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Image de la semaine | 12/10/2020

Le Cloup d'Aural (Lot), les phosphatières du Quercy et leurs “trésors” paléontologiques

12/10/2020

Pierre Thomas

Laboratoire de Géologie de Lyon / ENS de Lyon

Olivier Dequincey

ENS de Lyon / DGESCO

Résumé

Une série d'archives paléontologiques ponctuelles dans un environnement phosphaté en remplissage de karst.


Depuis le fond du Cloup d'Aural (commune de Bach, Lot) – Moulage de fossile de Cadurcotherium cayluxi

Figure 1. Depuis le fond du Cloup d'Aural (commune de Bach, Lot) – Moulage de fossile de Cadurcotherium cayluxi

Le Cadurcotherium cayluxi (= le cadurcothère de Cahors, Oligocène) est de la famille des Amynodontidae, famille éteinte de mammifères périssodactyles qui ressemblaient aux hippopotames. Le fossile est dans la position dans laquelle auraient pu le trouver les mineurs du XIXe siècle.

Cette dépression est totalement artificielle et date de la deuxième moitié du XIXe siècle. À l'origine, il s'agissait d'une dépression karstique (qui pouvait ressembler à l'actuel gouffre de Padirac) qui s'est formée au Paléocène (−66 à −55 Ma). Cette dépression a été complètement remplie et colmatée durant l'Éocène-Oligocène (entre −50 et −25 Ma) par des argiles riches en nodules de phosphates, puis recouverte par des calcaires lacustres au Miocène inférieur (vers −20 Ma). Depuis, cette région des Causses, dite du Causse de Limogne, est un plateau calcaire entaillé par des vallées comme celle du Lot et rien ne trahissait en surface la présence de ce paléo-gouffre rempli d'argiles riches en phosphates. Ce gouffre fut complètement excavé et vidé entre 1870 et 1886. Classé Réserve naturelle nationale d'intérêt géologique en 2014, Il fait partie du Parc naturel régional des Causses du Quercy, labellisé Géoparc mondial Unesco depuis 2017. Il est aménagé pour la visite depuis 2000.

Localisation par fichier kmz du Cloup d'Aural (Lot).


Le Cloup d'Aural (“cloup” signifie dépression fermée en “langue” locale) est un ancien gouffre paléocène, rempli et colmaté par des argiles riches en nodules et encroutement de phosphates durant le début de l'Oligocène supérieur, et transformé en mine de phosphate et complètement “vidé” dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Il est ouvert aux touristes depuis l'été 2000. Ce genre d'exploitation est l'une des 300 exploitations de ce type dans le Quercy, exploitations d'importance inégale nommées « phosphatières », dont les âges de formation s'échelonnent tout le long de l'Éocène et de l'Oligocène. Ce n'est qu'en 1865 qu'un pharmacien-chimiste local découvre la surface de ces paléo-remplissages karstiques et leur richesse en nodules de phosphate. Ces nodules sont constitués de phophorite, mélange minéral de formule générale [3 Ca3(PO4)2, Ca(OH,F,Cl)2] que l'on peut considérer comme une variété de phosphate de calcium (apatite) hydroxylée, chlorée ou fluorée. Les phosphates étant une des principales matières premières des engrais, des industriels (surtout anglais) achetèrent ces gisements. Les exploitations débutèrent en 1870 et les principales « poches à phosphate » furent complètement vidées. Au maximum de leur production, la totalité des phosphatières produisaient 30 000 tonnes annuelles, avec une production cumulée de 300 000 tonnes. La production décrut rapidement à partir de 1886, car on venait de découvrir les phosphates d'Afrique du Nord (Tunisie et Maroc), de la Somme et de Floride, et parce qu'on utilisait les laitiers (déchets) du traitement des minerais de fer de Lorraine, minerais riches en phosphore. Le Cloup d'Aural ferma en 1906 ; la dernière phosphatière ferma en 1920. Tout de suite on s'est aperçu que le remplissage argilo-phosphaté de la majorité de ces phosphatières (au moins 200) était extraordinairement riche en fossiles de vertébrés d'âge éocène et oligocène. Les fragments osseux étaient eux-mêmes constitués de phosphates et étaient collectés puis broyés comme les nodules et les encroutements. Des trésors paléontologiques ont ainsi été broyés par l'avidité de capitalistes anglais, d'autant plus que les propriétaires des phosphatières n'autorisaient quasiment pas les paléontologues à visiter leur mine ; on connait surtout ces fossiles extraits au XIXe siècle par les échantillons que les mineurs arrivaient à subtiliser, à sortir en cachette et à vendre aux notables locaux. Depuis les années 1960, des fouilles paléontologiques menées scientifiquement ont été entreprises dans les rares parties non évidées des phosphatières, dans leurs déblais et dans d'autres poches à phosphates trop petites pour avoir été exploitées. Plus de 600 espèces de vertébrés éocènes et oligocènes (dont 420 mammifères), des insectes, des végétaux… ont été trouvés. Ces fouilles sont maintenant réglementées et encadrées dans le cadre de la Réserve et du Géoparc.

