Image de la semaine | 20/05/2019
Les thalassinoïdes, d'étranges ichnofossiles, et un possible équivalent actuel, les terriers des crabes de mangrove
20/05/2019
Résumé
Réseaux de terriers fossiles et actuels.
Les thalassinoïdes sont des ichnofossiles, terme général désignant des traces d'activités d'êtres vivants (traces de pas, pistes, terriers, traces de morsure...). Les ichnofossiles sont généralement observés en l'absence de leur auteur (terrier vide, portion de piste de déplacement, trace de prédation... sans l'animal les ayant créés) et sont de ce fait décrits indépendamment de celui-ci. Comme pour les fossiles "classiques", les ichnofossiles sont décrits, comparés, classés et nommés... et parfois attribués à tel ou tel groupe animal. Les thalassinoïdes, étudiés pour la première fois en 1830, correspondent à un réseau de terriers fossiles constitués de galeries remplies de sédiments légèrement différents de l'encaissant dans lequel ils ont été creusés, galeries branchues et bifurquées dans les trois directions de l'espace. Suivant les duretés relatives entre le remplissage des terriers et l'encaissant, l'érosion met en saillie ces anciennes galeries, ou au contraire les transforme en sillons déprimés. Chaque segment d'une branche entre deux bifurcations est souvent rectiligne, et l'ensemble dessine souvent un réseau plus ou moins polygonal sur les plans de stratification, ce qui fait que beaucoup les confondent avec des fentes de dessiccation. Dans la nature actuelle, ces terriers ramifiés peuvent s'étendre à l'horizontal comme à la verticale sur plusieurs décimètres. Ils sont creusés par des animaux benthiques fouisseurs vivant sous des profondeurs d'eau variables (mais en général faibles), souvent même dans la zone de balancement des marées. À part les entrées et les sorties, ces terriers sont creusés à quelques décimètres de profondeur dans le sédiment meuble. Ces animaux fouisseurs sont principalement certaines anémones de la famille des Cerianthidae, certains hémichordés comme les balanoglosses, certains poissons, et surtout certains crustacés décapodes (crevettes, crabes…). L'attribution à tel ou tel animal des thalassinoïdes (fossiles par définition) est souvent très difficile. Par analogie avec ce qu'on voit dans la nature actuelle, ils sont le plus souvent attribués à des crustacés décapodes fouisseurs, ce qui ne veut pas dire que les thalassinoïdes présentés ici sont forcément dus à des crustacés.
Source - © 2013 D'après Yanin et Baraboshkine / Falaise de craie, modifié
Après les thalassinoïdes d'âge éocène inférieur des figures 1 et 2, nous vous en montrons d'autres dans le Jurassique supérieur du côté de Wimereux près de Boulogne-sur-Mer (figures 4 à 12) ou du Havre (figures 13 à 16), et d'autres enfin pris dans les murs de bâtiments lyonnais construits dans la première moitié du XXe siècle. Puis nous vous montrons des possibles équivalents actuels photographiés dans les mangroves de Mayotte et de la Guadeloupe.
Le Jurassique supérieur / Crétacé basal est présent sur les côtes françaises de la Manche, affleurant entre autres au niveau de l'estran au pied des falaises de craie dans la région du Havre, ou constituant les falaises et l'estran au Nord de Boulogne-sur-Mer. Dans ces deux régions, ces terrains sont constitués d'alternances de bancs marneux, marno-calcaires, ou calcaires, déposés en pleine eau, dans un milieu marin peu profond. L'érosion marine actuelle a dégagé ces niveaux, qu'on peut voir en coupe, ou le plus souvent “à plat”, la mer ayant parfois dégagé des dizaines ou des centaines de mètres carrés de surface de stratification.
