Article | 16/12/2011
Définition géologique du terroir : exemple de l'AOC "Bœuf de Charolles" et du Brionnais (Sud de la Saône et Loire)
Le goût des gryphées arquées dans l'assiette
16/12/2011
Résumé
L'AOC "Bœuf de Charolles", une manière d'aborder les liens entre géologie (pédologie, paléontologie) et activités humaines (agriculture, occupation du territoire, construction).
Table des matières
- Introduction
- Géologie du Brionnais
- Des terrains aptes à l'embouche : l'origine du terroir Brionnais
- Lien géologie - vignes - céréales
- Patrimoine construit du Brionnais
- Patrimoine paléontologique
- Conclusion
- Remerciements
- Principales références
- Annexe - Écorché géologique du Brionnais.
- Annexe - Planche paléontologique partielle du Lias du Brionnais
- Annexe - Log stratigraphique de la série du Secondaire du Brionnais
Introduction
Apprécié pour ses beaux paysages, très réputé pour ses pâturages généreux destinés à la finition à l'herbe des bovins charolais ainsi que pour sa densité importante en ouvrages romans, le Brionnais évoque une vie champêtre et paisible. Située géographiquement entre la Loire, à l'Ouest, et l'axe des Monts du Charolais et du Haut Beaujolais, à l'Est, et dont les limites Nord et Sud correspondent respectivement aux lits de l'Arconce et du Sornin, cette micro-région a connu un rayonnement important.
Le paysage vallonné et verdoyant n'a jamais subi, fort heureusement, le remembrement aveugle et correspond actuellement à un équilibre entre les ressources naturelles des parcelles et leur utilisation pertinente, fruit de connaissances et de savoir-faire pluri-générationnels.
La race bovine charolaise, les bœufs blancs mondialement connus, est apparue progressivement dans les environs du cœur du Brionnais, vers le village d'Oyé pour les premières traces écrites, en plein milieu d'un triangle délimité approximativement par les villes de Charolles, Marcigny et La Clayette. À quelques kilomètres de ce berceau historique, à Saint-Christophe du Brionnais, se tient encore, et ce depuis plus de 520 années, un marché hebdomadaire de bovins destinés à la consommation ou à l'engraissement, attirant maquignons et touristes. L'attrait de la région est également dû aux remarquables et nombreuses églises romanes du secteur ainsi qu'à un festival de musique clasisque en été.
Couvert d'herbages et de forêts, ce secteur a fait l'objet, de 2000 à 2003, de relevés géologiques très précis pour l'élaboration de la carte géologique au 1/50 000 de Charolles (n°623), de Donzeau et al., parue en 2006. Par simple observation, de curieuses corrélations entre les contextes géologiques et l'occupation des sols sont progressivement apparues et ont été testées grâce à une structure géologique singulière et à une enquête auprès des agriculteurs spécialisés.
Géologie du Brionnais
Une grande variété de roches affleure sur une petite surface. Des roches magmatiques de l'ère primaire se retrouvent en contact avec des roches sédimentaires lagunaires, littorales et marines secondaires, recoupées par des micro-pointements de basaltes à olivine éocènes, très précoces pour le Massif central. L'ensemble étant recouvert autour du Brionnais par des formations fluvio-lacustres dites du Bourbonnais.
Série stratigraphique
Les terrains géologiques représentent un enregistrement discontinu du temps entre le Dévonien, le Jurassique inférieur et moyen, l'ère Tertiaire et l'Holocène.
La série stratigraphique jurassique peut être donnée pour le secteur de Saint-Julien-de-Civry par le log ci-après. De nombreuses variations latérales de faciès et d'épaisseur peuvent exister à la base de la série. Ceci étant une conséquence de la transgression triasique et liasique sur un substratum non totalement pénéplané.
La formation fluviolacustre des sables du Bourbonnais, récente de 2 millions d'années, recouvre les terrains jurassiques et limite l'extension géologique du Brionnais au Nord et à l'Ouest.
