Image de la semaine | 16/03/2020
Sculptures et décors en travertin, et gisements d'Oman et d'Italie
16/03/2020
Résumé
Les travertins, des dépôts carbonatés “aériens” des régions calcaires et/ou volcaniques, utilisés pour la construction et la décoration.
Les travertins correspondent à des dépôts carbonatés “aériens” se produisant en surface par l'émergence d'eau chargée en ions Ca2+ et HCO3−, selon la célébrissime équation Ca2+ + HCO3− → CaCO3 + H2O + CO2 (cf., par exemple, Les barrages de travertin, les gours (lacs) en escaliers et les coulées (escaliers) de "tuf" des ruisseaux du Jura ou Les falaises de travertins du Haut-Var : quand la géologie rencontre l'architecture). Cette précipitation est très climato-dépendante (alternance de périodes chaudes ou froides, sèches ou humide…), ce qui entraine une lamination des dépôts. On appelle souvent ces dépôts « tuf », mais ce terme devrait être abandonné par les géologues car ce mot désigne aussi des dépôts volcaniques, et est donc ambigu. Par extension, on appelle aussi travertin des roches déposées selon le même processus, mais dans le monde souterrain (grottes et rivières souterraines, larges fractures où circulent des eaux calcaires…).
Des roches “ornementales” polies, comme celle qu'on voit dans le Salalah Rotana Resort, pourraient en théorie être siliceuses. Ces roches siliceuses, zonées et translucides portent alors des noms d'usage variés, comme calcédoine, onyx (cf. Les vitraux d'agate et de tourmaline de la cathédrale de Zurich (Suisse)). L'autre possibilité, c'est que ce soient des travertins bien recristallisés, translucides car sans porosité, car constitués d'un dépôt initial entièrement cristallisé et sans porosité, ou avec une porosité originelle ayant disparu par recristallisation de carbonates due à une circulation d'eau interne aux sédiments. Ces travertins “décoratifs” sont alors parfois appelé albâtre, marbre-albâtre… Attention, le terme “albâtre” désigne une roche translucide assez tendre, pouvant être constituée soit de calcaire, soit de gypse (elle est dans ce cas rayable à l'ongle). La base d'une colonne présentait 1 cm2 dépoli à cause d'un ancien choc ayant fait partir un éclat. Cette micro-surface était rayable par la lame de mon couteau suisse. Les surfaces polies n'étaient pas rayables à l'ongle. Ces colonnes n'étaient donc pas en “onyx”, ni en “albâtre-gypse”, mais en travertin. D'où pouvaient venir ces plaques en travertin dans un hôtel au Sud du sultanat d'Oman ?
Le sultanat d'Oman est bien connu des géologues pour ses ophiolites, les plus belles du monde dit-on (cf. le dossier Les ophiolites en 180 photos). Dans le monde des géologues sédimentaires et pétroliers, l'Oman est connu pour ses plateformes carbonatées. Dans la région du Dhofar où est situé Salalah, il se dépose plus de 900 m de carbonates pendant le Paléocène supérieur et l'Éocène. Après une rapide émersion due au bombement précédant l'ouverture du Golfe d'Aden, une sédimentation syn-rift puis post-rift dépose encore une grande épaisseur de turbidites carbonatées jusqu'au Miocène moyen. À partir du Miocène supérieur, ce secteur de la marge du golfe d'Aden subit une surrection avec le jeu de grandes failles normales, et est la proie de l'érosion, avec des phénomènes classiques dans les régions de surrection récente, comme les vallées suspendues… Cette érosion de plusieurs centaines de mètres de calcaire est associée à de nombreux phénomènes karstiques, dont la précipitation de travertin. Une histoire complète de ce secteur d'Oman est disponible dans l'article, disponible en ligne, de Sylvie Leroy et al. (2011), From rifting to oceanic spreading in the Gulf of Aden, a synthesis.
Or il se trouve qu'à quelques kilomètres de l'hôtel affleurent d'énormes dépôts de travertin, les travertins du Wadi Darbat, principalement déposés pendant les périodes humides du Quaternaire. Mais leur dépôt continue encore quelques mois par an, lors des pluies de mousson qui ont lieu en juillet et août sur les montagnes du Sud de la péninsule arabique. Les colonnes de l'hôtel pourraient provenir de cet affleurement où d'un autre dépôt de ce type comme il en abonde sur toute la côte. Mais dans ces pays comme l'Oman où l'argent (du pétrole et du gaz) coule à flot, il est plus probable que ces travertins décoratifs aient été importés plutôt qu'exploités sur place. Rien que dans le domaine méditerranéen, deux pays sont célèbres pour leurs travertins ornementaux : la Turquie et l'Italie.
Dans la suite de cet article, nous vous montrerons trois autres vues de détail de ces colonnes de travertin, treize images des travertins du Wadi Darbat, cinq images concernant les plus célèbres travertins d'Italie (les travertins de Tivoli) et enfin deux objets sculptés dans du travertin de Turquie.
