Article | 11/01/2016

Les falaises de travertins du Haut-Var : quand la géologie rencontre l'architecture

11/01/2016

Auteur(s) / Autrice(s) :

  • Matthias Schultz
    Professeur de SVT, Lycée H. de Chardonnet, Chalon sur Saône

Publié par :

  • Olivier Dequincey
    ENS de Lyon / DGESCO

Résumé

Exemples de falaises de travertins et cascades ainsi que d'aménagements dans ces dépôts calcaires à Sillans, Cotignac et Villecroze dans le Haut-Var.


Objet d'étude et localisation générale

Ces dernières semaines, nous avons montré que l'érosion karstique dans le Jura s'accompagne, "en sens inverse", de dépôts carbonatés de type tufs ou travertins calcaires (cf. Les barrages de travertin, les gours (lacs) en escaliers et les coulées (escaliers) de "tuf" des ruisseaux du Jura, Cascades de tuf (travertin) dans le massif du Jura). Le phénomène dominant y est la précipitation des carbonates par les sources et les eaux de ruissellement chargées d'ions hydrogénocarbonates et d'ions calcium, suivant l'équation : Ca2+ + 2 HCO3- → CaCO3 + H2O + CO2.

Ces dépôts sont facilités par le dégazage du dioxyde de carbone vers l'atmosphère à la faveur de l'agitation de l'eau et par son utilisation par les végétaux et les bactéries réalisant la photosynthèse (cf. par exemple, Stromatolithes vivant dans des ruisseaux du massif du Jura).

Le Haut-Var possède des affleurements spectaculaires de travertins formés au niveau de cascades actuelles et sub-actuelles en bordures de plateaux calcaires. Admirons trois exemples de telles falaises de travertins à Sillans-la-Cascade, Cotignac et Villecroze-les-Grottes.

La falaise de travertins et la cascade de Sillans

Le village de Sillans est connu pour sa spectaculaire cascade de 44 mètres de haut. La Bresque y dépose actuellement des travertins calcaires. Ses eaux se chargent en ions HCO3- et Ca2+ par leur circulation (souterraine, avant l'exsurgence, puis en surface) dans les dolomies et calcaires secondaires (principalement jurassiques, voir figure 3). La porosité d'interstices des dolomies, en particulier, accroît le temps de contact dans le karst profond et donc la teneur en carbonates des eaux des aquifères. Par ailleurs, les couches de gypse triasiques présentes dans la région peuvent contribuer à la sursaturation en ions Ca2+ et donc augmenter les possibilités de concrétionnement.

Cependant, la cascade de Sillans apparaît modeste lorsqu'on observe l'énorme quantité de travertin présente dans le secteur. En général, les fronts des balcons de travertin, certaines terrasses et les accumulations de fond de vallon résultent d'une grande phase d'accumulation du Tardiglaciaire et de l'Holocène (précipitation et circulation d'eau karstique sans doute plus importante à l'époque), et les dépôts actuels ne sont que relictuels. Il est aujourd'hui rare, et assez local, que les conditions soient suffisamment favorables à la bio-construction pour qu'elle l'emporte sur les processus d'érosion mécanique et/ou chimique.

Ces travertins subactuels en balcon se sont mis en place au niveau de l'escarpement de faille du bassin tertiaire de Salernes, à l'issue de leur parcours dans les dolomies jurassiques.

Localisation précise de la cascade de "tuf" de Sillans (Haut-Var)
Figure 4. Localisation précise de la cascade de "tuf" de Sillans (Haut-Var) — ouvrir l’image en grand

L'ellipse bleue au Sud-Est du village de Sillans indique la position de la cascade, mentionnée sur la carte. Des parkings proches du village et un parcours pédestre sont aménagés pour accéder à une vue panoramique sur la cascade.

La falaise de travertins et la cascade de Cotignac

Le village de Cotignac est surplombé d'une falaise faite d'une longue barre de travertins (80 m de haut, 400 m de long), de même origine que celle de Sillans. Ce "rocher" est creusé de multiples grottes naturelles et habitats troglodytiques aménagés par l'Homme depuis le Moyen-Âge. La rivière Cassole prend sa source sur place (une des plus minéralisées de la région) et dépose de la calcite tout au long de son lit. En partie détournées à partir de l'an mille, ses eaux ont continué de créer des voiles de tuf sur la falaise jusqu'au début du XVIIIe siècle, au moins lors des crues. Depuis, elles ont été totalement écartées de la falaise actuelle : création de conduits d'irrigation sur le plan dominant le village, de fontaines, de moulins, puis mise en service d'une usine hydroélectrique...

La rivière détournée forme aujourd'hui une cascade, à quelques centaines de mètres au Nord-Ouest du village, franchissant en un saut de 10 m le bouchon de travertin encastré dans les dolomies, et déposant de nouveaux tufs.

