Article | 13/10/2017
L'intrusion magmatique du Mont Royal, Montréal (Québec, Canada)
13/10/2017
Résumé
Une possible chambre magmatique intracrustale peu profonde, différenciation, filons, mélanges de magmas, métamorphisme de contact. Province magmatique et rifting avorté.
Table des matières
Introduction
Le voyageur venu visiter Montréal (Québec, Canada) y recherche peut-être avant tout la grande ville américaine, ses gratte-ciels et ses larges avenues à angles droits, ses nombreux musées, son industrie florissante, sa riche vie étudiante et nocturne, sa douceur de vivre au quotidien et l'affabilité de ses habitants, ou son étonnant mélange de cultures et de communautés. Pourtant la métropole québécoise offre aussi une surprise intéressante aux férus de géologie (en plus de multiples musées et parcs dédiées aux sciences naturelles) : la spectaculaire intrusion magmatique du Mont Royal.
C'est l'explorateur Jacques Cartier, lors de son second voyage en Amérique en 1535, qui baptisa la montagne qui surplombe la ville. Dans son récit de voyage, il raconte : « Et parmi ces campagnes est située et assise la ville de Hochelaga près d'une montagne aux alentours labourés et fort fertiles et sur laquelle on voit fort loin. Nous nommâmes cette montagne le mont Royal ».
Cette colline culmine à 234 m au-dessus des basses terres du Saint-Laurent, une vaste vallée très plane entre les Laurentides et les Appalaches (figures 2 à 5). Elle constitue donc un point stratégique pour le contrôle du fleuve en aval des rapides de Lachine, et a sans doute guidé l'établissement et le développement initial de la ville.
Source - © 2016 Guilhem Vellut sur wikimedia, CC2.0 |
Malgré l'urbanisation, ou plutôt en réaction à celle-ci, le Mont Royal est resté relativement boisé et constitue un vaste espace vert apprécié des habitants et des touristes. Il est aisé de s'y promener et d'y observer de nombreux affleurements qui montrent l'association étroite de diverses roches magmatiques plus ou moins basiques (c'est-à-dire relativement pauvres en silice). Observons quelques exemples, ici essentiellement photographiés dans l'Université de Montréal, située sur les pentes Nord-Ouest du Mont Royal (il s'agit d'affleurements in situ, de gros blocs déplacés sur de faibles distances lors de la construction des bâtiments, et parfois de blocs utilisés dans les murs de ces bâtiments).
Les roches magmatiques intrusives du Mont Royal
Il est possible d'observer, en place, sous forme de blocs ou dans certains murs, des filons de roches magmatiques allant de basaltes, gabbros à des termes plus acides diorites, monzonites. On remarque que ces filons se recoupent les uns les autres et que des figures d'interaction et/ou de recristallisation sont visibles. Voyons quelques exemples illustrant cette variété pétrographique et les différentes structures rencontrées.
On trouve également dans et autour du Mont Royal (notamment au niveau de l'ile Sainte Hélène, quelques kilomètres à l'Est du Mont Royal) des diatrèmes (brèches d'explosion volcanique) comportant essentiellement des fragments des roches sédimentaires encaissantes, métamorphisées et bréchifiées, ce qui témoigne d'un dynamisme éruptif explosif.
Les associations étroites en un même lieu de magmas aux propriétés différentes (acides et basiques, notamment) ont été évoqués à de nombreuses reprises sur Planet-Terre : Quand les crapauds des granites égyptiens démontrent le mélange de magmas à Paris et à Lyon, Des magmas acides et des magmas basiques qui coexistent, se recoupent, se mélangent…, Les enclaves basiques des granites, granite du Monte Capanne, Capo San Andrea, ile d'Elbe, Italie, Les « granitoïdes » de Saint Jean du Doigt (Finistère) : des magmas acides fracturant un pluton gabbroïque préexistant, Les « pillows gabbro » de Sainte Anne, granite de Ploumanac'h, Trégastel, Côtes d'Armor, Mélange de deux magmas granitiques, les Albas, commune de Felluns (Pyrénées Orientales).