Dans un premier temps, nous verrons (1) à quoi ressemble ce que voyaient les visiteurs en aout 2020 (la salle où étaient exposés fossiles et phosphates était fermée le jour de ma visite, sans doute pour cause de covid-19), (2) à quoi ressemblait l'exploitation des phosphatières et à quoi ressemble une phosphatière non complètement vidée, (3) à quoi ressemblent les nodules phosphates qu'on y trouvait, (4) quels types de fossiles contenaient ces argiles phosphatées, et (5) quelle est l'origine géologique de ces gisements extraordinaires.

Le Cloup d'Aural (Lot), vu du dessus

Figure 2. Le Cloup d'Aural (Lot), vu du dessus

La photo 6 est prise approximativement à la verticale de l'ancien treuil visible à droite. Il y a 160 ans, ce « trou » n'était pas visible car il était rempli « à ras-bord » d'argile phosphatée et on était sur un plateau « lisse » et boisé. De fait, on identifiait la surface à creuser parce que la végétation y était plus abondante qu'ailleurs (sol plus argileux donc plus humide, et surtout anormalement riche en phosphate). Les mineurs ont extrait la quasi intégralité des argiles meubles, sans attaquer les parois calcaires, révélant la morphologie qu'elles devaient avoir il y a 30 Ma, l'âge du remplissage du Cloup d'Aural.


Autre vue du Cloup d'Aural (Lot), vu du dessus

Figure 3. Autre vue du Cloup d'Aural (Lot), vu du dessus

Il y a 160 ans, ce « trou » n'était pas visible car il était rempli « à ras-bord » d'argile phosphatée et on était sur un plateau « lisse » et boisé. Les mineurs ont extrait l'intégralité des argiles meubles, sans attaquer les parois calcaires, révélant la morphologie qu'elles devaient avoir il y a 30 Ma avant son remplissage.


En descendant dans le Cloup d'Aural (Lot)

Figure 4. En descendant dans le Cloup d'Aural (Lot)

On peut estimer le volume des argiles phosphatées enlevées entre 1870 et 1890.


Au fond du Cloup d'Aral (Lot)

Figure 5. Au fond du Cloup d'Aral (Lot)

On peut estimer le volume des argiles phosphatées enlevées entre 1870 et 1890.


Au fond du Cloup d'Aural (Lot), l'une des anciennes phosphatières du Quercy

Figure 6. Au fond du Cloup d'Aural (Lot), l'une des anciennes phosphatières du Quercy

On peut estimer le volume des argiles phosphatées enlevées entre 1870 et 1890. On notera la flore "d'ambiance tropicale" caractéristique, riche notamment en bryophytes, ptérydophytes (fougères aigles et scolopendres) et orchidées. Il faut dire que la circulation de l'air dans la phosphatière étant plus ou moins partiellement déconnectée de celle de la surface du plateau, il ne gèle jamais dans les phosphatières… cf. figures 8 à 11 de Aven, lavogne, toit citerne… Comment gérer l'eau sur les causses ?).


Quelques volumes d'argile phosphatée non extraits du Cloup d'Aural (Lot)

Figure 7. Quelques volumes d'argile phosphatée non extraits du Cloup d'Aural (Lot)

Les mineurs du XIXe siècle avaient enlevé la quasi intégralité de l'argile phosphatée qui remplissait le cloup. Il en restait quelques mètres cubes dans des recoins perchés dans les falaises ou contre des échafaudages qui se sont éboulées après la fin de l'exploitation et qu'on voit au fond de la dépression actuelle.