Des dykes de foïdites et de basanites à olivine recoupent localement cet ensemble jurassique. Bien que très localisés, ces pointements de laves peu évoluées appartiennent à un grand ensemble d'avant arc lié à l'orogenèse alpine, s'étalant sur la France et l'Allemagne (Nehlig, 1999). Datés de l'Éocène, leur origine vient d'une fusion partielle par décompression adiabatique liée à un phénomène de flambage lithosphérique dû aux contraintes de compressions.
La structure géologique
Il y a eu dépôt des sédiments marins (au Jurassique) puis un basculement général tertiaire sur le flanc Ouest d'une antiforme à cœur de granite dévonien d'axe Nord-Sud correspondant aux Monts du Charollais et du Haut Beaujolais. Sur le flanc Est de cette antiforme se trouvent en symétrique les dépôts secondaires du Mâconnais et du Mont-d'Or lyonnais. Ensuite, une fracturation accentuant le basculement a entrainé une structure dite en blocs basculés. On observe 6 principaux blocs tectoniques basculés vers l'Ouest. On remonte les séries géologiques dans un bloc en allant vers l'Est (du plus récent au plus ancien). Le basculement vers l'Ouest fait que le Toarcien affleure à une altitude de 540 m à En Chérat (Saint Christophe-en-Brionnais) et qu'il passe à 246 m, sous le niveau de la Loire, à Baugy, 13 km plus à l'Ouest.
Source - © Fond de carte : http://domenicus.malleotus.free.fr/ | Source - © 2011 BRGM / One Geology |
Les failles principales des demi-grabens du Brionnais sont parallèles aux grandes failles délimitant les fossés d'effondrement de la petite Limagne et de la Limagne. Ces bassins remplis de sédiments majoritairement oligocènes font partie d'un ensemble de rifts intra-cratoniques disposés au front des Alpes et en avant desquels se créer de la distension. Le volcanisme du Brionnais, bien que très localisé, est également lié à la mise en place de cette grande structure. Grâce à cet effondrement les terrains jurassiques ont pu être préservés jusqu'alors de l'érosion.
Lors des relevés géologiques, une constatation surprenante s'impose. L'observation attentive de la faune, de la flore, des milieux naturels mais surtout de la conformation bouchère des charolaises rencontrées (principalement des femelles de trois ans et demi et quelques boeufs), paissant paisiblement, firent surgir une intuition curieuse : les meilleurs bovins et embouches semblent être toujours liés aux mêmes sous-sols d'un bloc tectonique à un autre !
Des terrains aptes à l'embouche : l'origine du terroir Brionnais
Pratique de l'embouche et qualité de la viande
La réputation de la qualité herbagère du Brionnais n'est plus à faire. Cependant, il existe une certaine hétérogénéité et certaines parcelles juxtaposées peuvent être qualifiées de médiocres et d'autres d'exceptionnelles. Ces dernières sont identifiées par les exploitants à l'usage, de façon empirique, au fil des générations. Leur réputation de prairies remarquables dépasse de loin les limites des communes sur lesquelles elles se situent.
Les exploitations du Brionnais sont majoritairement morcelées et se répandent sur des parcelles aux aptitudes variées. Certains marchands se sont spécialisés dans l'embouche qui consiste à « finir » une bête judicieusement choisie, achetée maigre dans l'Allier, la Nièvre ou le Nord du Charollais, puis de « l'engraisser » à l'herbe. Les animaux prennent du muscle. Les génisses de 3 ans paissent 100 jours environ sur des parcelles reconnues pour leur aptitude à fournir une herbe très nourrissante et de grande qualité, faisant augmenter de façon très significative leur courbe de prise de poids par rapport à une pâture déjà identifiée comme étant de qualité. L'herbe de ces parcelles est également qualifiée de « violente » car trop riche pour les jeunes bovins au printemps. On parle également de pré violent. Des cas d'entérotoxémie (développement anormal dans la caillette de bactéries anaérobies produisant un empoisonnement interne très rapide) ou de purpura foudroyant (taches hémorragiques dans les tissus) peuvent exister et il est donc nécessaire de respecter un passage de telles à telles prairies selon le développement de l'individu et de son stade de croissance. L'identification de ces prés violents est la base de l'embouche.
