Article | 07/12/2011
Une énigme posée aux géologues par une marmotte
07/12/2011
Résumé
Randonnée à la Grande Tête de l'Obiou : galets cristallins en milieu calcaire, marmottes et karst.
Au cours d'une randonnée à la Grande Tête de l'Obiou (2789 m) dans la partie occidentale du massif calcaire du Dévoluy (Hautes-Alpes), nous avons constaté la présence surprenante de galets cristallins à l'affleurement vers 2350 m d'altitude (figures 1 à 3). Ces derniers ont été excavés par une marmotte lors du creusement de son terrier au cœur même de la puissante série du calcaire sénonien (Turonien-Maastrichtien : 93-65 Ma) !
Le matériel excavé par la marmotte est composé d'un sédiment peu consolidé, contenant des galets centimétriques à pluri-centimétriques de granite, de leucogranite, de gneiss oeillé, d'amphibolite et de micaschiste (figure 4). Signalons également la présence de galets de calcaires à nummulites et des grès grossiers qui n'existent pas à l'affleurement autour de l'Obiou, mais qui peuvent toutefois s'observer dans d'autres régions du Dévoluy, généralement plus bas en altitude. Ce remplissage prend la forme d'un conglomérat cimenté, ou est simplement pris dans une matrice composée d'une arène meuble (figure 5). Vu l'absence de sol dans la série calcaire, le choix du rongeur s'avère tout à fait compréhensible car l'arène meuble constitue un matériau privilégié pour y creuser un terrier...
Plusieurs hypothèses peuvent être formulées pour expliquer l'origine de ces dépôts.
- Ces éléments sont récents et proviennent d'une moraine glaciaire plus ou moins remaniée, en provenance du massif cristallin voisin (le massif des Écrins) et se sont déposés sur les flancs de l'Obiou pendant le Quaternaire.
Il s'agit d'un remplissage des réseaux karstiques, très nombreux dans la série sénonienne (figure 6, gauche). Deux scénarios de mise en place peuvent alors être distingués.
- Les galets proviennent de l'érosion de conglomérats cristallins d'âge cénozoïque recouvrant le calcaire sénonien du Dévoluy. Ce dépôt correspondrait à une relique d'une formation ayant complètement disparu par érosion de la surface du Dévoluy et dont les éléments remaniés ne s'observeraient qu'à l'intérieur du karst.
- Il s'agit d'un dépôt karstique mis à jour par le recul du versant en érosion. Ce remplissage d'origine fluviatile proviendrait d'une rivière dont le versant amont se situerait dans le massif cristallin des Écrins et qui s'écoulerait vers l'Ouest à l'instar de l'actuel Drac (figure 6, droite). Au contact du massif calcaire, cette rivière aurait creusé un réseau souterrain et aurait charrié et déposé du matériel détritique cristallin.
- Dernière hypothèse : la marmotte a creusé une galerie depuis le massif cristallin voisin (le massif des Écrins) jusqu'au Dévoluy, qui est tout de même séparé des Écrins par une profonde incision de la rivière Drac quelque 1600 m en contre-bas !
Les arguments suivants nous permettent de discuter ces hypothèses.
Les galets cristallins ne portent pas de traces de stries glaciaires. Bien que non péremptoire, cet argument serait plutôt en la faveur d'une origine fluviatile des galets retrouvés sous terre.
Les informations fournies sur la carte géologique au 1/50 000 de Saint-Bonnet n'indiquent que la présence de glaciers locaux au cours des glaciations du Würm et du Riss dans le Dévoluy. Les auteurs estiment qu'une langue de glace issue de Nord de l'Obiou rejoignait la vallée du Drac au maximum glaciaire rissien. De fait, la composition pétrographique des moraines du massif ne devrait consister que des éléments locaux (calcaire, silex, grès). Par conséquent, la présence d'une moraine contenant des galets cristallins à 2350 m d'altitude semble inenvisageable, ce qui permet d'exclure cette hypothèse.
Doutant des exploits de la marmotte, nous avons considéré l'hypothèse d'une origine fluviatile des galets comme la plus probable. Afin de la vérifier, nous avons visité plusieurs grottes à proximité de l'affleurement. En effet, nous avons retrouvé un remplissage karstique cristallin de nature alluviale en place dans l'une des cavités environnantes (figure 7).
Reste à savoir quelle est la source de ces galets. Proviennent-ils d'une ancienne couverture de conglomérats cénozoïques n'existant plus sur l'Obiou ? S'agit-il d'un dépôt souterrain d'une rivière originaire du massif des Écrins ? La carte géologique et sa notice ne font pas état de conglomérats du Cénozoïque ayant pu servir de source aux galets. S'il existe des conglomérats en position haute dans la stratigraphie par rapport au calcaire de l'Obiou, ceux-ci contiennent presque exclusivement du matériel sénonien (calcaire et silex) ou du calcaire jurassique, attestant d'une origine proche des éléments détritiques. Le scénario de remplissage d'un paléo-drain karstique par des alluvions provenant d'un massif cristallin voisin nous semble donc le plus vraisemblable.
Peu d'éléments nous permettent de situer la mise en place de ces sédiments dans le temps, mais ils sont très probablement antérieurs au Quaternaire, puisqu'une importante surrection et/ou érosion ont eu lieu depuis leur dépôt. Le paysage devait être très différent de celui que l'on observe actuellement, car des vestiges d'anciens réseaux karstiques témoignent de leur proximité immédiate avec le niveau de base (le fond de vallée) de l'époque. Or les sédiments de ce « paléo-Drac » se retrouvent actuellement perchés à plus de 1600 m au-dessus du fond de la vallée actuelle. Ainsi, les éléments de réponse à cette énigme posée par la marmotte pourraient nous apprendre davantage sur la géodynamique et l'évolution morphologique du Dévoluy et des massifs alentours...
Avec la participation de Martin Hurtaj, Jonathan Mercier, Camille Bouchez, François Lavoué, Agnès Sjöstrand.