Moulage grandeur nature d'un squelette de Cadurcotherium cayluxi, Cloup d'Aural (Lot)

Figure 8. Moulage grandeur nature d'un squelette de Cadurcotherium cayluxi, Cloup d'Aural (Lot)

Ce cadurcothère de Cahors, de la famille des Amynodontidae, famille éteinte de mammifères périssodactyles qui ressemblaient aux hippopotames, est posé dans la position où auraient pu le trouver les mineurs du XIXe siècle après avoir enlevé plus d'une vingtaine de mètres d'épaisseur d'argiles phosphatées sus-jacentes. Ce moulage est celui d'un fossile trouvé en 1980 dans une phosphatières voisine. À l'extrême gauche, une carapace de tortue.


Photographie du XIXe siècle montrant la phosphatière de Raynal en début d'exploitation, phosphatière qui devait beaucoup ressembler à la phosphatière du Cloup d'Aural

Photographie du XIXe siècle montrant la phosphatière de Raynal après une excavation avancée, phosphatière qui devait beaucoup ressembler à la phosphatière du Cloup d'Aural

Schéma de l'exploitation d'une phosphatière dans le Quercy

Figure 11. Schéma de l'exploitation d'une phosphatière dans le Quercy

En bas, les mineurs enlèvent l'intégralité du remplissage argileux de l'ancienne cavité karstique. Ce matériel est remonté à la surface à l'aide de treuils. Tout est déchargé sur le gros tas de droite, et trié à la main (au centre) par les femmes et les enfants (Zola en Quercy). Argiles et caillasses sont stockées à gauche ; Les nodules et encroutements de phosphates sont entreposés en tas provisoires (au centre) puis évacués en charrette à cheval en direction de la vallée du Lot (rivière navigable et voie ferrée).


La « poche » de Monteils (Lot), un micro-équivalent des phosphatières exploitées au XIXe siècle

Figure 12. La « poche » de Monteils (Lot), un micro-équivalent des phosphatières exploitées au XIXe siècle

On voit bien le remplissage argileux comblant cette cavité karstique. De nombreuses espèces de vertébrés d'âge éocène ont été trouvées dans cette poche lors de fouilles récentes.


Détail du remplissage d'une phosphatière située à Malpérié (commune de Caylus, Tarn et Garonne)

Figure 13. Détail du remplissage d'une phosphatière située à Malpérié (commune de Caylus, Tarn et Garonne)

Une stratification est visible. Ce remplissage a été fouillé en 2016.


Le phosphate ramassé par les mineurs du XIXe siècle correspondait à des concrétions diagénétiques s'étant faites pendant et/ou après la sédimentation des argiles d'âge éocène et oligocène. Ces concrétions étaient constituées soit d'encroutements tapissant les parois calcaires de la cavité karstique, soit surtout de nodules ayant cristallisé et crû au sein des argiles. Ces croutes et nodules étaient constituées de phosphate de calcium quasiment pur, la phosphorite [3 Ca3(PO4)2, Ca(OH,F,Cl)2]. Le phosphate de calcium devait diffuser / circuler dans les eaux imprégnant les argiles, se substituer au CaCO3 et cristalliser autours de germes de nucléations que pouvaient être des fragments osseux, des dents…

Fragment de croute phosphatée provenant des collections “historiques” de l'ENS de Lyon

Figure 14. Fragment de croute phosphatée provenant des collections “historiques” de l'ENS de Lyon

L'origine documentée de cet échantillon est “Quercy”. Il s'agit vraisemblablement d'un fragment de croute ayant cristallisé sur les parois d'une cavité.


Échantillon de nodule phosphaté que le guide du Cloup d'Aural montrait aux visiteurs en aout 2020

Figure 15. Échantillon de nodule phosphaté que le guide du Cloup d'Aural montrait aux visiteurs en aout 2020

On voit bien les couches de croissance du nodule, qui ne sont pas sans rappeler ce qu'on voit dans certains silex, dits silex rubanés (banded chert), cf. figure 19 de Les « livres de beurre » et les lames de silex néolithiques du Grand Pressigny (Indre et Loire).


Échantillon de nodule phosphaté issu des collections “historiques” de l'ENS de Lyon et venant du Quercy

Figure 16. Échantillon de nodule phosphaté issu des collections “historiques” de l'ENS de Lyon et venant du Quercy

On voit bien les couches de croissance du nodule, qui ne sont pas sans rappeler ce qu'on voit dans certains silex, dits silex rubanés (banded chert), cf. figure 19 de Les « livres de beurre » et les lames de silex néolithiques du Grand Pressigny (Indre et Loire).


Nodule phosphaté servant d'emblème à la Réserve Naturelle Nationale d'intérêt géologique du département du Lot

Figure 17. Nodule phosphaté servant d'emblème à la Réserve Naturelle Nationale d'intérêt géologique du département du Lot

Autant les différentes couches (de croissance ?) sont visibles sur la surface externe, autant elles se voient mal sur les cassures fraiches.