Cette pratique connut son paroxysme vers la seconde moitié du XVIIIème siècle, faisant du Brionnais une région très prospère où les marchands emboucheurs étaient aussi puissants que les grandes familles seigneuriales en terme de patrimoine foncier. L'analyse d'un cahier de marchand par Pierre Durix (2007) du Centre d'Étude du Patrimoine Brionnais de Saint-Christophe a permis de mettre en évidence les sommes et flux très importants d'argent liés à ce commerce depuis certaines régions vers le Brionnais puis vers les marchés de la ville de Lyon. Les noms associés à cette époque sont ceux des familles d'Émiland Mathieu, des familles Circaud, Despierre, Montmessin, Fricaud, Bordat, etc. Actuellement, quelques « dynasties » perpétuent cette production traditionnelle forte de pratiques raisonnées séculaires (famille Fénéon, entre autres, à Saint-Julien-de-Civry). Signalons aussi la thèse soutenue le 9 décembre 2011 par Dominique Fayard : « Marchands de maigre, marchands de gras. Histoire sociale du commerce du bétail et de ses acteurs en Brionnais-Charolais, de la fin du 19ème siècle à nos jours » (Université Lyon II). La viande ainsi finie est définie par les analyses organoleptiques réalisées lors de la démarche de demande en AOC comme étant facilement identifiable grâce à la richesse des arômes avec une forte jutosité en bouche. La cuisson rend très peu d'eau et, bien sûr, un aspect très persillé dû aux filaments de graisse finement imbriqués entre les fibres musculaires est à l'origine de ses qualités gustatives. Désormais travaillée par des tables triplement étoilées régionales cette viande est également cuisinée par les consommateurs amateurs attachés de longue date à une viande de qualité. L'AOC "Bœuf de Charolles" a été inscrite au journal officiel le 2 septembre 2010 après un dossier commencé en 1993.
Mise en évidence du lien géologie - viande
Lors des relevés géologiques, un premier constat semble s'imposer d'un bloc tectonique à un autre. Les bovins ayant une conformation bouchère optimale se retrouvent dans les mêmes contextes géologiques.
Le nom des propriétaires et exploitants de ces parcelles sont souvent associés au concours annuel de viande de boucherie ayant lieu actuellement au mois de septembre à Saint Christophe-en-Brionnais. Le substratum géologique semble en grande partie responsable de la qualité des prairies d'embouche. Afin de tester cette hypothèse, il fallait mettre en lien les connaissances géologiques en cours d'acquisition et les connaissances empiriques pluri-générationnelles liées à l'usage des embouches les plus réputés ainsi que des autres parcelles avec un échantillonnage important d'agriculteurs.
Le fait de pouvoir identifier de façon systématique sur toutes les communes brionnaises la meilleure parcelle d'engraissement avec uniquement les critères géologiques et qu'elle soit par la suite validée par les meilleurs connaisseurs locaux tend à la valider dans un premier temps. Ce test surprit fortement les emboucheurs détenteurs d'un savoir long à acquérir.
Une autre démarche consiste à délimiter géographiquement les parcelles du domaine de ces emboucheurs qui hiérarchisent la qualité de ces herbages et leur aptitude à l'embouche. Ultérieurement l'identification du substratum géologique donne toujours les mêmes classements s'ils possèdent au moins un pré sur ces couches. (Rappel : latéralement, la nature des terrains change rapidement suite au jeu des failles et aux particularités de la série stratigraphique.)
