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Article | 01/04/2022

La géodiversité, socle de la biodiversité 3/3

01/04/2022

Patrick De Wever

Muséum national d'histoire naturelle
 

Olivier Dequincey

ENS de Lyon / DGESCO

Résumé

Géologie et pédologie vus sous l'angle des terroirs : gastronomie (fromage, champignons, charcuterie, thé, vin) et soie.


Impacts socio-économiques

Voir le volet La géodiversité socle de la biodiversité 1/3

Chacun son sol ou sous-sol

Voir le volet La géodiversité socle de la biodiversité 2/3

Géogastronomie, relations entre géodiversité, biodiversité et alimentation

Le riz se cultive en Camargue et le seigle en Quercy. À qui viendrait l'idée de planter du riz sur les plateaux autour de Figeac ou de Rocamadour ?

Il y a donc liaison entre sous-sol et plantes, comme il y a liaison entre plantes et animaux, puisqu'ils s'en nourrissent ! Et nous nous alimentons avec des plantes et des animaux, donc notre gastronomie dépend, elle aussi, de la géologie.

Selon le terrain : Camembert ou Roquefort

Les Causses ont un nom particulier, parce qu'ils offrent un paysage spécifique dû à un plateau calcaire. Ces régions sont riches en morphologies caractéristiques : dolines, lapiez, gouffres, avens… Toutes résultent de ce que les calcaires sont très cariés, étant dissouts par le ruissellement des eaux. En surface, l'aridité est telle que seuls quelques arbustes épineux et une herbe maigre arrivent à pousser. Cette végétation ne permet de nourrir que des moutons. Le lait des brebis est conservé sous forme de fromage stocké au frais dans les grottes ou galeries souterraines naturelles (cf. Quand la géologie rejoint la gastronomie : site et glissement de terrain de Roquefort (Aveyron)). Avec le temps et l'air qui circule, des champignons s'installent sur et dans le fromage pour offrir in fine le Roquefort.

En Bretagne ou dans l'Avesnois, le sous-sol est constitué de roches schisteuses qui se sont formées alors qu'une montagne s'élevait (la chaine hercynienne). Aujourd'hui, ces roches s'altèrent en surface et se transforment en argiles. Ce sol argileux étant imperméable, les zones où elles abondent sont humides. Une herbe grasse s'y développe au grand bonheur des vaches, qui nous font bénéficier d'un lait abondant transformé en beurre, ou en Maroilles. En Normandie, des terrains sont d'origine marine depuis l'ère secondaire (Mésozoïque) et constitués principalement d'argiles. Ils représentent aussi un terrain propice à l'herbe généreuse, qui nourrit des vaches qui nous offrent les Camembert, Pont-l'Évêque, Livarot…

Pour résumer en un tableau simple.

Schistes, argiles

(ex. Normandie, Avesnois)

Calcaire

(ex. Causses)

Humide

Sec

Vaches

Brebis

Camembert, Maroilles

Roquefort

Selon que vous habitez sur du calcaire ou du granite vous pourrez cuisinez le « roi des champignons » (le cèpe), la fine morille ou encore l'« or noir »

Les relations sont tellement fortes entre champignons et géologie que les champignons sont parfois utilisés pour tracer les contours de certaines formations géologiques comme ce fut le cas en Hongrie dans les montagnes du Bükk (Németh et Peth, 2009 [r11]). Quant aux cuisiniers, ils regardent le terrain sur lequel ils sont avant de choisir leur menu.

Sur les terrains siliceux, grès ou autres roches non-calcaires, avec des châtaigniers, on trouve des champignons tels le cèpe de Bordeaux (Boletus edulis), le bolet orangé (Leccinum aurantiacum), les trompettes de la mort (Craterellus cornucopioides), la chanterelle, les pieds de moutons, les hydnes sinués, le bolet à pied rouge, la russule verdoyante, la russule charbonnière… Tout cet écosystème est en outre apprécié des apiculteurs, car les abeilles s'y plaisent.

Sur les terrains calcaires, le cuisinier trouvera plutôt le mousseron (Calocybe gambosa, aussi connu sous le nom de tricholome de la Saint-Georges) et la morille (Morchella rotunda). Et l'on ne peut ignorer que les truffes (Tuber melanosporum pour la truffe noire du Périgord et T. aestivum pour la truffe blanche d'été) se cherchent dans des terrains très calcaires.