Cliché "Ciel bleu et souris verte" - Collection Phosphatières du Quercy.



Si les phosphatières du Quercy ont fait la fortune de quelques capitalistes anglais du XIXe siècle et la joie de paléontologues amateurs, elles font maintenant le bonheur (en théorie exclusif depuis la création de la Réserve et la nécessité d'une autorisation pour effectuer des fouilles) des paléontologues professionnels. Voici sept figures concernant les fossiles des phosphorites du Quercy. Dans le cadre d'une “image de la semaine” dans laquelle le nombre de photographies est limité, le choix a été difficile à faire, tout en voulant montrer la variété et la richesse de ces fossiles. Toute la matière organique de l'os et ses cavités internes ont été remplies / substituées par du phosphate de calcium. Des parties moles d'animaux ont aussi disparu en étant remplacées par du phosphate.




Crâne d'un Cadurcotherium cayluxi et reconstitution de l'animal

Figure 22. Crâne d'un Cadurcotherium cayluxi et reconstitution de l'animal

Cadurcothère de Cahors, 28 Ma, famille des Rhinocerotoidea. Le moulage des figures 1 et 8 correspond à un tel cadurcothère de Cahors.


Figure 23. L'un des plus extraordinaire fossile des phosphatières du Quercy, « moule » interne d'une grenouille d'âge éocène, Thaumastosaurus gezei, où les tissus mous sont parfaitement conservés / substitués par du phosphate

Ce fossile a été trouvé en 1873. Sa taille est celle d'une grenouille européenne actuelle. Il est maintenant conservé au MNHN sous le numéro MNHN QU 17279.


Micro-tomographie au rayon X de l'échantillon QU 17229

Figure 24. Micro-tomographie au rayon X de l'échantillon QU 17229

Cette technique montre les possibilités “non destructrices” de la paléontologie moderne quant à l'étude des parties internes des organismes fossiles dans le cas de conditions de préservation exceptionnelles.



Quelle est l'origine géologique de ces gisements extraordinaires ?

La série sédimentaire locale est constituée d'une série marine allant du Jurassique moyen au Jurassique supérieur. Il y a eu une émersion au Crétacé inférieur, et un retour temporaire de la mer au Crétacé supérieur. Il ne reste que très peu et très localement de ce Crétacé supérieur. D'après le peu qu'on en voit dans les régions voisines (cf. carte de Gramat, par exemple), ce Crétacé supérieur correspondait parfois à des calcaires crayeux ou marneux et parfois à des grès et sables argileux micacés (muscovite), montrant une importante participation locale du socle hercynien dans la genèse de ce Crétacé. Ce qui reste de ce Crétacé supérieur est très altéré, et est décrit de la façon suivante sur la notice de la carte de Gramat : « il forme un ensemble de roches meubles résultant de l 'altération des formations du Crétacé supérieur dont elles ont hérité les éléments insolubles. Les faciès de ces altérites reflètent ceux des roches-mères dont elles dérivent. Ainsi, les résidus d'altération des calcaires crayeux du Turonien inférieur et moyen produiront essentiellement des argiles rougeâtres, alors que les faciès gréseux du Turonien supérieur et du Sénonien fourniront, après dissolution des ciments carbonatés, des graviers et des sables à matrice argileuse beige. »