Tableau 1. Utilisation agricole en fonction de la nature géologique du substratum des parcelles
Utilisation agricole | Substratum géologique |
Meilleurs prairies (embouche) | Sinémurien (surtout Lotharingien) et Carixien, Domérien et Toarcien en fond de vallon |
Prairie de qualité | Domérien-Toarcien, alluvions en contexte liasique, Bajocien en bas de pente |
Prairie de fauche | Toarcien en hauteur, Bajocien |
Prairie d'élevage | Argiles à chailles, granites, formation des sables du Bourbonnais, grès rhétien, argiles triasiques |
Pâturages médiocres | Plateau sur chailles, Trias silicifié, granite en haut de pente |
Fromentaux | Argiles à chailles, Toarcien sous colluvions |
Chez d'autres agriculteurs, après avoir délimité géographiquement leur domaine d'exploitation, on hiérarchise leurs parcelles en connaissant la nature géologique et le contexte géomorphologique. Les résultats montrent que l'on obtient le même classement que celui qu'en a fait l'agriculteur à l'usage.
La structure répétitive en demi-graben permet de valider ces relations d'un bloc tectonique à un autre avec ces mêmes méthodes. La réputation du Brionnais vient de la multiplicité de ces zones d'affleurements favorables liée à la structuration tectonique issue de la distension syn-orogénique oligocène responsable des bassins d'effondrement en avant des Alpes.
Pourquoi des couches propices à l'embouche ?
La ressource en eau des couches est fondamentale : en attestent les nombreux noms de lieux-dits éthymologiquement issus de dérivé de source (Rossi 2009). C'est une région bien arrosée, adossée aux monts du Haut Beaujolais situés plus à l'Est. La succession stratigraphique de couches peu épaisses et à tour de rôle perméables (grès, calcaire, granité, colluvions…) et imperméables (argiles, marnes, argiles d'altération) permet l'occurrence d'une multitude de sources, véritables résurgences au printemps (lieux dits les Brosses), et d'implantation de crots (petites mares dans les prés, souvent situées sur les mêmes couches géologiques). Les argiles et les marnes gardent une certaine humidité tout au long de l'année en dessous de 40 cm de profondeur. Seules les années exceptionnellement sèches altèrent cette perfusion continue d'eau.
Les haies limitent également l'évapotranspiration des parcelles en limitant le vent, fixent le sol et limitent la lixiviation. L'environnement bocager est fondamental. Ces prairies possèdent un engrais naturel.
L'importante biomasse et biodiversité de l'environnement de dépôt des calcaires sinémuriens se retrouvent actuellement dans la richesse en fossiles calcifiés mais également en nodules et oolites phosphatés ainsi que la présence de fer, de magnésium. Les légumineuses des parcelles fixent l'azote atmosphérique grâce à une symbiose bactérienne. Ces éléments repris dans la matière organique synthétisée par les plantes puis par les bovins sont accessibles toute l'année. Il n'y a de carence ni pour la végétation ni pour les bovins s'en nourrissant.
La charge, le nombre d'animaux à l'hectare, est adaptée selon les saisons en fonction de l'herbe afin de conserver des touffes d'une hauteur inférieure à 15 cm. En fin février des rigoles permettent de maîtriser l'eau déposant des limons des couches géologiques environnantes et limitant le développement ultérieur des rongeurs tels les campagnols en inondant les terriers. Ainsi l'agriculteur gère ses parcelles si particulières, délimitées par des haies ou des murs de pierres sèches, véritables « clos pour grands crus » où il fera « fleurir » des individus sélectionnés.