On trouve ainsi de nombreux sites dans le monde où des magmas acides et basiques coexistent en un même lieu, voire sont intimement associés par le jeu d'enclaves, de filons, de mélanges de composition intermédiaire, d'échanges chimiques et minéralogiques entre les deux roches, etc. On peut envisager alors deux cas limites pour expliquer cette association géographique :
- deux magmas différents se sont formés en même temps dans un même lieu, et ont donc été en contact plus ou moins étroit lors de leur mise en place (mélange magmatique au sens strict) ;
- l'un des magmas s'est mis en place en premier, puis le deuxième est venu le recouper a posteriori, bouleversant de façon plus ou moins importante sa structure et sa composition chimique (par exemple en le faisant refondre et en l'assimilant partiellement, en en emportant des enclaves ou en y injectant des filons…).
Tous les cas intermédiaires sont bien entendus possibles, et il n'est pas rare d'observer, par exemple, en un point d'une même intrusion magmatique un magma acide recoupant un magma basique antérieur, et en un autre point la séquence chronologique inverse ; signe que les deux magmas sont globalement contemporains, mis en place lors d'un même magmatisme polyphasé.
Nous avons eu au travers des images précédentes un aperçu de la complexité des associations magmatiques du Mont Royal, qui comprend filons, brèches, roches de compositions intermédiaires qui attestent d'un certain degré de mélange... Quelques idées se dégagent : il semble y avoir une quasi-contemporanéité entre les deux types de gabbros, leucocrate et mélanocrate, l'un recoupant l'autre ou étant recoupé par l'autre en alternance. En revanche les termes les plus acides sont toujours postérieurs aux plus basiques et les recoupent toujours après leur refroidissement.
Quant à l'origine des magmas, deux cas extrêmes sont là encore possibles :
- les deux magmas ont la même source, mais se sont différenciés par cristallisation fractionnée et extraction à intervalles réguliers de liquides magmatiques de compositions variables (on observe ainsi une série magmatique comprenant plusieurs roches apparentées) ;
- les deux magmas proviennent de deux sources différentes, soit que la fusion des deux roches-mères différentes ait eu lieu par hasard au même endroit, soit qu'un même processus global ait engendré la fusion concomitante de deux roches-mères différentes (par exemple un rifting continental, couramment associé à un magmatisme bimodal, ou encore fusion crustale engendrée par la remontée de magmas d'origine mantellique dans divers contextes tectoniques).
Des cas intermédiaires sont à nouveau possibles, et la contamination crustale au sein du domaine continental peut participer à l'évolution des magmas et donc des roches magmatiques produites in fine.
Nous avons vu au travers des photographies précédentes qu'une évolution temporelle progressive a eu lieu depuis les gabbros vers des termes de plus en plus acides et riches en alcalins. Ceci plaide en faveur d'une différenciation magmatique à partir d'une seule source : un magma primaire gabbroïque obtenu par fusion de péridotites mantelliques.
L'ensemble des roches présentes au niveau du Mont Royal appartient à la série alcaline, évoluant par cristallisation fractionnée depuis des gabbros vers des roches plus différenciées donc plus riches en alcalins et en silice : diorite, syénite, essexite, monzonite… Celles-ci sont alors tantôt légèrement sursaturées en silice (il existe quelques affleurements de monzonite à quartz par exemple), tantôt légèrement sous-saturées en silice, comme la présence de néphéline en atteste (diorites et gabbros à néphéline assez fréquents dans le Mont Royal). Toutes les roches magmatiques du Mont Royal ont été datées à environ 124 Ma (Crétacé inférieur). Divers arguments, notamment géochimiques (voir la bibliographie), sont en faveur de ce modèle de différenciation à partir d'une unique source magmatique mantellique. Nous aborderons plus loin (partie 4) l'origine possible de ce magmatisme.
Une erreur classique en présence d'éléments sombres repris dans des roches magmatiques claires serait de les confondre avec des enclaves de restite (résidu de fusion riches en minéraux réfractaires, cf. Les enclaves surmicacées (restites) des granites) ou avec des enclaves de roches encaissantes (cf. Les enclaves d'encaissant dans le granite de Ploumanac'h, ile Milliau, Trébeurden, Côtes d'Armor ou Les enclaves du granite de Torres del Paine (Chili)). Dans et autour du Mont Royal, les xénolithes de péridotites, ou encore de roches de la croûte continentale (granulites par exemple), sont absents ou très rares ; mais on peut observer aisément des enclaves d'encaissant sédimentaire.