Les terrains argileux et acides sont indiqués par la girolle ou chanterelle commune (Cantharellus cibarius), des lactaires poivrées (Lacterius piperatus), les russelles (Russella) et des amanites (Amanita).

Pour les amateurs de champignons ces distinctions géologiques permettent de sélectionner le terrain à parcourir si on utilise aussi la carte géologique pour ses sorties.

Comme les champignons se développent entre autres à partir des sels minéraux tirés du sol, il est logique que le sol ait une influence sur la diversité des espèces trouvées dans un milieu.

Deux exemples de relations avec les granites

Granites de Corse

La Corse est une région majoritairement granitique (voir, précédemment, Des plantes inféodées à un type de roche, exemple de la Corse). Elle est couverte de châtaigniers qui alimentent notamment le porc insulaire, le célèbre porc Nustrale, à la base de la non moins célèbre charcuterie corse.

Du granite au spectacle, les Cévennes

Allons plus loin, de la géologie au spectacle, avec le granite et les micaschistes des Cévennes.

Les granites sont peu propices aux cultures. Le terrain est alors occupé par des arbres qui se plaisent sur terrains siliceux : les châtaigniers en particulier y ont été favorisés. Dans les Cévennes, ils ont longtemps été exploités comme ressource agricole dans un but vivrier (leur rendement était supérieur à celui des céréales de la Beauce). Il était désigné par les Cévenols comme l'arbre à pain, et en plus d'arbre “à tout faire”, qui servait pour l'alimentation des populations et des troupeaux, et pour les constructions, la fabrication des outils, le chauffage… Il en était devenu l'âme du territoire. Mais les arbres étaient parfois, surtout au XIXe siècle, sévèrement décimés par une moisissure sur les racines qui provoquait une exsudation noire bleuâtre : la maladie de l'encre. L'arbre meurt par la cime. La Phytophthora fait ravage.

Depuis le Moyen-Âge, on élevait aussi des vers à soie sur les muriers, arbres silicoles. La prospérité des élevages de vers à soie connait son apogée lors de la première moitié du XIXe siècle. La culture des muriers a permis l'élevage des vers à soie favorisant ainsi une industrie textile avec ces fils (chemises, bas…). Ce contexte explique que les danseuses de French cancan mettaient des bas de soie des Cévennes !

La toile Le café de Paris et ses danseuses

Figure 79. La toile Le café de Paris et ses danseuses

Les granites cévenols ont permis d'habiller des jambes des danseuses de French cancan. Était-ce pour montrer ces jolis bas que les danseuses levaient haut les jambes ? Peut-être pas.


À la fin du XIXe siècle, des élevages seront dévastés par une maladie : la pébrine. Un renouveau se produira vers le milieu du XXe siècle, mais la concurrence de la rayonne, puis du nylon et de l'élasthane (Lycra) conduisent à la baisse inéluctable de la production de la soie. Exode des soyeux, dégénérescence des muriers, agonie des châtaigneraies : les Cévennes ne se remettent pas du déclin de cette industrie.

Un thé de collision

Le choix du thé d'un président chinois est lié à la géologie !

La liaison entre sous-sol et plantes n'est évidemment pas unique à la France. En effet, en Chine par exemple, le président Teng Siao-P'ing (ou Deng Xiaping, 1904-1997) était un amoureux du thé Puer, mais d'un thé Puer très particulier. Il avait sa plantation réservée de Xinyang Masjian sur ce que les géologues appellent une “zone de suture”, en Chine occidentale (Rinling Shan). La Chine d'aujourd'hui résulte de la soudure d'anciens blocs continentaux. La rencontre puis la soudure de ces blocs a conduit à des roches métamorphiques. Le meilleur thé Puer nécessite outre une certaine humidité, d'être planté sur des basaltes, des granites ou des roches métamorphiques, qui correspondent à cette zone de suture. L'altération de ces roches donne des sols et un thé particulier qui avait l'heur de plaire au président chinois.

