Image de la semaine | 25/05/2015
Les forêts, tourbes et sols submergés du littoral du Pas de Calais
25/05/2015
Résumé
Submersion de paléosols liée à la fonte de la calotte glaciaire : subsidence de la bordure périglaciaire accompagnant le rebond isostatique central.
Les niveaux de tourbe argileuse, parfois avec de gros débris de bois encore identifiables, sont fréquents sous les sables et galets actuels des plages du Pas de Calais et du Nord. La présence de tourbe et d'arbres anciens affleurant sous les plages et dégagés au hasard des tempêtes montre que ce qui est maintenant la plage était dans le passé :
- soit un écosystème forestier ou para-forestier dans le cas où certains des arbres fossiles sont en place ;
- soit le fond/bord d'un lac ou d'un étang d'eau douce (donc largement au-dessus du niveau de la mer), dans le cas où aucun des morceaux de bois n'est en place mais seulement des morceaux de bois flottés échoués ;
- soit une lagune d'eau salée au niveau de la mer à l'abri d'un cordon littoral, ou simplement la partie de la zone de balancement des marées riche en vie (types schorre, slikke et autres vasières littorales) avec des arbres morts qui s'y sont échoués, toujours dans le cas où on ne trouve que des arbres non en place.
La solution 3 correspond au recouvrement par du sable et des galets marins d'un milieu côtier riche en matière organique (tourbe) et en arbres morts qui s'y sont échoué. Il n'y a pas dans ce cas nécessité d'une importante hausse relative du niveau de la mer. Un changement de la direction ou de l'importance des courants côtiers et de la dynamique littorale suffit. Dans les cas 1 et 2, il s'agissait d'un milieu terrestre ou d'eau douce, donc forcément à plusieurs mètres au-dessus du niveau des hautes mers et des vagues de fortes tempêtes. Ces deux derniers cas imposent qu'il y ait eu une hausse relative du niveau de la mer par rapport à la terre ferme depuis la formation de la tourbe et la mort des arbres.
Les bois de la plage de la Pointe aux Oies ont pu être identifiés : aulne, bouleau, chêne…, et datés au 14C entre 4 700 et 3 600 a BP (Munaut et Gilot, 1980, dans la notice de la carte BRGM au 1/50 000 de Marquise, édition 2007, p107). Le hasard de la divagation des bancs de sables et de galets actuels laisse parfois voir des racines indiscutablement en place, et mieux encore, des souches avec leurs racines "en position de vie". Il s'agissait donc d'un milieu forestier ou para-forestier avec un sol possédant une litière très riche en matière organique (la future tourbe), forcément largement au-dessus (au moins “quelques” mètres) du niveau des hautes mers, des vagues de tempête et de la nappe phréatique salée. Comme le niveau marin mondial n'est beaucoup monté depuis 4 700 ans (il n'est monté que d'environ 1,3 m), c'est que le niveau du sol du littoral du Pas de Calais s'est très probablement affaissé d'au moins quelques mètres de plus que la mer n'a monté depuis 4 700 ans. Une discussion sur l'amplitude de cette subsidence a été menée la semaine dernière (cf. avant la figure 15 de L'allée couverte immergée de Guinirvit, Baie de Kernic, Plouescat (Finistère) et le cromlech semi-immergé de l'île d'Er Lanic (Morbihan), témoins des mouvements relatifs mer/continent en partie liés au rebond post-glaciaire). L'enfoncement du sol en Nord-Pas de Calais est particulièrement visible en pays dunkerquois (Flandre), pays très plat. Il affecte aussi presque toute la côte plate de la Mer du Nord, des Flandres belges, à l'Allemagne du Nord, en passant par les côtes de la Hollande, particulièrement vulnérable à une baisse du sol, car ce pays est très bas, comme l'indique son deuxième nom. Dans les Pays-Bas, depuis les Romains, à chaque grande tempête, la mer gagne un peu plus sur la terre qui subside doucement, les dunes littorales ont tendance à devenir un cordon d'îles (les îles de la Frise) et des étangs d'eau douce ont été envahis par la mer (le Zuiderzee). Lors de la Toussaint 1170, une forêt, la Creiler Woud (forêt de Creil) fut envahie par la mer, et est encore sous le niveau de la mer, sous les récents polders bordant le Zuiderzee. Un possible équivalent médiéval de ce qui s'est passé 4 000 ans plus tôt sur les côtes de la Manche ! Pour lutter contre cette invasion de la mer, les Hollandais ont bâti des digues et des polders dès le Moyen Âge. Mais malgré ces travaux, et du fait de l'inexorable subsidence de la région et de la légère hausse absolue du niveau de la mer, ce pays a connu des inondations terribles quand les digues furent franchies ou contournées par des tempêtes majeures. En se cantonnant au Moyen Âge, citons la tempête de 1212 qui fit environ 60 000 morts, celle de 1219 qui en fit 36 000, celle de 1287 (60 000 morts), celle de 1362 (30 000 morts), celle de 1421 qui ne fit "que" 2 000 à 10 000 morts mais qui donna lieu à un célèbre tableau peint 70 ans plus tard. La dernière inondation meurtrière fut celle du 31 janvier-1er février 1953 qui fit 2 551 morts et fut à l'origine du plan Delta. On peut trouver la liste de ces catastrophes sur la page Liste de catastrophes naturelles aux Pays-Bas.
