Image de la semaine | 06/05/2024
La basilique d'Ainay (Lyon, Rhône), une basilique de 165 millions d'années (Bathonien)…
06/05/2024
Résumé
Fossiles d'ammonites et de terriers d'animaux fouisseurs, oolites… De la formation des pierres de construction à leur assemblage par étapes en une basilique.
La basilique d'Ainay est la plus vieille église de Lyon, de style roman (XIe et XIIe siècles), bien qu'elle ait été bâtie sur les ruines d'un édifice plus ancien, puis fortement remaniée-restaurée à la suite d'une histoire mouvementée (voir le site de l'abbaye d'Ainay ou la page Wikipedia de la basilique Saint-Martin (Ainay)). Nous avons vu la semaine dernière l'histoire complexe des quatre colonnes du chœur, colonnes “empruntées” au Moyen-Âge à des ruines romaines, les Romains ayant eux-mêmes été chercher ce granite au-delà des mers, vraisemblablement en Corse (cf Faire de la géologie en visitant les monuments romains de Lyon (Rhône). 4/ Les tribulations des colonnes de la basilique d'Ainay). Quand on visite l'église, on voit des sculptures, des mosaïques… Mais tout cela ne concerne que les 2 000 dernières années de l'édifice. Mais qu'est-ce que 2 000 ans par rapport au 165 000 000 d'années (165 Ma) des pierres ayant servi à bâtir cette église (et même 300 Ma si on tient compte des quatre colonnes de granite) ! En effet, quand on regarde à l'œil nu les matériaux ayant servi à bâtir les murs et les colonnes de la nef, à faire des marches d'escalier et l'estrade du maitre-autel, les pieds des colonnes de la façade, le dallage du parvis Ouest… et bien qu'il faudrait faire des analyse plus précises (lames minces, analyses chimiques…) pour en être sûr, on croit reconnaitre deux calcaires régionaux couramment utilisés pour la construction en région lyonnaise : (1) des calcaires bathonien (~165 Ma) du Sud du Massif du Jura (de part et d'autre du Rhône entre le Sud de l'Ain et le Nord de l'Isère, 45 km à l'Est de Lyon, et (2) d'autres calcaires d'aspect différent mais approximativement de même âge (Bathonien) et provenant du Sud Beaujolais, à 22 km au Nord-Ouest de Lyon.
La notice de la carte géologique de Belley décrit ainsi les deux principaux faciès du Bathonien du Sud de l'Ain / Nord de l'Isère exploités pour la construction (texte légèrement modifié).
(1) Les calcaires à taches, calcaires à débris, finement grenus à graveleux, parsemés de petites taches ovales (5 mm), le plus souvent rouille, parfois bleu-noir, qui sont de petits oncoïdes à nubéculaires (Mangold, 1971, p. 62). Ces calcaires sont souvent fossilifères. […]
(2) Le choin (8 à 12 m) dit « choin de Villebois » en raison de son exploitation jadis très active sur le territoire de cette commune et des communes voisines (Montalieu-Vercieu…). C'est un calcaire compact à grain fin, finement spathique, gris, parcouru de traces contournées et ramifiées d'un gris différent (plus foncé ou plus clair) sur les surfaces fraiches et alors peu visibles, elles deviennent souvent jaunâtres et se détachent nettement sur les parois altérées. La nature de la roche est quasiment la même dans sa masse et dans ces traces qui sont certainement des terriers d'organismes fouisseurs péné-contemporains du dépôt. Le choin contient de nombreux fossiles (ammonites, bélemnites…). Il se présente en bancs bien marqués d'épaisseur variable (0,20 à 2 m), avec des joints stylolitiques fréquents et très visibles, soit en séparation de bancs, soit à l'intérieur des bancs eux-mêmes.
Ce choin et ses carrières a déjà fait l'objet de deux articles : La Carrière du Mas (Villebois, Ain), ses stylolites, sa faille, quelques monuments bâtis avec son choin… et Les stylolites de la pierre de Villebois (Ain) à la Carrière des Meules. D'après la notice de la carte de Belley, le choin s'est déposé au-dessus du calcaire à taches, et lui est donc postérieur de quelques centaines de milliers d'années bien que ces deux couches appartiennent toutes deux au Bathonien (âgé de 168,2±1,2 Ma à 165,3±1,1 Ma).