Les calcaires à Gryphées (formation épaisse de 10 m au maximum) correspondent plus précisément à des calcaires cristallins (sparite) gris-bleus bioclastiques de type packstone contenant des restes de crinoïdes, de lamellibranches, de mollusques ainsi que de brachiopodes. Les bancs sont massifs, décimétriques à demi-métriques, à surfaces parfois très onduleuses, séparés par des joints marneux, gris, très bioclastiques. Ces joints renferment des gryphées arquées, d'autant plus concentrées que les bancs sont peu épais et peu onduleux, ainsi que des ammonites (Arnioceras sp., Arietites de grande taille, Arnioceras mendax). La microfaune est riche.
Vers le haut, le calcaire devient un peu plus marneux, avec des poches grumeleuses phosphatées, d'aspect crayeux blanchâtre à Gryphaea maccullochi. On y observe une riche faune d'ammonites (Leptechioceras sp., Paltechioceras tardecrescens, Gleviceras subguibalianum, Oxynoticeras oxynotum, Aegasteroceras blackei, Plesechioceras sp., Eoderoceras armatum, Echioceras gr. raricostatum, Bificeras nudicosta, Euagassiceras terquemi, Euagassiceras spinaries et Vermiceras sp., voir Annexe Planches péléontologiques).
D'autres régions possèdent ces terrains sinémuriens
En parallèle, les relevés des cartes géologiques à 1/50 000 de Decize (Gaudry et al. 2011 en cours), de Saint Saulge (Roger et al., 2006), ainsi que d'un Système Informatique Géographique prototype concernant ces deux cartes, ont permis de tester une nouvelle fois sur le terrain cette relation en dehors du berceau géographique. Alors que le Sud du bassin de Paris montre des affleurements importants de sédiments du même âge mais moins réputés, le Nivernais offre quelques micro-secteurs identiques au Brionnais (environnement, pratique de l'embouche et réputation). Ici encore, le Sinémurien et le Carixien affleurent de façon très localisée avec des faciès de roches similaires. Il s'agit de certaines parties très délimitées du Bazois (bande d'affleurement liasique entre le Morvan à l'Est et le horst de La Machine / Saint Saulge à l'Ouest ; exemple, la vallée de la Canne). Sur la même logique d'identification que dans le Brionnais, les communes d'Anlezy et de Beaumont-Sardolle semblent les plus propices à l'embouche (voir localisation sur cartes, plus bas).
Le rayonnement du Brionnais
La confrontation de l'identification des très bonnes prairies sur critère géologique avec l'histoire locale révèle des choses plus que surprenantes.
L'existence de liens forts entre cette région et le Brionnais, pourtant distant de 130 km, existe depuis le milieu du XVIIIième siècle. Le premier lien fut réalisé par Émiland Mathieu d'Oyé (Meiller et Vannier, 1994), marchand - emboucheur et grand propriétaire terrien des meilleures prairies qui se trouvent être sur les couches du Sinémurien du Brionnais. Il conduit un troupeau de bœufs destinés à la boucherie au marché de Poissy en 1747. Le trajet nécessite 17 jours. Il a dû se rendre compte que certaines prairies nivernaises convenaient parfaitement à ses troupeaux de charolais.
Émiland Mathieu se marie à Philliberte Montessin d'Anlezy et a 4 enfants. Ils louent une ferme dans la même commune en 1753. Claude Mathieu, fils d'Émiland Mathieu, prend la succession de son père en 1769 (Meiller, 1997) puis devient fermier général de la terre d'Anlezy en Nivernais en 1770 (Durix, 2007). Il se marie avec une grande propriétaire terrienne du même village situé sur le flanc Est du horst de La Machine.