L'encaissant de l'intrusion magmatique du Mont Royal
Les assises rocheuses de la région de Montréal autour du Mont Royal consistent surtout en roches sédimentaires du Cambrien supérieur et de l'Ordovicien qui reposent sur un socle précambrien dont on peut voir quelques rares affleurements ici et là, et que l'on retrouve surtout à l'Ouest, dans les Laurentides, où il forme le bouclier canadien. Les roches sédimentaires sont des dépôts de plateau continental : grès, argiles et surtout calcaires.
Vers la fin de l'Ordovicien, le plissement occasionné par l'orogenèse taconique a légèrement incliné ces strates et les a transformées en plis ouverts de faible amplitude.
En surface, les roches magmatiques intrusives du Mont Royal recoupent aujourd'hui principalement des roches de l'Ordovicien moyen : calcaires du groupe de Trenton (formations de Tréteauville et de Montréal) ainsi qu'argilites (ou shales) sus-jacentes d'Utica – une formation par ailleurs exploitée au Québec et aux États-Unis pour en extraire du gaz de schiste. Mais naturellement, toutes les roches antérieures (donc situées sous celles du groupe de Trenton en vertu du principe de superposition) sont également recoupées et susceptibles d'être retrouvées en inclusion dans les roches magmatiques. Il en va de même pour une partie des roches postérieures aux shales d'Utica (depuis l'Ordovicien moyen jusqu'au Crétacé inférieur, date de l'intrusion magmatique), aujourd'hui déblayées par l'érosion.
Source - © 2017 École Polytechnique de Montréal | Source - © 2017 Pierre Bédard |
Lorsque le contact entre le magma intrusif et l'encaissant a été prolongé (cas des enclaves ou de la bordure de certains filons notamment), un métamorphisme de contact plus ou moins poussé a eu lieu. Les roches sédimentaires encaissantes ont été métamorphisées : les calcaires du groupe de Trenton ont été transformés en marbres, les argilites ou shales d'Utica ou du groupe de Trenton ont été transformées en cornéennes.
Les cornéennes sont particulièrement visibles dans la partie Nord-Ouest du Mont Royal, sous le Chalet de la Montagne. Roches dures, formant des éclats tranchants, elles ont été exploitées au niveau du Mont Royal par les Amérindiens pour la fabrication d'outils de pierre.
Quant aux marbres, on peut les observer partout où le contact entre le calcaire et les roches intrusives est visible. Les photographies suivantes sont prises au niveau de l'Université de Montréal.
Remarque : ce marbre bien recristallisé pourrait parfois être confondu avec des carbonatites (cf. Qu'est-ce qu'une carbonatite ?), hypothèse d'autant moins absurde que de telles roches magmatiques existent au niveau d'autres intrusions apparentées à celle du Mont Royal (Mont Oka à l'Ouest de Montréal, voir plus bas, partie 4). Le contexte (intrusion dans des calcaires) et divers indices de terrain (présence résiduelle de strates sédimentaires, par exemple) permettent cependant de trancher sans équivoque.
Nous avons donc vu que le Mont Royal est formé de roches magmatiques intrusives, grenues ou microgrenues, qui se sont injectées au Crétacé inférieur (autour de -124 Ma) dans des roches sédimentaires plus anciennes (majoritairement ordoviciennes). Comment s'est formé ce relief, qui domine de plus de 200 m les basses terres environnantes ?
La formation du Mont Royal
On trouve assez aisément sur internet une explication tentante mais erronée : le Mont Royal serait un ancien volcan. La nature des roches (plutoniques et filoniennes et non volcaniques du surface) contredit cette hypothèse. Si des traces d'éruptions volcaniques existent (diatrèmes montrant un dynamisme éruptif explosif), les roches qui constituent le Mont Royal se sont clairement mises en place en profondeur, sous près de 2000 m de roches sédimentaires. Elles étaient peut-être reliées à un volcan, mais en constituait le soubassement, peut-être un reste refroidi d'une chambre magmatique intracrustale. Il s'agit en fait d'un bel exemple de relief d'érosion (voir figure ci-dessous) : les roches plutoniques très dures qui constituent le Mont Royal actuel, ainsi que les roches issues du métamorphisme de contact (cornéennes et marbres) ont mieux résisté à l'érosion que les roches encaissantes (roches argilo-calcaires plus tendres).
Source - © 2017 D'après Pierre Bédard, modifié
Quel est l'origine de ce magmatisme crétacé ?