Assiette de thé Puer

Figure 80. Assiette de thé Puer

Le thé peut être comprimé et moulé sous forme de disque pour en permettre sa garde. Les thés de qualité sont fréquemment présentés sous forme de médaillons, ou insérés dans un cadre rond à poser sur un meuble pour le laisser vieillir plusieurs années


Une liaison sous-sol - sol - plante - alimentation évidente en France : le vin

Les relations entre géologie et vins sont bien connues dans notre pays. Des excursions, des conférences, et de nombreux articles et livres y ont été consacrés. Cette partie s'inspire, entre autres, de l'article Géologie et vins de la revue Géologia (P. De Wever et al., 2009).

Parfois la liaison n'est pas évidente au profane, car les sols sont d'appellations proches (telles les terrasses en graves du Bordelais) et beaucoup de vins sont des assemblages de cépages différents (merlot, cabernet franc et cabernet sauvignon pour le bordelais aussi).

La Bourgogne me semble offrir l'exemple le plus simple, car ses vins sont constitués d'un seul cépage : le chardonnay pour les blancs et le pinot noir pour les rouges. Les vignes sont plantées sur un coteau tourné vers l'orient (d'où le nom Côte d'Or), de direction Nord-Sud, allant partout de l'altitude 550 m à 200 m vers la plaine de la Saône. Les vignobles s'étagent de 250 à 350 m. Tout est donc identique, et pourtant on trouve, vers le Nord, les "Côtes de Nuits" et, au Sud, les "Côtes de Beaune". La seule différence est le terrain : du Jurassique moyen au Nord et du Jurassique supérieur au Sud.

Schéma d'implantation des vignes de Bourgogne

Figure 81. Schéma d'implantation des vignes de Bourgogne

Les Côtes de Nuits sont installées sur du Jurassique moyen, alors que les Côtes de Beaune se trouvent sur du Jurassique supérieur.


De nombreux viticulteurs soulignent le terrain sur lequel poussent leurs vignes en utilisant une des caractéristiques géologiques dans l'appellation de leur vin (toujours à boire avec modération).

Certains utilisent une subdivision de l'échelle des temps géologiques et appellent leur cuvée “Jurassique” ou “Kimméridgien” pour un Bourgogne de la région de Chablis, ou la “Cuvée du Toarcien” pour un Anjou. Ailleurs le “Clos de Trias”, la cuvée “Terres du Trias” pour un Bandol rappellent le Trias parfois juste évoqué avec une ammonite stylisée sur l'étiquette comme pour un AOC du Ventoux à Le Barroux. D'autres mentionnent des minéraux, des roches ou des fossiles dans leur nom ou sous forme de dessin. Parmi les plus remarquables on peut citer la “cuvée des dinosaures” , une blanquette de Limoux, ou le “Syrahnosaurus rex”, alliant la syrah (le cépage) au célèbre tyrannosaure !

« Kimméridgien », une mention claire à la géologie

Figure 82. « Kimméridgien », une mention claire à la géologie

Ce vigneron bourguignon revendique aussi que « [son] vin puise arôme en terre ».


Un rouge des côtes catalanes dont le nom allie cépage et paléontologie

Figure 83. Un rouge des côtes catalanes dont le nom allie cépage et paléontologie

« Syrahnosaurus rex », nom évoquant le cépage (la syrah) et le tyrannosaure (Tyrannosaurus rex).


Étiquettes et bouteilles illustrent bien cette volonté d'affichage.

Quelques bouteilles de vins aux étiquettes à consonance géologique

Figure 84. Quelques bouteilles de vins aux étiquettes à consonance géologique

A- Un Chardonnay de l'Aude, affichant son « Terroir des dinosaures ».

B- Un Beaumes-de-Venise rouge (Vaucluse) arborant une ammonite.

C- Un vin du Gers baptisé Ampelomeryx.

D- Un Bourgogne Saint-Bris (Yonne) affichant une ammonite.


Une étiquette de Berlou (Hérault) revendique son appartenance à la Montagne Noire et à sa géologie

Figure 85. Une étiquette de Berlou (Hérault) revendique son appartenance à la Montagne Noire et à sa géologie

Elle vante ses terrains schisteux riches en trilobites, des arthropodes marins disparus à la fin du Paléozoïque (“ère primaire”).