Les cavités karstiques des phosphatières du Quercy ont été creusées après le Crétacé supérieur et avant l'Éocène. Elles ont été creusées au Paléocène, plusieurs dizaines à centaines de mètres sous la surface topographique et sous la surface supérieure de la nappe phréatique, par des rivières souterraines, et sans faire de dépressions en surface. Puis le niveau de la nappe phréatique a “relativement” baissé dès le début de l'Éocène, suite à la compression pyrénéenne qui a fait remonter la région, et ces cavités initialement inondées sont devenues des cavités sèches avec stalactites… Puis l'érosion-dissolution a fait progressivement baisser la surface topographique au cours de l'Éocène et de l'Oligocène, surface qui a rejoint le toit des cavités sèches fermées. Celles-ci sont donc devenues ouvertes vers l'extérieur à une époque échelonnée entre l'Éocène et l'Oligocène, suivant leur profondeur et la vitesse locale de l'érosion karstique. Des chauves-souris vivaient dans ces grottes ; les altérites et produits de décalcification superficiels sont tombés dans ces cavités, ainsi que de nombreux animaux. Le remplissage des « phosphatières » vient donc de l'érosion, du transport et du piégeage éo-oligocène (dans des cavités karstiques creusées au Paléocène) des résidus argileux d'altération-dissolution de la série sédimentaire très majoritairement carbonatée. Le phosphore dispersé dans les argiles puis concentré dans les nodules par les phénomènes diagénétiques pourrait en théorie avoir trois origines : résidu de la dissolution de la série sédimentaire sus-jacente, phosphates issus des os de vertébrés tombés dans ces cavernes [rappelons que la part minérale des os est constitué d'hydroxyapatite, de formule globale Ca5(PO4)3(OH)], phosphates issus du guano de chauves-souris. Après de longs débats, il y a un relatif consensus quant à l'origine du phosphore (cf. Strata, 2006 [2]). Des bilans quantitatifs et des études géochimiques suggèrent fortement que le phosphore vient principalement de l'altération des sédiments (carbonatés et détritiques) du Crétacé supérieur recouvrant localement la région. De fait, on trouve dans les phosphatières du Quercy deux types de remplissages (argiles rougeâtres et argiles sableuses beiges), correspondant à ce qui est décrit dans la notice de la carte géologique de Gramat, tous deux fossilifères (ou pas), sans cohérence chronologique évidente.

En Europe de l'Ouest, et en particulier au Nord-Est du Bassin Parisien, le Crétacé supérieur est localement riche en phosphates ; il a même été exploité en Picardie, en Artois et en Belgique. On en trouve aussi plus près du Massif Central, dans l'Yonne. D'après un rapport du BRGM (C. Cavelier, 1963 [4]) les craies blanches et grises peuvent contenir jusqu'à 1 à 3 % de P2O5, et dans l'Yonne, on trouve des niveaux de craie phosphatée avec des teneurs de 5 à 19 % de P2O5. Peut-être de telles teneurs existaient-elles dans le Crétacé supérieur déposé au niveau des actuels départements du Lot et du Tarn-et-Garonne… Il reste quand même à résoudre trois problèmes de taille : (1) d'où venait ce phosphore contenu dans ce Crétacé supérieur (rappelons que la teneur moyenne d'un granite en phosphore est de 0,1%) , (2) qu'est-ce qui s'est passé dans ce secteur du Nord-Est du Bassin Aquitain, qui ne s'est pas passé ailleurs et qui a localement engendré et/ou épargné de l'érosion ce grand nombre de phosphatières, et (3) par quel(s) mécanisme(s) de détail le phosphate dispersé dans les produits de décalcification accumulés dans les cavités karstiques s'est-il concentré en nodules et encroutements ?


À droite, carte des phosphatières (classées en fonction de leur intérêt) dressée pour la constitution de la Réserve nationale d'intérêt géologique du département du Lot, et, à gauche, extrait correspondant de la carte de France au 1/1 000 000

Histoire simplifiée d'une phosphatière du karst du Quercy

Figure 28. Histoire simplifiée d'une phosphatière du karst du Quercy

1- Au Crétacé terminal la mer s'est définitivement retirée. Les derniers dépôts carbonatés et argilo-sableux (du Crétacé supérieur) commencent à être altérés et une cuirasse commence à se former. Un réseau karstique noyé se forme en profondeur durant le Paléocène.

2- À l'Éocène inférieur, l'érosion et l'altération on fait baisser la surface et ses produits d'altération. La baisse relative du toit de la nappe phréatique “libère” le réseau karstique qui est maintenant constitué de galeries souterraines sèches.

3- et 4- De l'Éocène moyen à l'Oligocène supérieur l'érosion amène la surface topographique et ses produits d'altération au niveau du toit des galeries sèches. Celles-ci s'effondrent, sont parfois occupées par des chauves-souris ; de nombreux animaux y tombent (cf. dessin) et elles se font progressivement remplir par l'érosion-lessivage des produits d'altération accumulés depuis des dizaines de millions d'années. Une circulation de fluides interne au remplissage (figurée par des flèches bleues) mobilise les phosphates dispersés dans le remplissage et le concentre en encroutements et nodules.

5- Au Miocène, la région est recouverte par un grand lac, le Lac de l'Agenais, qui dépose des calcaires. La remobilisation des phosphates continue probablement. La présence de ce calcaire lacustre qui a ralenti l'érosion est sans doute en partie responsable de la préservation des phosphatières.