Le contexte géologique et l'origine de l'intrusion magmatique du Mont Royal
Nous avons vu précédemment que les roches du Mont Royal appartiennent à la même série magmatique alcaline. Cette série peut être trouvée dans des contextes géologiques variés à l'origine d'un magmatisme généralement intraplaque, comme c'est le cas pour le Mont Royal : principalement points chauds et rifting continental. La série alcaline peut aussi être présente sur la partie continentale d'une marge passive en cours d'ouverture, comme dans le Crétacé supérieur autour du Golfe de Gascogne (cf. Un volcanisme bien méconnu et pourtant si riche d'enseignement : le volcanisme du Crétacé supérieur du Pays Basque, ses pillow-lavas et la salinité de l'eau de mer). Elle est, de plus, parfois retrouvée, en association avec d'autres séries magmatiques, au niveau des zones de subduction, mais cette configuration est d'emblée exclue dans le cas du Mont Royal, très éloigné géographiquement et temporellement de toute subduction active.
La richesse en éléments alcalins incompatibles (Na, K…) de cette série, et sa relative pauvreté en silice par rapport à la série tholéiitique, s'explique généralement par un taux de fusion plus faible des péridotites, auquel peuvent venir s'ajouter une profondeur de fusion plus importante (cas des points chauds notamment) et/ou la participation d'un manteau enrichi en éléments incompatibles (manteau profond par exemple). À ce sujet, on relira avec profit Les magmas primaires basaltiques issus de la fusion du manteau.
Deux théories principales s'affrontent donc pour expliquer l'origine du Mont Royal : magmatisme de point chaud ou de rifting continental.
Pour trancher, il faut prendre en considération le contexte général. Le Mont Royal n'est en effet pas une intrusion magmatique isolée.
Une série de collines formées de roches intrusives alcalines est aisément observable aux alentours de Montréal (voir figure 3, figures 45 à 50 ci-dessous, et visualisation plus large avec le fichier province-magmatique-monteregienne.kmz), tranchant nettement avec le relief très plat de la vallée du Saint Laurent.
Ces collines ont été désignées par Frank D. Adams en 1903 sous le nom de "montérégiennes" (de mons regius, mont royal ; voir bibliographie) ; la première définition comprenait les monts Royal, Saint-Bruno, Saint-Hilaire, Rougemont, Saint-Grégoire, Yamaska, Shefford et Brome. Le mont Mégantic, distinct du reste des Appalaches par sa composition magmatique alcaline, se joint plus tard à la liste. La province magmatique ainsi définie inclut de plus aujourd'hui de nombreuses cheminées, des milliers de dykes et sills, ainsi que les intrusions Iberville, de Saint-André et Oka, qui ne forment pas de reliefs marqués. Les intrusions Iberville et de Saint-André, complètement enfouies, n'ont d'ailleurs été découvertes que dans les années 1960 à l'aide de méthodes géophysiques.
Source - © 2001 D'après Robert Bernier sur wikimedia, CC3.0 | Source - © 2009 D'après Guillaume Hubert-Jodoin sur wikimedia, CC3.0 |
Les collines montérégiennes et les autres intrusions associées forment un alignement orienté Est-Ouest (voir figures 49 et 50, et le fichier province-magmatique-monteregienne.kmz). Elles sont toutes datées du Crétacé, entre 140 à 110 Ma, avec un maximum d'activité autour de 120 Ma. Une telle disposition parait plaider en faveur d'un volcanisme de point chaud, selon le mécanisme hawaïen classique de déplacement de la plaque tectonique au-dessus d'un point chaud supposé fixe dans le manteau profond. La plaque Nord-américaine aurait ainsi été perforée à plusieurs reprises par le magma issu de la fusion partielle relativement superficielle d'un panache mantellique d'origine profonde. Ce point chaud, baptisé Great Meteor hotspot ou New England hotspot, serait actuellement inactif. En faveur de cet alignement de point chaud, d'autres provinces magmatiques ont pu être associées au Sud-Est des Montérégiennes : les intrusions magmatiques alcalines des montagnes blanches (New Hampshire White Mountains, voir figure 49 et fichier province-magmatique-monteregienne.kmz) et les monts sous-marins Kelvin (Kelvin seamounts ou New England seamounts, voir figure 49 et fichier province-magmatique-monteregienne.kmz), qui se prolongent vers l'Est par les monts sous-marins Corner Rise, puis de l'autre côté de la dorsale Atlantique par les monts sous-marins Atlantis-Great Meteor.
