Image de la semaine | 16/10/2023
Les sources chaudes et travertins des Bagni San Filippo, Castiglione d'Orcia, Province de Sienne, Toscane, Italie
16/10/2023
Résumé
Une Baleine blanche en “tuf calcaire” dans une région à forte activité hydrothermale… et à piscines naturelles chaudes.
Dans le Val d'Orcia, en Toscane, les Bagni San Filippo sont réputés pour leurs piscines naturelles d'eaux chaudes dans lesquelles il est possible de se baigner. D'un point de vue géologique, ils sont constitués par des travertins formés par la précipitation de minéraux à la sortie en surface d'eaux chaudes chargées en CO2 appartenant à la province volcanique et hydrothermale de l'Amiata, qui appartient elle-même à la province magmatique de Toscane.
La formation des travertins peut être expliquée de la façon suivante. Lorsque les eaux chaudes et très minéralisées sortent de la roche ou de fractures, il se produit un déséquilibre avec l'atmosphère moins riche en CO2. Ainsi, il y a exsolution (dégazage) du CO2 ce qui entraine la formation de carbonate de calcium selon la réaction suivante :
Ca2+ + 2 HCO3− → CaCO3 + H2O + CO2 (1).
À cela peut s'ajouter la rôle des métabolismes des micro-organismes, comme la photosynthèse qui déplace aussi la réaction vers la formation de calcaire en consommant du CO2 par la réaction :
6 CO2 + 6 H2O → C6H12O6 + 6 O2 (2).
La précipitation successive des carbonates est responsable des différentes couches de travertins.
La température influence aussi la précipitation des travertins, expliquant la localisation de la Baleine blanche au niveau de la sortie d'une source chaude. À une température donnée, la vitesse de précipitation des carbonates est proportionnel à la différence de concentration entre la concentration en Ca2+ des eaux et celle correspondant à l'équilibre formation/dissolution des carbonates. Une augmentation de 10 à 20°C peut doubler ce facteur de proportionnalité.
Rappelons que les travertins ne sont pas spécifiques des eaux chaudes, on en trouve aussi beaucoup à des températures “normales” (cf. Les barrages de travertin, les gours (lacs) en escaliers et les coulées (escaliers) de "tuf" des ruisseaux du Jura).
Ces travertins toscans sont composés majoritairement de calcite, d'un peu d'aragonite et rarement de gypse. Les analyses microscopiques (au microscope électronique à balayage, MEB) montrent aussi la présence de tests siliceux de diatomées, les frustules, ainsi que de substances extracellulaires polymérisées (EPS). Le taux de croissance au niveau du travertin de la Baleine blanche a été estimé à environ 6,4 cm/a.
Source - © 2021 D'après Luo et al. [2]
Au niveau du travertin, les eaux ressortent à des températures comprises entre 35 et 50°C. Les analyses chimiques de ces eaux (analyses au niveau de la Baleine blanche) montrent qu'elles sont riches en Ca2+ (549 mg/L), Mg2+ (201 mg/L), HCO3− (875 mg/L) et SO42− (1 265 mg/L). Cette richesse peut s'expliquer par l'interaction des eaux sortant de la source avec des lithologies carbonatées (calcaires composés de calcite de formule CaCO3, dolomies composées de dolomite de formule CaMg(CO3)2, marnes : mélange de calcaire et d'argile) et des évaporites (gypse de formule CaSO4,2 H2O) rencontrées dans la zone.
L'analyse chimique et isotopique de l'eau montre qu'elle est constituée par un mélange d'eau d'origine hydrothermale, de vapeurs hydrothermales condensées et d'eaux de pluies infiltrées.
La formation des gours et surtout la régularité peut s'expliquer comme suit. Lors de l'écoulement de l'eau sur le terrain, la pente n'étant pas parfaitement plane, il existe des zones formant des monticules ou des bombements sur la pente. Au vu de la régularité, il est probable que des phénomènes ondulatoires expliquent la mise de zones de précipitation préférentielle (qui seraient ensuite “exacerbées” par la précipitation de calcite) : voir la figure 16 de La fontaine pétrifiante de Réotier, Hautes-Alpes. En s'écoulant sur ces zones, la tranche d'eau s'amincit, ce qui augmente la vitesse d'écoulement et favorise le dégazage de CO2 à l'origine de la formation de calcite (par la réaction (1) présentée plus haut), le bombement se recouvre de calcite et devient plus haut et plus large. Ce processus se répète jusqu'à isoler des petits bassins : les gours. À cela peut s'ajouter l'activité biologique qui se développerait sur les bordures des gours (couplage de la réaction (1) avec la réaction (2)).