6- L'érosion plio-quaternaire enlève le calcaire lacustre miocène et donne à la région sa configuration actuelle. Un berger garde ses moutons à l'emplacement de la future exploitation de phosphate, là où l'herbe est plus “grasse”.

6- Les “phosphatiers“ anglais sont passés et ont presque vidé la phosphatière. Il ne reste plus qu'un peu de phosphate dans des boyaux à la base de la cavité, phosphate qui attend les paléontologues du XXIe siècle.


Nombre de phosphatières “régionales” qui ont eu ce type d'histoire en fonction de leur âge

Figure 29. Nombre de phosphatières “régionales” qui ont eu ce type d'histoire en fonction de leur âge

On voit que les fossiles de toutes ces phosphatières nous procurent un enregistrement “continu” de la biodiversité et de son évolution dans le Quercy entre −50 et −20 Ma.


L'histoire racontée sur la figure 28 s'est reproduite plus de 300 fois sur le causse du Quercy, donnant naissance à plus de 300 phosphatières recensées à ce jour, dont 200 fossilifères, et on en découvre de nouvelles tous les ans. La figure 29 montre que le remplissage de ces phosphatières s'est échelonné sur 30 Ma (entre −50 et −20 Ma). Mais le remplissage d'une phosphatière individuelle s'est effectué, luie en quelques siècles à millénaires seulement. Le contenu paléontologique de chacune de ces 200 phosphatières fossilifères correspond à 200 “instantanés” de la biosphère locale, mais 200 instantanés étalés sur 30 Ma. On va pouvoir suivre en détail 30 millions d'années d'évolution des populations de vertébrés vivant dans ce secteur de l'Europe de l'Ouest, mais aussi d'insectes, de graines… Cette évolution des populations locales est la résultante de deux évolutions : (1) l'évolution darwinienne avec transformations, disparitions et apparitions d'espèces et de genres, et (2) des variations de conditions du milieu (variations climatiques, par exemple) entrainant migrations et variations d'occupation par les végétaux et les animaux. Ce sera aux paléontologues de faire la part des choses. Or la limite Éocène-Oligocène correspond à un important refroidissement à l'échelle de la planète (la tectonique des plaques ayant entrainé la séparation de l'Antarctique d'avec l'Australie et l'Amérique du Sud et permis l'établissement du courant circumpolaire antarctique et l'altération de l'Himalaya commençant à faire baisser le CO2 atmosphérique). Étudier comment réagit la biodiversité à une importante variation climatique n'est pas sans intérêt par les temps qui courent !

On peut aussi noter que l'Académie de Toulouse, à propos des phosphatières qui sont un des joyaux géologiques de son territoire, a mis en place depuis plusieurs années des actions pédagogiques à destination des primaires et des lycées.

La phosphatière du Cloup d'Aural est l'un des huit sites archéologiques et paléontologiques du Quercy regroupés en un réseau : Les paléonautes. Ce réseau regroupe aussi le Musée de l'Homme de Neandertal (cf. L'Homme de la Chapelle-aux-Saints (Corrèze) : la première preuve d'inhumation chez les Néandertaliens) et la grotte de Foissac (cf. La grotte de Foissac (Aveyron) : vestiges d'une occupation néolithique et belles concrétions).

Merci à Gilles Escarguel (Université Lyon 1), responsable de fouilles à partir de 2016 de m'avoir résumé l'état des connaissances actuelles.

Références lues et citées dans l'article

DREAL Midi-Pyrénées, 2013. Projet de Réserve naturelle nationale d'intérêt géologique du département du Lot, Dossier scientifique, Enquête publique, 230p.

T. Pélissié, R. Sige, J. Rey (éd.), 2006. 30 millions d'années de biodiversité dynamique dans le le paléokarst du Quercy, Strata, 1, 13, 284p.

F. Laloy, J.-C. Rage, S.E. Evans, R. Boistel, N. Lenoir, M. Laurin, 2013. A Re-Interpretation of the Eocene Anuran Thaumastosaurus Based on MicroCT Examination of a ‘Mummified’ Specimen, PLOS ONE, 8, 9, e74874 (open access)

C. Cavelier, 1963. La question des phosphates du Crétacé supérieur du Bassin de Paris, Rapport du BRGM D.S.63.A34, 44p.

J.-M. Mazin, T. Pélissié, P. Hantzpergue, C. Lézin, 2013. Gisement fossile et ichnologique sur la marge Nord-Est du Bassin d'Aquitaine (Quercy) – Livret-guide de l'excursion, Strata, 15, 42p.