Certains suggèrent que ce long parcours pourrait même débuter par divers affleurements de kimberlites plus anciennes (environ -200 Ma), au Nord-Ouest des montérégiennes, dans le Nord-Ouest de la baie d'Hudson.
Les datations à vaste échelle montrent une progression grossièrement compatible avec cette hypothèse. Les Montagnes Blanches (White Mountains) présentent en effet deux pics d'activité magmatique dont le plus jeune (vers -11à -130 Ma) cadre bien avec le modèle (le plus âgé, vers -165 à -200 Ma, est plus problématique) ; la chaine de monts sous-marins Kelvin s'étale de -110 à -80 Ma ; les monts sous-marins Corner Rise datent de -75 Ma environ ; puis après le franchissement de la dorsale Atlantique, les monts sous-marins Atlantis-Great Meteor s'étalent de -20 Ma à -11 Ma. Le point chaud Great Meteor, au Sud des Açores, semble aujourd'hui inactif, et ce depuis -11 Ma (Miocène).
Dans le détail, seules les chaines de monts sous-marins Kelvin-Great Meteor présentent une réelle progression régulière des âges d'Ouest en Est, de guyot en guyot, et sont indiscutablement la trace de l'activité d'un point chaud. Au sein des Montagnes Blanches et des Montérégiennes, aucune association claire entre les âges et la localisation ne se dégage. En fait, vu les faibles distances qui séparent certaines collines montérégiennes, et en considérant une vitesse de déplacement de la plaque tectonique de quelques centimètres par an, on pourrait s'attendre à des âges identiques pour les divers plutons, à 1 Ma près, ce qui correspond grosso modo à la marge d'erreur des mesures ; ceci ne cadre pas avec les datations effectuées, bien plus étalées dans le temps.
Des discontinuités géographiques existent, de plus, entre les différentes provinces magmatiques, avec des alignements très imparfaits. Cela pourrait bien sûr s'expliquer par des changements de direction de la plaque lithosphérique, une activité magmatique irrégulière (d'intensité et de localisation un peu variables) et qui peinerait à percer le bouclier canadien (cas des faibles volumes de kimberlites anciennes) ; mais cela rend tout de même moins lisible l'hypothèse d'une trace continue de point chaud.
Une seconde hypothèse invoque une activité de rifting importante à l'Ouest du Québec durant tout le Crétacé, qui a d'ailleurs laissé des traces jusque dans le Grand Nord du Québec, à plus de 1 000 km de la trace des intrusions montérégiennes. Cela semble cohérent avec la localisation des intrusions magmatiques montérégiennes, étroitement associées à des paléorifts primaires (graben du Saint Laurent et graben Ottawa-Bonnechère, voir figure 49). Une certaine association des intrusions des Montagnes Blanches avec des failles régionales existerait également.
L'ouverture de l'Atlantique Nord, qui avait débuté au Jurassique, progressa irrégulièrement vers le Nord au Crétacé, avec plusieurs changements successifs dans la géométrie de l'extension avant que la position de la dorsale médio-atlantique ne se stabilise réellement. Cette ouverture de l'Atlantique fut ainsi associée à l'ouverture de rifts annexes (rift de Gascogne par exemple du côté de la plaque européenne, rift du Labrador du côté de la plaque Nord-américaine) ou la réactivation de paléorifts comme ceux de la région du Saint Laurent.
L'activité d'extension aurait alors provoqué un amincissement de la lithosphère, une remontée passive de l'asthénosphère, donc une décompression adiabatique et une fusion partielle. L'extension assez modérée dans ces rifts annexes n'aurait généré qu'un faible taux de fusion, d'où la nature alcaline des magmas produits, par opposition aux magmas tholéiitiques générés à la même époque plus à l'Est au niveau de la zone de rifting principale (dorsale atlantique naissante).
Entre autres arguments en faveur de cette seconde hypothèse, on trouve des analyses des déplacements globaux des plaques tectoniques aux périodes considérées, ainsi que des relations d'âge entre les sédiments mis en place dans les grabens et les intrusions magmatiques (la sédimentation de rift précèderait le magmatisme selon les tenants de cette hypothèse, preuve de la primauté de l'extension tectonique).
Certains poussent même ce modèle de tectonique extensive jusqu'à voir dans les monts sous-marins Kelvin le résultat d'une zone de fracturation progressant vers le Sud-Ouest, en lien toujours avec l'ouverture Atlantique.