Dans certaines parties du cours d'eau fortement minéralisées, les débris végétaux sont recouverts d'un voile de carbonates qui peut permettre de préserver leur structure (voir par exemple cet échantillon Travertin (Tuf calcaire) de la lithothèque de l'ENS de Lyon). La présence de ces voiles de micro-organismes photosynthétiques peut contribuer à la formation de calcite par couplage avec la photosynthèse comme expliqué précédemment.
Les travertins et le substratum sont soumis à des phénomènes d'érosion qui donnent des morphologies et dépôts variés : érosion de blocs repris dans la sédimentation et dans les zones de précipitations, brèches de travertins, cavités creusées dans les travertins… L'étude sédimentologique menée par Luo et al. en 2021 [2] a permis de proposer que ces phénomènes d'érosion se produisent principalement lors d'épisodes de pluies importantes capables de mobiliser en amont ces particules appartenant au substratum ou aux travertins (cascades, bordures des gours).
Les anciens travertins et leur structure sont bien visibles dans les murs. Cette structure montre la porosité de la roche et les différentes laminations ainsi que la forme en dôme.
Source - © 2023 D'après Volcanoes of the World (kml) / Google Earth, modifié
Les Bagni San Filippo sont localisés au niveau de la terminaison Est-Ouest d'une faille transtensive (= décrochante + extensive) senestre d'orientation Nord-Est / Sud-Ouest. Ils appartiennent à la zone volcanique et géothermale du Mont Amiata, zone volcanique qui appartient à la province magmatique toscane. Leur localisation correspond aussi à la position d'une faille normale Nord-Sud constituant la bordure Ouest du graben de Sienne-Radicofani (mis en place depuis le Miocène).
Dans cette région, les fluides chauds de l'aquifère profond du Sud-Ouest du Mont Amiata sont exploités dans des centrales géothermiques (pour une puissance totale de 120 MW). Cet aquifère est profond (2400 à 4500 m) et est compris dans les roches métamorphiques. Il atteint des températures comprises entre 300 et 350°C. Le gradient géothermique de la zone est plus élevé que le gradient géothermique moyen des continents (30°C/km) avec des valeurs comprises entre 80 et 150°C/km et un pic à 300°C/km. À 70 km au Nord-Ouest, se situe d'ailleurs la centrale géothermique de Larderello, la plus puissante d'Italie (810 MW).
Les eaux des Bagni San Filippo correspondent à un aquifère moins profond qui n'est pas exploité pour la géothermie. Cet aquifère est compris dans les carbonates et évaporites de la région, comme le montre la chimie des eaux géothermales, à une profondeur comprise entre 500 et 1000 m, avec des températures de l'ordre de 200 à 240°C. L'origine de l'eau est un mélange entre des eaux issues de la condensation des vapeurs hydrothermales, des fluides hydrothermaux et des eaux de pluie infiltrées dans l'aquifère.
Les gaz émis au niveau des Bagni San Filippo sont majoritairement du CO2 (plus de 90 %), puis CH4 et H2S. Dans cette zone, les estimations d'émission de CO2 sont de l'ordre 108 t/j/km2 (plus haut flux de la zone volcanique et géothermale du Mont Amiata). La province volcanique et géothermale de l'Amiata (comprise sur une superficie de 225 km2) produit, elle, environ 13 350 t/j de CO2 (4 746 t par activité biologique et 8 529 t par les sources géothermales). Cela en fait l'une des zones géothermales les plus productrices de CO2 au monde.
L'origine de ce CO2 pourrait théoriquement être l'hydrolyse de carbonates, l'oxydation du graphite des roches métamorphiques, le produit de réactions silicates – carbonates, ou le manteau. Les rapports isotopiques du CO2 “local” semblent proposer une origine crustale à ce carbone.