Une chose très frappante : actuellement l'environnement ressemble au Brionnais, au milieu de cultures reprenant le pas sur l'élevage préservé juste en ces lieux. En 1790, Claude Mathieu demande une concession pour extraction de la houille à La Machine, ce qui montre son intérêt pour les richesses du sous-sol. Il sera père de 6 enfants dont un, Camille-François s'établit à Beaumont-Sardolles et sera un artisan du développement des pratiques d'embouche et d'élevage des bœufs charolais dans le Nivernais. Actuellement, on retrouve sur cette commune une parcelle dénommée « l'embauche » héritage de ce passé de spécialisation. Cependant, ce patrimoine culturel tend à disparaître des mémoires dans ce secteur ainsi que le passage de la famille Mathieu en ces lieux. Pourtant Camille-François est propriétaire du Château de La Cave et d'une partie des terres ainsi que du domaine de l'ancien fief. En 1848, sa fille Esther suit des cours de dessin à Paris chez un certain monsieur Raymond Bonheur qui est un ami d'un sculpteur, parent de la famille Mathieu. La fille de monsieur Bonheur, Rosa, est une bonne amie d'Esther qui lui propose de venir au château à Beaumont-Sardolles après l'été (François Perriat, Si Beaumont-Sardolles m'était conté). Rosa va pouvoir admirer ces fameuses vaches blanches. Elle a 25 ans et à la suite d'une grande exposition elle reçoit une commande du gouvernement pour une scène de labourage. En automne elle arrive au château de La Cave et réalise des croquis. Au printemps suivant elle peint un tableau qu'elle intitulera « le labourage nivernais ». Destiné au musée de Lyon, il sera par la suite présenté à l'exposition universelle de 1889 puis, après de nombreux voyages, au musée du Luxembourg puis au Louvre. Il est désormais visible au musée d'Orsay. C'est la première représentation de bœufs blancs qui, ensuite, vont nettement se développer dans les meilleures prairies du secteur.
Ainsi, à travers l'identification des meilleures parcelles d'embouche sur critère uniquement géologique, dans deux départements, on retrouve l'essor d'une pratique spécialisée et la réussite pour une famille innovante sur trois générations ! Ils devaient très certainement avoir fait le lien avec ces couches riches en fossiles facilement reconnaissables et la bonne conduite de leurs exploitations, fruit d'une démarche empirique trouvant ainsi le secret d'une alchimie entre les ressources naturelles et leur travail.
Occasionnellement, le commerce se faisait à pied du Brionnais à Paris, au marché de Poissy, en passant par la Nièvre, mais Anlezy est assez en marge du chemin suivant la Loire, constituant un « relais château » de l'époque pour les bovins. Notons que la plupart des animaux finis partaient pour la ville de Lyon. Auprès des éleveurs Nivernais, les agriculteurs d'Anlezy sont définis comme étant des gens issus de la Saône-et-Loire, détenteur d'une tradition, ayant un savoir-faire particulier, voire mystérieux, mais, ici encore, ce savoir-faire semble découler d'un lien établi par l'usage entre le sous-sol et les pâturages riches propices à l'engraissement à l'herbe, lien constituant une sorte d'explication géologique empirique.
Lien géologie - vignes - céréales
Il existe d'autres productions agricoles inféodées à un substratum géologique particulier dans le Brionnais. Outre les vaches charolaises, bon nombre d'exploitations agricoles possédaient un lopin de terre où poussait de la vigne, en témoignent les cabanons actuellement encore présents aux milieux de certains prés ou friches. Une fois encore, la structure en demi-graben a permis une identification très claire de l'utilisation harmonieuse et pertinente de chaque niveau géologique. Dans tout le Brionnais, ces vignes et encore celles actuelles des « coteaux du Brionnais » à Saint-Julien-de-Civry et Amanzé ainsi que celles du « vin des fossiles » vers Saint-Julien-de-Jonzy, Mailly, Saint Bonnet-de-Cray, sont toutes implantées sur les calcaires marneux en plaquettes (équivalent des schistes cartons du Bassin Parisien) du Toarcien inférieur et les marnes et calcaires marneux du Toarcien moyen et supérieur. Au profit d'une bonne orientation, toutes ces couches ont été exploitées ainsi, et ce jamais un mètre en dessous ou un mètre au-dessus. De même, les fromentaux, étymologiquement « terre à froment », sont tous dans des environnements similaires : des argiles plus ou moins décalcifiées en haut des pentes toarciennes, dans des colluvions de plateau sur substratum de Bajocien ou de Toarcien.