D'autres auteurs, enfin, ont proposé un modèle mixte, où les contributions respectives du point chaud Great Meteor et de la tectonique extensive restent à définir (par exemple, le panache mantellique ascendant contribuerait thermiquement à la fusion du manteau plus superficiel, ou bien ce panache aurait apporté des éléments incompatibles et des fluides qui joueraient le rôle de fondant et enrichiraient le manteau superficiel, et la disposition des intrusions magmatiques suivrait les failles préexistantes car elles constitueraient des points faibles, c'est-à-dire des zones privilégiées de remontée du magma).
Des études de tomographie sismique ont d'ailleurs montré l'existence d'une zone de ralentissement des ondes sismiques sous les Montérégiennes, au niveau du paléorift Ottawa-Bonnechère, qui pourrait correspondre à la trace de l'interaction entre le passage du point chaud et des zones fragilisées du craton canadien.
On note d'ailleurs que la contribution des points chauds à la rupture de la lithosphère, dans les phases précoces de rifting qui précèdent l'océanisation, est bien démontrée dans certains cas (par exemple provinces magmatiques géantes de l'Atlantique Nord, de l'Atlantique Central, et Paraná-Etendeka en lien respectivement avec l'ouverture de l'Atlantique Nord, Central et Sud). Un tel lien génétique est cependant loin d'être établi entre le point chaud Great Meteor et l'ouverture de l'Atlantique Nord et des rifts annexes…
Pour trancher entre ces différentes hypothèses, des arguments peuvent être recherchés dans la géochimie. L'article d'Émilie Roulleau et Ross Stevenson (2013), est un bon exemple d'une telle recherche.
Dans un tel travail, il faut réussir à isoler les diverses causes de variations isotopiques pour remonter à la source du magma. L'hétérogénéité des roches magmatiques mises en place dans les Montérégiennes est en effet très grande, comme c'est souvent le cas pour le magmatisme intracontinental.
Par exemple, une évolution d'Ouest en Est est assez marquée au niveau des éléments majeurs : on passe de magmas fortement sous-saturés en silice (carbonatites d'Oka et Saint André), à modérément sous-saturés à saturés (intrusions centrales : monts Royal, Saint Bruno, Saint Hilaire, Rougemont, Saint Grégoire, Yamaska…), jusqu'à nettement saturés (intrusions les plus à l'Est : monts Brome, Shefford et Mégantic).
Au niveau isotopique, une hétérogénéité d'Est en Ouest est retrouvée ; elle serait liée à une nature différente du manteau source des magmas (voir plus bas).
L'effet de la cristallisation fractionnée et des différentes arrivées de magma primaire dans la chambre magmatique est également observable, notamment à l'intérieur d'un même pluton (comme nous avons d'ailleurs pu le voir au niveau du Mont Royal), par une évolution continue depuis un pôle représentant le magma primaire vers des termes plus différenciés.
Enfin l'effet de la contamination par les roches encaissantes est variable dans les Montérégiennes, car au moins trois types différents de terrains sont traversés selon leur localisation (voir figures 49 et 50 ci-dessous) : le socle de gneiss précambriens du bouclier canadien à l'Ouest, les sédiments des basses terres du Saint Laurent (déposés sur ce même socle gneissique) au centre, et les séquences métamorphiques des Appalaches chevauchant à l'Est. Les analyses isotopiques sont cohérentes avec des modèles incluant jusqu'à 20% de matériel encaissant dans les magmas des Montérégiennes.
Finalement, les analyses de compositions isotopiques effectuées sur les roches des collines montérégiennes y concluent que la source magmatique serait un manteau lithosphérique subcontinental métasomatisé par la remontée d'un manteau asthénosphérique convectif. Cela serait donc en faveur de la seconde hypothèse : magmatisme en réponse à une extension lithosphérique durant l'ouverture de l'Océan Atlantique Nord vers 124 Ma.
L'hétérogénéité isotopique des magmas primaires s'expliquerait par un manteau lithosphérique de composition complexe à l'aplomb des collines montérégiennes, où différents types de réservoirs mantelliques seraient associés (mélange plus ou moins important avec des réservoirs enrichis HIMU (High µ, rapport U/Pb élevé) et EM1 (Enriched Mantle 1, manteau enrichi 1), avec une participation probable de croûte continentale inférieure ou de manteau archéen). La signature HIMU domine ainsi à l'Ouest, la signature EM1 à l'Est.