Comme pour la Bretagne, cette subsidence des côtes de la Manche et de la Mer du Nord est en grande partie liée à l'isostasie et aux conséquences du rebond post-glaciaire de l'Europe du Nord : enfoncement des régions recouvertes de glace, et légère surrection de la périphérie de la zone subsidente, suivis, après la fonte des glaces, d'un retour à l'équilibre, avec la remontée des région qui s'étaient enfoncées et la subsidence des régions périphériques qui s'étaient relevées. Au niveau des Pays Bas, cette subsidence post-péri-glaciaire a pu être amplifiée par la subsidence du triple delta Escaut-Meuse-Rhin et des sédiments qu'il dépose au large.
Source - © ~1490-1495 Rijksmuseum, Amsterdam
Le 15 mars 2015, on pouvait voir un très beau banc de tourbe continu sur plusieurs dizaines de mètres carrés, mais ne contenant qu'un seul gros morceau de bois identifiable (cf. ci-desspus). On pouvait aussi voir un très gros tronc couché sous les sables, mais très peu de belles souches en place. Vingt-six ans plus tôt par contre, en 1989, deux belles souches en place avec leurs racines étaient visibles, dépassant d'un banc de tourbe qui avait alors la signification d'une paléo-litière d'un sol forestier.
Au hasard des promenades sur les plages du Nord-Pas de Calais, notamment après des tempêtes qui ont déplacé les bancs de sables et de galets, on voit parfois apparaître des niveaux de tourbes sous les sables et galets des plages. C'était en particulier le cas en avril 2014 sur la plage de Sangatte, commune du Pas de Calais plus connue pour sa plateforme de construction du tunnel sous la Manche (transformée en camp de transit provisoire pour candidats à l'émigration en Grande Bretagne, puis détruite) que pour ses tourbes. La tourbe y affleurait sur une quinzaine de mètres de long et 1 à 2 mètres de large sous forme d'un banc noir et imperméable localement recouvert de flaques d'eau de mer datant de la dernière marée haute. L'érosion de ce printemps 2014 l'érodait côté mer et avait formé une petite "falaise" d'une dizaine de centimètre de hauteur. Aucun morceau de bois de grande taille, aucune souche n'était visible ni sur le haut de la couche, ni sur sa tranche exposée à l'érosion des vagues dans la petite "falaise". Par contre l'érosion différentielle de cette petite falaise par les vagues de chaque marée montante avait enlevé les parties tendres de ce banc tourbeux et a laissé dégagées de très nombreuses petites racines. Cela montre que ce banc de tourbe correspond à la partie supérieure d'un paléosol très riche en racines et autres organes souterrains de végétaux. Sans examen plus approfondi que celui d'une promenade de week-end, il est impossible de dire s'il s'agit d'un paléosol franchement émergé et jamais atteint par les hautes mers, ou d'un sol de schorre (atteint par les marées hautes de vives eaux), avec des racines de végétaux halophiles comme la spartine, l'obione... Des gros plans sur des galets de cette tourbe de Sangatte sont visible sur le site de la Lithothèque de l'ENS de Lyon.