La Wadi Darbat (“wadi” signifie ruisseau en arabe d'Arabie ; c'est un mot voisin de “oued” en arabe d'Afrique du Nord) est un cours d'eau issu des montagnes du Sud de l'Oman et qui se jette dans le Golfe d'Aden à 30 km à l'Ouest de Salalah. Ce ruisseau franchit le faisceau de failles normales séparant les montagnes du Nord de la plaine côtière au Sud. Au voisinage de cet escarpement de faille, il s'est constitué un véritable barrage naturel de travertin, de plus de 70 m de haut. Là où une remontée du fond ou un obstacle rend le lit du cours d'eau un peu moins profond qu'ailleurs, l'eau coule plus vite et est plus agitée. C'est également le cas là où une rupture de pente entraine une augmentation locale de la vitesse du courant. Alors le CO2 se dégaze mieux à cet endroit que là où l'eau est plus calme. Le CaCO3 y précipite préférentiellement, ce qui surélève l'obstacle ou la rupture de pente et amplifie le phénomène. Et c'est également là où la profondeur d'eau est la plus faible qu'il y a le plus de lumière et où prospèrent le mieux micro-algues et bactéries photosynthétiques fixées, qui favorisent aussi la précipitation de CaCO3. Cette précipitation de CaCO3 qui rehausse toutes les irrégularités et ruptures de pente initiales finit par faire une série de terrasses, trottoirs, voire de murs de travertin, qui barrent complètement le cours d'eau. À l'arrière il se forme un lac, lac appelé “gour” dans le cas de petite taille (cf. Concrétions calcaires dans le lit des rivières). Dans le cas d'un barrage en travers d'une grande vallée, il peut se former un vaste lac à l'arrière du barrage, lac pouvant se transformer en plaine si la précipitation de carbonate et le remplissage par des alluvions venues d'amont sont importants. Cette plaine peut “monter” en même temps que le barrage, et former des dépôts détritico-travertineux de plusieurs dizaines de mètres d'épaisseur. C'est ce qui est arrivé au Wadi Darbat quelques centaines de mètres à l'arrière de la principale faille normale bordière de la plaine côtière du Dhofar. Nous vous montrons cinq photographies prises pendant la saison sèche (octobre 2016) quand aucune eau ne coule sur le barrage. Nous vous montrons aussi cinq autres photographies (trouvées sur le web) prises pendant la saisons humide (juillet-août), avec de l'eau passant par-dessus le barrage.
Source - © 2016 armin wiegel |
Source - © –-- Anatoly Chernyshev, modifié | |
Source - © 2018 Mulad Al-siyabi, modifié | Source - © 2018 Selvalagan A, modifié |
Source - © –-- Mubarak S, modifié | Source - © –-- Petr Krov, modifié |
Source - © 2018 Ibrahim Al-Mamari |
Il est fort peu probable que les travertins décorant le hall du Salalah Rotana Resort viennent de travertins locaux. Ils ont très vraisemblablement été importés. D'où ? Il est impossible à un simple client de le savoir. Il est tout à fait possible que ces travertins proviennent de Turquie, d'Italie, et pourquoi pas d'un gisement “prestigieux” exploité depuis l'antiquité : les gisements de Tivoli, près de Rome. Si on est riche et un peu snob, il doit être de bon ton d'avoir chez soi une décoration de travertin de Tivoli. C'est peut-être ce qu'a pensé le pape Alexandre VII quand il demanda à Gian Lorenzo Bernini, dit Le Bernin (1598-1680) de réaliser la célèbre colonnade de la place Saint-Pierre au Vatican.
Source - © 2011 Simoon / Flickr repris par La Croix, modifié
Il y a beaucoup de travertins exploités en Italie. Cette abondance est due à la conjonction de deux causes : (1) l'Apennin est riche en terrains calcaires, (2) l'Italie, et la région de Rome en particulier, est une région volcanique, et les eaux souterraines sont riches en CO2, d'où leur grande capacité à dissoudre-altérer carbonates et silicates de calcium. Quand ces eaux issues partiellement de terrains calcaires et enrichie en CO2 arrivent en surface, il précipite d'abondants niveaux de travertins. À Tivoli, ce sont des travertins vieux de 20 000 à 30 000 ans qui sont exploités, les eaux pétrifiantes émergeant actuellement quelques kilomètres plus loin, là où se sont installés riches villas, thermes… depuis l'époque romaine. Ces eaux ont fait la réputation de la ville de Tivoli et ont été le “prétexte” d'un développement touristique depuis la fin du XVIIIe siècle. Il y a en contrebas de la ville romaine et Renaissance de Tivoli des cascades dont la morphologie n'est pas sans rappeler les cascades du Wadi Darbat. Il y a bien d'autres gisements de travertin exploités en Italie, en particulier en Campanie (région de Naples). La majorité de la masse de ces gisements italiens a été, et est, utilisée pour la construction, en particulier à cause de la porosité (et donc de la légèreté) de la roche. Par exemple, le Colisée de Rome est bâti en travertin de Tivoli. Les zones où le travertin est le plus fin, le moins poreux, le plus pur, voire le plus cristallisé sont très recherchées et très prisées pour son utilisation ornementale (dallage et parement intérieur, plateau de table, et… plaque translucide).
Source - © 2018 Sabrina Cattaneo, modifié | Source - © 2017 Afshin Nazarieh, modifié |
Source - © 2014 jean louis mazieres, modifié / CC BY-NC-SA 2.0 |
Alors, d'où viennent les travertins du Salalah Rotana Resort ? D'Oman, d'Italie, de Turquie, d'ailleurs ?
Toutes les photos “omanaises” (sauf celles trouvées sur le web) ont été prises en octobre-novembre 2016 lors d'une excursion organisée par le CBGA sous la direction scientifique d'Aymon Baud (Université de Lausanne).