Le fort gradient géothermique de la zone peut s'expliquer par la présence du Mont Amiata, un volcan, et par son réservoir en profondeur. Le Mont Amiata est un volcan quaternaire d'environ 10 km de diamètre (légèrement allongé en direction NE-SW) de 1 738 m de hauteur, formé entre 305 000 et 231 000 ans, et composé de coulées et dômes de laves acides. Ce volcan est un cas atypique de volcanisme de type effusif car il est composé de roches acides (majoritairement des trachydacites, roches composées de feldspaths potassiques, de plagioclases, de biotites et ou pyroxènes) présentant généralement des éruptions explosives. Les études géophysiques montrent la présence d'un réservoir magmatique à 4 km de profondeur présentant des roches encore chaudes ou partiellement fondues. Historiquement, ce volcan est le premier ou l'un des premiers ayant été reconnu comme un volcan éteint en 1733.
L'allongement de ce volcan dans une direction Nord-Est / Sud-Ouest, son âge et l'alignement des zones d'émission des laves sur cette même direction plaide pour une mise en place guidée par la présence des failles décrochantes et extensive ayant aussi cette orientation. Ce faisceau de failles aurait aussi un rôle dans l'évacuation des gaz volcaniques de la profondeur vers la surface expliquant que la lave ne se soit pas fragmentée sous l'effet des gaz et ait causé des éruptions effusives de lave dégazée.
La nature des roches (principalement acides mais avec des éruptions tardives basiques) est expliquée par une zone d'extension entrainant la fusion partielle du manteau et la production de magmas basiques. Ces magmas basiques en remontant dans la croute causeraient la fusion partielle de cette dernière et la production de magma acides (premiers épisodes éruptifs, majorité des laves). Les dernières éruptions représenteraient les magmas d'origine mantellique.
Associés à ce magmatisme et à l'hydrothermalisme, cette zone est aussi connue pour ses nombreuses minéralisations en mercure (et antimoine).
Différents travertins associés ou non à des sources chaudes ont déjà été abordés sur Planet-Terre. On retrouvera la fontaine de Réotier et les sources de Plan de Phazy dans les Alpes associé au faisceau de faille de la Durance (cf. La fontaine pétrifiante de Réotier, Hautes-Alpes), les sources de la Tête de Lion en Auvergne (cf. Les sources thermominérales d'Auvergne : aspects géologiques et Les sources thermominérales d'Auvergne : chimiolithotrophie et photosynthèse), les travertins de la Sainte Baume (cf. Les sources pétrifiantes de l'Huveaune (Nans-les-Pins et Plan d'Aups - Sainte Baume, Var), des exemples de gours et travertins dans le massif de la Sainte Baume), ainsi que des travertins du Jura (cf. Cascades de tuf (travertin) dans le massif du Jura) ou de Turquie (cf. Pétrifications de Pamukkale (Turquie)).
Les travertins, roches poreuses souvent légères, ayant de bonnes propriétés de résistance et d'isolation thermique, ont fréquemment été utilisés dans les constructions (patrimoniales) ou pour certains objets comme cela a été abordé dans Sculptures et décors en travertin, et gisements d'Oman et d'Italie.
Pour en remontrer un exemple nous terminerons par le socle de la statue d'un des lions des Médicis de la Loggia dei Lanzi à Florence.
Bibliographie
G. Chioini, C. Cardellini, S. Caliro, R. Avino, M. Donnini, D. Granieri, N. Morgantini, D. Sorrenti, F. Frondini, 2020. The hydrothermal system of Bagni San Filippo (Italy): fluids circulation and CO2 degassing, Italian Journal of Geosciences, 129, 3, 383-397 (Open Access)
L. Luo, E. Capezzuoli, O. Vaselli, H. Wen, M. Lazzaroni, Z. Lu, F. Meloni, Sándor Kele, 2021. Factors governing travertine deposition in fluvial systems: The Bagni San Filippo (Central Italy) case study, Sedimentary Geology, 426, 106023
A. Sbrana, P. Marianelli, M. Belgiorno, M. Sbrana, V. Ciani, 2020. Natural CO2 degassing in the Mount Amiata volcanic geothermal area, Journal of Volcanology and Geothermal Research, 397, 106852
L.Vezzoli, C. Principe, 2023. Building a silicic effusive volcano: Geology, structure, and tectonics of Monte Amiata (Middle Pleistocene, Italy), Journal of Volcanology and Geothermal Research, 434, 107743