La notice de la carte géologique de Villefranche-sur-Saône décrit ainsi le Bathonien exploité pour la construction dans le Sud Beaujolais (texte légèrement modifié).
[…] c'est un calcaire oolithique blanc (50 à 60 m) formé tantôt d'oolithes régulières tantôt de débris roulés mal calibrés avec des silex fréquents en lits. C'est la pierre de Lucenay exploitée autrefois dans de nombreuses carrières.
Dans un premier temps nous regarderons l'estrade du maitre-autel probablement fait de calcaire à taches contenant de nombreuses ammonites et quelques stylolites. Puis nous regarderons les colonnes de la nef très vraisemblablement taillées dans du choin contenant des traces de terriers d'organismes fouisseurs. Puis nous sortirons à l'extérieur de l'église ou nous reverrons choin, ammonites, stylolites… mais aussi de la pierre de Lucenay avec oolites. Puis nous rentrerons à nouveau dans l'église pour voir des marbres ayant servi (lors des restaurations du XIXe siècle) à faire balustrades, marches d'escalier…
Les colonnes de la nef semblent, elles, faites en choin. Ces colonnes sont “d'époque”, c'est-à-dire mises en place au XIe et/ou XIIe siècles. Il n'est pas exclu qu'elles proviennent de la réutilisation de colonnes romaines. En effet, l'histoire nous apprend que le choin du Sud Jura / Nord Isère était activement employé à l'époque romaine, puis que son exploitation s'est fortement ralentie, pour redémarrer de façon très importante à partir du XVIIIe siècle. Ce qui caractérise ce choin, du moins certains de ses niveaux, ce sont des restes de terriers d'organismes fouisseurs péné-contemporains du dépôt, les thalassinoïdes qui font partie des ichnofossiles. On retrouve aussi ce choin à thalassinoïdes dans certaines dalles du plancher, dans les marches conduisant à la chapelle Sainte Blandine (au Sud du chœur)...
Pour “tout savoir” sur ces thalassinoïdes qui ont été formés il y a 165 Ma par le fouissage d'animaux dans de la boue non encore consolidée, vous pouvez consulter Les thalassinoïdes, d'étranges ichnofossiles, et un possible équivalent actuel, les terriers des crabes de mangrove. Attention, les équivalents actuels des thalassinoïdes présentés dans l'article cité, à partir de la figure 20, sont creusés dans des mangroves (“plages” vaseuses se formant dans la zone de balancement des marées). De tels terriers de mangrove sont très éphémères et sont détruits (puis recreusés) à chaque grosse tempête, sauf ceux creusés bien à l'abri entre les racines des palétuviers racines dont on ne voit aucune trace dans le choin. En dehors de ces terriers creusés à l'abri, les terriers d'organismes fouisseurs ne sont conservés qu'en milieu calme, plus profond que la limite d'action des vagues, des tempêtes ou des courants de marée. Ces niveaux à thalassinoïdes se sont donc déposés à priori dans des eaux plus profondes que celles où se sont déposés les calcaires à taches. Et au-dessus de cette vase ou des animaux fouisseurs creusaient leur terrier nageaient des ammonites.
Quand on sort de l'église par les portails de façade principale (la façade Ouest), on peut bien étudier les soubassements des colonnes encadrant ces portes, soubassements qui dateraient de l'église originelle du Moyen-Âge (malgré des réfections diverses), et les dalles formant le parvis qui, elles, ont été installées au XIXe siècle. Tous ces éléments sont faits avec des calcaires provenant du Sud de l'Ain / Nord de l'Isère. Les murs et les colonnes, quand ils n'ont été ni enduits de crépis divers, ni bouchardés… montrent qu'ils sont constitués de pierre de Lucenay provenant du Sud-Est du Beaujolais.
On peut noter que 99,99 % des visiteurs et des paroissiens ne remarquent pas ces ammonites, justifiant en cela et à postériori l'accusation du prophète Jérémie (Jérémie 5.21), « … peuple insensé et stupide, qui avez des yeux mais ne voyez pas… », phrase reprise par les Évangiles, puis par le Coran. Mais il n'en était pas de même chez les bâtisseurs des cathédrales du Moyen-Âge, au moins dans les régions dont les pierres à bâtir contenaient des ammonites. Les ouvriers et les sculpteurs avaient été “interpelés” par ces espèces de gros “escargots” figés dans les pierres. En témoignent deux ammonites sculptées sur les portails de la cathédrale Saint-Jean de Lyon, comme en témoignent les figures de l'article Du Jurassique au Quaternaire, les ammonites réelles et imaginaires de l'agglomération lyonnaise.