Par ailleurs, cette présence de manteau enrichi dans le manteau lithosphérique régional expliquerait également la ressemblance des magmas des Montérégiennes avec les OIB (Ocean Island Basalts, typiques des points chauds océaniques). Quant à savoir si cette présence de manteau enrichi traduit la participation plus ou moins ancienne d'un panache mantellique profond (hypothèse mixte présentée plus haut), il est difficile d'avoir des certitudes... et les recherches se poursuivent.
Source - © 2013 D'après É. Roulleau et R. Stevenson, modifié |
Bibliographie
Pour plus d'information, on consultera la carte interactive du Système d'information géominière du Québec.
De nombreuses informations sur les Montérégiennes et le Mont Royal en particulier, avec un parcours de découverte géologique et de nombreuses images commentées, sont présentées sur le site de Pierre Bédard, de l'École Polytechnique de Montréal.
L'article original de F.D. Adams (1903) définit les Montégrégiennes.
Frank D. Adams, 1903. The Monteregian Hills: A Canadian Petrographical Province, The Journal of Geology, 11, 3, 239-282
Les articles de G.N. Eby (1984, 1985) discutent l'origine des intrusions montérégiennes, notamment sur la base d'analyses géochimiques, et des liens entre leurs âges et leurs positions géographiques.
G. Nelson Eby, 1984. Geochronology of the Monteregian Hills alkaline igneous province, Quebec, Geology, 12, 8, 468-470 - [doi:10.1130/0091-7613(1984)12%3C468:GOTMHA%3E2.0.CO;2]
G. Nelson Eby, 1984. Age relations, chemistry, and petrogenesis of mafic alkaline dikes from the Monteregian Hills and younger White Mountain igneous provinces, Revue canadienne des sciences de la Terre, 22, 8, 1103-1111 - [doi:10.1139/e85-112]
Les articles de J.H. Bédard (1985) et de S. Faure et al. (1996) expriment bien certains arguments en faveur de l'hypothèse d'un rifting à l'origine du magmatisme des Montérégiennes.
Jean H. Bédard, 1985, The opening of the Atlantic, the mesozoic new England igneous province, and mechanisms of continental breakup, Tectonophysics, 113, 3–4, 209-232 - [doi:10.1016/0040-1951(85)90197-0]
Stéphane Faure, Alain Tremblay, Jacques Angelier, 1996. State of intraplate stress and tectonism of northeastern America since Cretaceous times, with particular emphasis on the New England-Quebec igneous province, Tectonophysics, 255, 1–2, 111-134 - [doi:10.1016/0040-1951(95)00113-1]
L'article de L.M. Heaman et B.A. Kjarsgaard (2000) discute de la place des kimberlites du Nord-Ouest du Québec par rapport au point chaud Great Meteor.
L.M. Heaman, B.A. Kjarsgaard, 2000. Timing of eastern North American kimberlite magmatism: continental extension of the Great Meteor hotspot track?, Earth and Planetary Science Letters, 178, 3–4, 253-268 - [doi:10.1016/S0012-821X(00)00079-0]
Les articles de K. Aktas et D.W. Eaton (2006) et de D.W. Eaton et A. Frederiksen (2007) défendent l'hypothèse d'un point chaud, Great Meteor, à l'origine du magmatisme des Montérégiennes, entre autres à l'aide d'arguments issus de la tomographie sismique.
Kadircan Aktas, David W. Eatonen, 2006. Upper-mantle velocity structure of the lower Great Lakes region, Tectonophysics, 420, 1–2, 267-281 - [doi:10.1016/j.tecto.2006.01.020]
David W. Eaton, Andrew Frederiksen, 2007. Seismic evidence for convection-driven motion of the North American plate, Nature, 446, 428-431 - [doi:10.1038/nature05675]
L'article d'É. Roulleau et R. Stevenson (2013) analyse géochimiquement les Montérégiennes et l'origine de leur magmatisme, tout en rappelant l'état des connaissances scientifiques sur le sujet.
Émilie Roulleau, Ross Stevenson, 2013. Geochemical and isotopic (Nd–Sr–Hf–Pb) evidence for a lithospheric mantle source in the formation of the alkaline Monteregian Province (Quebec), Revue canadienne des sciences de la Terre, 50, 6, 650-666 - [doi:10.1139/cjes-2012-0145]