Le travertin, roche tendre, mais relativement cohérente lorsqu'elle a été assez compactée et cimentée, a été largement utilisé comme pierre de construction. Il présente l'avantage, avec sa porosité importante, d'isoler efficacement. L'extraction du "tuf" a en outre dégagé ou agrandi de nombreuses cavités dans la falaise, permettant l'établissement d'un habitat troglodytique, qui assurait notamment une protection contre les invasions au Moyen-Âge.

Localisation précise de la barre de travertin de Cotignac (Haut-Var)
Figure 7. Localisation précise de la barre de travertin de Cotignac (Haut-Var) — ouvrir l’image en grand

L'ellipse bleue indique à la fois la position de la barre de travertin, qui domine le village de Cotignac au Nord-Ouest (la carte mentionne "falaise" et "habitats troglodytiques") et la cascade actuelle de la Cassole déportée plus à l'Ouest par les aménagements humains (la carte indique "cascade"). Un parcours pédestre ("sentier du vallon gai"), avec des parkings à l'entrée Sud du village, est aménagé pour accéder au pied de la cascade.

La cascade de "tuf" dans le lit actuel de la Cassole à Cotignac
Figure 36. La cascade de "tuf" dans le lit actuel de la Cassole à Cotignac — ouvrir l’image en grand

Cette cascade d'une dizaine de mètres de hauteur dépose encore aujourd'hui des travertins calcaires. La couleur bleue de l'eau de la vasque au pied de la chute est caractéristique de la présence d'un précipité fin, ici calcaire, en suspension. La baignade est autorisée dans ce gour à la fraîcheur appréciable en été.

La falaise de travertins et la cascade de Villecroze

Le nom de Villecroze viendrait d'une "villa" gallo-romaine construite dans un "creux ". Le village actuel est dans une situation voisine de celle de Cotignac, surplombé par une falaise correspondant à l'escarpement de faille Nord-Est du bassin tertiaire de Salernes. Des travertins d'âge tardiglaciaire à holocène y ont été déposés par les cours d'eau à l'issue de leur parcours dans les dolomies et calcaires jurassiques.

Ce balcon de tuf est creusé de grottes naturelles, que les moines bénédictins utilisaient déjà pour se réfugier en cas d'invasion au Xe siècle. Les grottes ont été fortifiées par le seigneur local au XVIe siècle. Une cascade perdure, légèrement aménagée, avec ses voiles de mousses encroûtées, sur le flanc de ce superbe château-grotte. Le tout est encadré par un élégant parc qui évoque la Toscane, et peut se visiter pour une somme modique.

Localisation précise du château-grotte de Villecroze, dans le Haut-Var
Figure 37. Localisation précise du château-grotte de Villecroze, dans le Haut-Var — ouvrir l’image en grand

Le parc où se situent la cascade et le château-grotte sont d'accès aisé en bordure Nord-Est du village, signalés ici par l'ellipse bleue (la carte mentionne "source" "grottes" et "la baume", un toponyme fréquent signalant des cavités souterraines).

L'action de l'Homme sur ces formations de tufs calcaires

Nous l'avons vu, toutes ces formations anciennes de travertins ont été profondément modifiées par l'homme : extraction de pierres, canaux usiniers et d'irrigation, caves, étables, habitats et chapelles troglodytiques...

L'action des humains sur les tufières peut s'exercer plus indirectement, via l'hydrologie. Ces systèmes sont en effet extrêmement sensibles aux conditions environnementales.

Les défrichements, à partir de l'Âge du Bronze, ont déjà un impact important et bien documenté qui dégrade la qualité des eaux des sources et rivières karstiques. Si le déboisement a fortement régressé aujourd'hui, notamment avec la déprise agricole et l'emploi des combustibles fossiles à la place du charbon de bois, l'impact de diverses activités récentes, telles qu'incendies de forêts, extension des cultures mécanisées, érosion des sols, abandon des restanques…, est lui aussi marqué. Tout cela accroît les apports turbides lors des orages méditerranéens, ce qui gène la photosynthèse des bactéries, algues, et plantes aquatiques, et donc diminue le concrétionnement.

La pollution chimique, le long des cours d'eau et dans les aquifères karstiques, gêne la croissance de certaines bactéries (notamment, les phosphates des lessives perturbent les cyanophycées). La diminution des débits estivaux accroît ce risque, en plus d'augmenter la variabilité saisonnière déjà importante dans ces dépôts.

Sur les nombreux sites du Haut-Var, seuls quelques-uns bénéficient d'une protection, principalement le parc municipal de Villecroze et la cascade de Sillans. Les tufières du Haut-Var, déjà naturellement relictuelles, constituent donc aujourd'hui un patrimoine à préserver.