Un Saint-Chinian (Hérault) est appelé “Cuvée du Ptérosaure”, reptile volant fossile représenté sur l'étiquette

Figure 86. Un Saint-Chinian (Hérault) est appelé “Cuvée du Ptérosaure”, reptile volant fossile représenté sur l'étiquette

Les vignerons proches de Berlou revendiquent leurs terrains schisteux, anciens, et calcaires, plus récents, qui leur permettent une large gamme de vins.


Nombreuses sont les évocations des fossiles trouvés dans les vignobles, mais un seul requiert la présence de certains fossiles pour donner droit à une appellation : le chablis. En effet, cette appellation peut nécessiter que le sous-sol contienne un certain niveau de richesse en petites huitres fossiles en forme de virgules, les Exogyra virgula.

Ces petites huitres fossiles (Exogyra virgula) sont des marqueurs de terroir pour le vin de Chablis

Carte et coupe du Chablis

Figure 88. Carte et coupe du Chablis

Les "premiers crus" et "grands crus" ne sont attribués qu'à des niveaux d'âge kimméridgien qui livrent beaucoup de petits fossiles en forme de virgule.


Vins et fromages font la célébrité de la France. Si un pays doit être conscient des relations sous-sol – plante – alimentation c'est bien la France…

Les relations géologie-gastronomie sont tellement importantes que ce thème a déjà été traité sur Planet-Terre à travers quelques cas précis. Parmi eux, citons :

Conclusion

La géodiversité est la base de l'ensemble des écosystèmes terrestres et marins. Ce fait est de plus en plus reconnu dans le monde scientifique et par de nombreux pays. La gestion de la partie non-vivante de la nature (géodiversité et processus liés) est cruciale pour conserver les espèces et les habitats. La géodiversité a une influence sur la biodiversité à toutes les échelles spatiales, de l'échelle régionale (Anderson et Feree, 2010 [r1]; Manríquez et al., 2019 [r9]) à l'échelle locale, celle du géosite (Hjort et al., 2015 [r7]).

Il convient donc aujourd'hui d'intégrer la dimension géodiversité-géopatrimoine aux documents de gestion et aux travaux de génie écologique, de gestion conservatoire ou de restauration, en bref, d'associer la géodiversité à la biodiversité.

Remerciements

L'auteur sait gré Olivier Dequincey de lui avoir proposé l'opportunité de mettre ces éléments sur les site Planet-Terre et Planet-Vie, il le remercie ainsi que Pierre Thomas et Pascal Combemorel pour leur implication, relectures attentives et ajouts.

Bibliographie générale

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P. De Wever, G. Egoroff, A. Cornée, A. Lalanne (éditeurs), 2015. Géopatrimoine en France, Mém. H.S. SGF n°14, 180p.

P. De Wever, A. Cornée, G. Egoroff, G. Collin, F. Duranthon, A. Lalanne, C. De Kermadec, S. Lucet, 2019. Patrimoine géologique – Notion, état des lieux, valorisation, Naturae, 2019, 1, 58p., accès libre

P. De Wever, J.-Y. Reynaud, M. Rotaru, 2009. Géologie et vin, Géologia (FFAMP), 97, 4-15

N. Dudley, S. Stolton (éditeurs), 2008. Defining protected areas: an international conference in Almeria, Spain, IUCN, accès libre

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J. Hjort, J. Gordon, M. Gray, M.L. Hunter, 2015. Why geodiversity matters in valuing nature's stage, Conservation Biology, 29, 3, 630–639

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H. Manríquez, P. Mansilla, R. Figueroa-Sterquel, A. Moreira-Muñoz, 2019. Geodiversity meets Biodiversty: a landscape approach for biogeocultural conservation and governance in Mediterranean central Chile, Eco.mont, Management & Policy Issuese, 11, 1, 43-48, open access

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N. Németh, G. Peth, 2009. Geological mapping by geobotanical and geophysical means: a case study from the Bükk Mountains (NE Hungary), Cent. Eur. J. Geosci., 1, 1, 84-94, open access

K.E. Parks, M. Mulligan, 2010. On the relationship between a resource base measure of geodiversity and broad scale biodiversity patterns, Biodiversity Conservation, 19, 2751-2766

I. Pătru-Stupariu, M.-S. Stupariu, I. Stoicescu, A. Peringer, A. Buttler, C. Fürst, 2017. Integrating geo-biodiversity features in the analysis of landscape patterns, Ecological Indicators, 80, 363–375

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