Dans le Sud-Est de la France, le Bathonien (−168 à −166 Ma) est assez souvent constitué d'un calcaire à pâte fine, très riche en thalassinoïdes (ainsi qu'en ammonites et bélemnites, ce qui indique un dépôt en pleine mer). Beaucoup de bâtiments construit entre 1850 et 1950 dans la ville de Lyon sont faits avec un tel calcaire bathonien provenant de carrières du Bugey, à l'Est de Lyon (localisation par fichier kmz d'une carrière de choin du Bugey). Ce calcaire est connu sous le nom local de “choin”, ce qui signifierait « pierre de choix ». Ces calcaires sont également riches en joints stylolithiques (stylolithes diagénétiques) qui indiquent l'ancienne stratification. Lyon est ainsi devenu un musée des thalassinoïdes. Et, comme pour beaucoup d'autres villes, se promener dans Lyon revient à faire une excursion géologique pour qui sait regarder autour de lui et là où il met les pieds. On y voit des ammonites (cf. Du Jurassique au Quaternaire, les ammonites réelles et imaginaires de l'agglomération lyonnaise), des bélemnites (cf. Étudier les bélemnites et leur phragmocône dans le centre commercial de la Part-Dieu (Lyon, Rhône)), des nautiloïdes droits ou enroulés (cf. Orthocères, goniatites, décrochement… sur le parvis de la gare de la Part-Dieu à Lyon), des coraux (cf. La « pierre bleue belge » et ses fossiles du Tournaisien (Carbonifère inférieur)»), des figures de mélange de magmas (cf. Quand les crapauds des granites égyptiens démontrent le mélange de magmas à Paris et à Lyon...
Sans faire de plongée sous-marine, il n'est pas facile d'étudier ces terriers creusés par des crustacés décapodes, car beaucoup de ces terriers sont creusés par plusieurs mètres de profondeurs. Mais certains de ces crustacés fouisseurs vivent dans la zone de balancement des marées, en particulier dans les mangroves, écosystèmes classiques des zones intertropicales, dont il y a de beaux exemples dans quatre DOM (Guadeloupe, Guyane, Martinique, Mayotte), en Nouvelle Calédonie... À marée basse, on peut alors étudier à pied sec un analogue actuel des thalassinoïdes. Mais l'étude de tels terriers des mangroves actuelles ne signifie pas que les thalassinoïdes de l'Éocène ou du Jurassique des figures précédentes viennent de mangroves fossiles : aucune racine fossile n'y a en effet été découverte.
Source - © 2017 Mayotte hebdo |
Comment savoir si les terriers creusés par ces crabes des mangroves ont une géométrie et une extension comparables à celles des thalassinoïdes ? Il faut employer la technique mise au point par Giuseppe Fiorelli qui, vers 1860, était archéologue/fouilleur à Pompéi. Ce dernier, quand lors de ses fouilles il trouvait un petit trou se prolongeant en profondeur dans les couches de cendres volcaniques, stoppait tout creusement et dégagement, et coulait dans ce petit trou du plâtre bien liquide. Il attendait 24 heures, puis enlevait doucement la cendre autour du plâtre qui avait durcit. C'est ainsi qu'il a découvert que certaines des cavités internes à la cendre correspondaient en fait à l'emplacement de corps de Romains, dont toute la matière organique avait disparu et qui ne subsistaient que comme cavités anthropomorphes. Tout ce que la majorité des visiteurs de Pompéi prennent pour des fossiles de cadavres sont en fait des moulages en plâtre (cf. Mort des pompéiens et les moulages de Pompéi).
On peut faire la même chose avec les terriers des mangroves. On coule par toutes les entrées des terriers un mélange de résine liquide et de durcisseur, on attend 24 h et on dégage ensuite très délicatement le sédiment meuble environnant. Il ne reste alors qu'un moulage du réseau de terriers qu'il faut ensuite nettoyer, déplacer, transporter au laboratoire pour en étudier la géométrie. C'est ce que font les chercheurs du Laboratoire écologie fonctionnelle et environnement (EcoLab) de Toulouse pour étudier l'écosystème mangrove, en particulier pour caractériser la population des crabes de cette mangrove, pour connaitre l'importance de la zone bioturbée, pour mesurer le volume des terriers, pour estimer l'extension des interfaces eau-sédiment / air-sédiment… La comparaison avec les thalassinoïdes est une retombée annexe de ces études écologiques. Cette comparaison montre qu'attribuer les thalassinoïdes à des terriers de crustacés fouisseurs anciens est parfaitement légitime.