Patrimoine construit du Brionnais
Un autre élément majeur du terroir brionnais-charolais est le réseau dense de ses églises romanes. Les plus connues, telles celles d'Anzy-le-Duc et la basilique de Paray-le-Monial à l'architecture remarquable, sont influencées par le rayonnement de la cité de Cluny. Né à Semur-en-Brionnais, Saint Hugues (1049-1109) fut grand prêtre de Cluny après les abbés Maïeul et Odilon. C'est Hugues de Semur qui décida de la construction de Cluny III, la Maior Ecclesia, de 1088 à 1130. Elle faisait 187 mètres de long avec un voute brisée de 35 mètres de haut. L'abbaye de Cluny fut alors la plus grande église de la chrétienté ; la basilique de Paray-le-Monial en est la seule représentation actuellement visible, mais construite à l'échelle un tiers. On peut d'ailleurs noter que quand le pape Urbain VIII fit construire Saint Pierre de Rome (de 1506 à 1626), il demanda de dépasser de quelques mètres la longueur de l'abbaye de Cluny, pour que Saint Pierre (longue de 188 m à l'intérieur) deviennne la nouvelle plus grande église de la chrétienté. Cluny fut vendu comme bien national à la révolution française, et exploité comme carrière de Pierre par les locaux de 1798 à 1823. Il ne reste plus aujourd'hui qu'une croisée du transept et la chapelle jean de Bourbon.
Toutes les carrières ayant fourni les roches nécessaires à leur construction ont été identifiées (Gaudry, 2006) grâce au micro-faciès et au contenu paléontologique. Il en ressort, encore une fois, que la structure géologique de la région est en grande partie responsable de la densité remarquable des églises romanes brionnaises. La pierre de prédilection est le calcaire à entroques du Bajocien inférieur donnant une couleur dorée. À un affleurement exploitable correspond un édifice presque in situ.
Selon l'éloignement à une zone d'approvisionnement potentielle en calcaires bajociens, certains villages ont dû utiliser des matériaux de substitution. Ainsi les grès du Rhétien ont été utilisés à Varenne-l'Arconce et à Saint-Symphorien-des-Bois. Les conséquences sur l'architecture et les sculptures sont importantes compte tenu des propriétés différentes de tailles de ces roches (dureté des minéraux, granulométrie, aspect plus ou moins homogène, altération). Les seules dérogations à cette règle concernent Chassenard et Paray-le-Monial, situés en bordure d'un fleuve ou d'une rivière, proximité qu'ils partagent avec une carrière située plus en amont permettant ainsi un transport sur de plus grandes distances (respectivement le long du cours de l'Arconce puis par la Loire et la Bourbince). Par défaut, la recherche de matériaux peut être réalisée par une entaille dans les niveaux du Bajocien supérieur, malheureusement beaucoup plus gélifs et pourtant utilisés. Au cours de l'exploitation plus en profondeur, la découverte des calcaires à entroques s'est faite fortuitement, mais logiquement, et a par la suite fourni un matériau de choix. C'est ce qu'il s'est passé lors de la construction du château de Semur-en-Brionnais ainsi que lors de l'édification de la basilique de Paray-le-Monial. La conséquence est que la base des édifices est plus altérée que les parties hautes (Gaudry, 2006).
Le Centre d'Étude des Patrimoines culturels du Charolais-Brionnais propose de découvrir ces edifices en suivant, par exemple, les chemins du roman en Bourgogne du Sud. Ci-dessous quelques pierres de ces édifices et sites d'affleurement.