Rappelons ce qu'est un calcaire oolitique. Un calcaire oolitique est fait de l'accumulation d'oolites ; et on nomme oolite (ou oolithe, mot venant du grec aon signifiant œuf et lithos signifiant pierre) une petite (Ø de 0,3 à 2 mm) concrétion minérale sphérique régulière (de CaCO3 dans le cas de calcaire oolitique). Ces oolites sont constituées, lors d'un processus de précipitation, en lamines concentriques. Les oolites se forment en milieu marin (ou éventuellement lacustre) peu profond et régulièrement bien agité. Ces lamines se forment par précipitation autour d'un nucléus : oolite plus petite, petit grain de sable, micro-fragment de coquille… Cette précipitation, au moins dans la nature actuelle, est due à des bactéries (déplacement de l'équilibre des carbonates par la photosynthèse, précipitation de CaCO3 due aux protéines des parois bactériennes…). Ces oolites sont remuées par les vagues et courants et restent en suspension ou en mouvement sur le fond en formant un “sable oolitique”, jusqu'à ce que ces oolites deviennent trop lourdes ; elles se stabilisent alors sur le fond, sédimentent, et sont soudées les unes aux autres par un ciment carbonaté. Les fossiles d'animaux vivant en pleine mer (ammonites, bélemnites…) sont très rares dans les calcaires oolitiques.
Lors des restaurations du XIXe siècle, divers éléments de marbre (au sens géologique du terme, c'est-à-dire calcaire métamorphique) ont été rajoutés à l'intérieur de l'église, en particulier dans la chapelle Sainte Blandine, au Sud du chœur. À l'œil, ce marbre blanc ressemble beaucoup au marbre de Carrare (cf. Le marbre de Carrare et ses carrières (Toscane, Italie)). Il faudrait des analyses plus fines ou consulter les archives du XIXe siècle pour en être certain.
Le marbre de Carrare est formé de méta-carbonates très purs, déposés du Trias supérieur au Jurassique inférieur (~200 Ma) et qui ont subi une histoire tectono-métamorphique complexe. Le pic du métamorphisme est d'âge Oligocène supérieur – Miocène inférieur à moyen (30 à 10 Ma). Ce marbre a servi à faire de très nombreux monument ou statues, de la Tour de Pise au David de Michel-Ange.
Après avoir fait parler toutes ces roches, on peut résumer l'histoire de la basilique d'Ainay, histoire en cinq épisodes.
- Il y a 300 Ma : la collision de deux “paléo-continents”, la Laurentia et le Gondwana, génère une chaine de montagne, la chaine hercynienne. Des granites se forment en profondeur au sein de cette chaine, en particulier à l'emplacement de ce qui sera, 280 Ma plus tard, la future Corse. L'érosion amène ces granites près de la surface.
- Il y a 200 Ma : sédimentation de calcaires marins dans ce qui deviendra, 180 Ma plus tard, la Toscane.
- Entre 190 et 60 Ma : ouverture puis fermeture de l'ancien océan alpin. Près de la marge Ouest de cet océan où nageaient des ammonites, il y a 165 Ma, se déposent des sables oolitiques, ainsi que des boues calcaires où fouissaient des animaux. Sables et boues, en “durcissant”, deviennent deux différents types de calcaires.
- Les Alpes et l'Apennin se forment par collision entre l'Afrique et l'Europe entre 60 Ma et nos jours. Cette collision a plusieurs conséquences dont trois nous intéressent : elle transforme les calcaires de Toscane en marbre, elle fait “remonter” la Corse et affleurer ses granites, et, surtout, elle surélève les bords du Jura et du Massif Central en faisant “ressortir” des calcaires qui s'étaient déposés des dizaines de millions d'années plus tôt.
- Il y a 2000, puis 800, puis 150 ans avant nos jours : des hommes extraient puis transportent des pierres de Corse, du Sud Jura, du Beaujolais et de Toscane et les assemblent à Lyon pour bâtir la basilique actuelle.
Le cinquième épisode, celui que tout le monde connait et qui ne dure que 2000 ans, ne prend que 0,0006 % de cette longue histoire. Quel dommage que 99,9994 % de cette histoire soit méconnus pour le plus grand nombre !