mer est-elle salée ? de F. Albarède et Pourquoi la mer est-elle salée ? de P. Thomas).
Le bore est en effet rare à la surface de la Terre : autour de 10 ppm en moyenne dans la croûte continentale, 5 ppm dans la croûte océanique, autour de 4,5 ppm dans les eaux océaniques. Il est encore plus rare à l'intérieur de la Terre, car très incompatible avec le réseau cristallin des silicates, du fait de son rayon ionique élevé (le seul silicate courant contenant du bore dans sa formule stoechiométrique est la tourmaline). Il peut en revanche être concentré par la différenciation magmatique dans les roches éruptives acides. Il atteint ainsi 100 ppm dans certaines roches volcaniques andines, expliquant les dépôts actuels de borates évaporitiques dans les salars d'Uyuni (Andes boliviennes) et de l'Homme mort (Andes d'Argentine). Extrêmement soluble, il ne précipite que dans des saumures très concentrées. Pour toutes ces raisons, les dépôts évaporitiques de borates ne se produisent que dans des contextes continentaux (lacs salés), comme les sulfates, carbonates et silicates de sodium, leur présence dépend étroitement des conditions du bassin (nature des roches contenues dans le bassin versant, caractéristiques du système de drainage...). Ces dépôts nécessitent de plus une forte aridité, ce qui n'est pas le cas pour toutes les évaporites, formées dans des contextes de déficit hydrique variés.
On retrouve bien ici un contexte volcanique en partie acide, avec des cendres abondantes dont le lessivage peut fournir les borates précipités ensuite dans le lac de Furnace Creek. Des rhyolites très fracturées et altérées sont associées aux dépôts volcano-lacustres décrits plus haut. Divers affleurements volcaniques ou volcano-sédimentaires sont visibles aux alentours, notamment d'âge miocène sur la route des artistes (Artist's Drive, voir figures ci-après). La présence de travertins calcaires et de failles majeures (faille de Furnace Creek) à proximité des gisements de borates plaide de plus en faveur d'une origine partiellement hydrothermale des dépôts. Le contexte extensif, avec une croûte continentale faillée, amincie, anormalement chaude, et la présence d'une chambre magmatique à environ 15 km de profondeur, offre toutes les conditions pour la mise en place d'une convection hydrothermale qui dissout en profondeur les borates et les redépose en surface par évaporation.
À propos des évaporites, dépôts de sels, figures de dissolution... on pourra (re)lire Comment se forment les roses des sables ?, Des sulfates sur Mars : analyses et indications de présence passée d'eau liquide à propos des évaporites martiennes, Pseudomorphoses de sel, Micro-figures de dissolution dans du sel dans le désert d'Atacama, Filonnets de gypse fibreux, près de l'oasis de Siwa (Égypte), La fleur de sel, une forme cristalline de la halite (chlorure de sodium), lien avec les trémies et cubes de sel, Empreintes anciennes de halite (pseudomorphoses) en Afrique du Sud et milieux actuels de sédimentation d'évaporites en Égypte et en Grèce.
L'exploitation minière des borates dans la Vallée de la Mort
L'histoire minière dans la Vallée de la Mort débuta dès le XIXème siècle, et comprit plusieurs ruées vers l'or et faillites spectaculaires associées à des villes fantômes. Les borates, eux, furent découverts à Furnace Creek (près de Zabriskie Point) en 1881. Peu après, William T. Coleman (qui donna son nom à la colemanite citée plus haut), construisit à proximité l'usine Harmony Borax. Elle employa jusqu'à 40 hommes en même temps, produisant deux tonnes et demi de borax par jour pendant les mois les plus frais de l'année. Le borax était transporté par des attelages de vingt mules vers la côte californienne. Ces attelages furent largement utilisés par la publicité (par exemple pour des savons au borax), même après l'arrivée d'une ligne de chemin de fer, et sont restés le symbole romantique de l'industrie du borax dans l'Ouest sauvage. L'extraction minière à Furnace Creek se termina pourtant dès 1888 par une faillite de Coleman. La Pacific Coast Borax Company et ses successeurs reprirent l'exploitation des borates en divers points de l'actuel parc national. Elle se poursuivit jusqu'en 2005 (fermeture de la dernière mine souterraine en activité à l'intérieur du parc, dont le puits reste visible sur la route qui mène à Dante's View).
Les borates continuent d'être extraits en d'autres localités des USA (deuxième pays producteur mondial derrière la Turquie, et devant la Russie, l'Argentine et le Chili). Le bore est utilisé dans l'industrie du verre (plus de 50%), par exemple pour fabriquer le "Pyrex", les fibres optiques ou encore la laine de verre isolante, il sert aussi dans l'industrie des produits nettoyants (le bore joue souvent le rôle d'agent blanchissant), des produits ignifugeants, des émaux, et comme additif dans les engrais. En Californie au XXème siècle, l'extraction se faisait in situ : de l'acide sulfurique dilué était injecté dans la couche à borates, la solution ainsi enrichie en bore était pompée, puis mise à réagir avec de la chaux pour obtenir du borate de calcium pur. Cette activité provoquait des rejets polluants et des nuisances pour le paysage (carrières à ciel ouvert en plusieurs points du parc, par exemple), et fut donc de plus en plus critiquée à mesure que la Vallée de la Mort évolua vers un espace naturel protégé et un site récréatif et touristique.
Le secteur de Furnace Creek, site de la première exploitation minière des borates, resta un point de chute central pour les visiteurs de la Vallée de la Mort, et continue de l'être aujourd'hui, notamment avec l'hôtel Furnace Creek Inn and Ranch Resort (voir figure 10) et le Visitor Center proche.
Source - © 1936 Burton Frasher / Pomona Public Library, modifié
Merci à A. Lapierre pour sa contribution désintéressée à cet article.
[1] Dante Alighieri (1265-1321), poète italien, est l'auteur de la Divine Comédie considérée comme la première grande œuvre littéraire écrite en italien. Dans ce poème en 100 chants, le personnage principal, Dante, parcourt successivement l'Enfer puis le Purgatoire avant d'atteindre le Paradis. Dans le chant introductif, Dante gravit une colline illuminée par le Soleil pour sortir de l'Enfer. Les vices, sous forme d'animaux féroces, entravent son cheminement. À la vue d'une louve symbolisant l'avarice, Dante tombe d'effroi en arrière et dévale le long de la pente. La vue sur la Vallée de la Mort a dû saisir d'effroi les premiers Occidentaux arrivés sur place ; de cette vision dantesque découle certainement le nom donné au lieu offrant ce point de vue.