Répartition de l'habitat
La répartition de l'habitat est contrainte par les ressources en eau et la recherche de niveaux solides pour les fondations, tels le granite, les niveaux calcaires ou les plateaux riches en chailles, défrichés tardivement. Ainsi s'explique un habitat ancien morcelé, conséquence du log stratigraphique. Les niveaux argileux étaient évités. Cependant l'extension actuelle de certains lotissements se développe sur des zones de « foltires » ou « terres folles » (phénomène de suffosion) du Pliensbachien ou sur des argiles gonflantes (smectites et montmorillonites) et à gypse du Keuper entraînant des variations de volume importantes entre les périodes sèches et humides, fracturant les murs de façon précoce. La logique géologique n'est plus respectée par méconnaissance de l'environnement.
Une limite linguistique majeure
Lors du colloque de Saint Christophe en Brionnais de 2003, la première présentation de la géologie des prairies d'embouche a suscité de vives réactions comme étant une ode au déterminisme. En appui bienvenu, monsieur Mario Rossi, professeur émérite de linguistique de l'Université de Sofia-Antipolis, souligne en communication orale que la principale limite géologique présentée entre sédiments secondaires et granites du Haut Beaujolais correspond très précisément à une limite linguistique majeure langue d'oc - langue d'oïl. On comprend que les pratiques différentes liées aux ressources ont pu conduire à un tel isolement. Son livre sur les parlés du Brionnais retrace également l'évolution dans le temps du paysage au travers des noms des lieux dits. On y retrouve encore un lien entre fonction et géologie (Rossi, 2009).
Patrimoine paléontologique
La richesse paléontologique des terrains du Brionnais et du Charollais a permis la mise en place de biostratigraphies fines basées sur ammonites, ostracodes et foraminifères.
Conclusion
Dans le Brionnais-Charollais, un signal géographie-histoire-agriculture se développe sur un maillage géologique particulier. Ce secteur du Sud de la Bourgogne correspond à un véritable laboratoire encore vivant du lien à la terre. Une utilisation raisonnée des ressources du sous-sol, fruit de l'observation empirique et du savoir-faire des hommes, est à l'origine du terroir si affirmé de cette micro-région ainsi que de son remarquable bocage. Cette région préservée du remembrement porte encore, dans le dense maillage du bocage, l'héritage fondamental des observations passées qui ont conduit à une véritable alchimie entre patrimoine et ressources. La présence en ces lieux de l'AOC du Bœuf de Charolles et de l'AOC du Fromage de Chèvre Charollais en est un témoin. La densité et l'élégance des églises romanes en sont également l'héritage. Un rayonnement quasi universel, commercial, spirituel et culturel émane de cette région.
Ce terroir au sens savoir-faire a été exporté dans des zones géographiques assez proches partageant une histoire géologique ainsi que des caractéristiques pétrographiques communes au cœur de la zone qu'est le Brionnais-Charollais. Elle est à l'origine également du développement d'une race mondialement connue. La présence de phosphore dans des couches marneuses et une stratigraphie facilitant les ressources en eau optimisent les ressources herbagères savamment gérées par les emboucheurs afin de faire fleurir une viande remarquable. Cette gestion des ressources locales devrait être un exemple.
Remerciements
Bon nombre de personnes spécialisées ont permis de tester ces relations entre, d'un côté, les savoir-faire des hommes aussi bien bouchers, historiens qu'agriculteurs et, de l'autre côté, les ressources du sous-sol. Je peux cependant nommer plus particulièrement MM. André Celse, Michel Fénéon, Pierre Durix, Claude Gaudry, André Gay, Louis Gondart, Robert Mammessier, Michel Vincent qui ont, indépendamment les uns des autres, distillé sur de nombreuses années les informations nécessaires à l'élaboration de l'hypothèse de départ, née de l'observation sur le terrain. Mes remerciements iront également à Mme Myriam Vial, IA-IPR de SVT, qui a permis que ce travail soit présenté aux journées académique sur le thème "sciences et milieux" du 4 février 2010 et dont cet article est un prolongement.
Principales références
- M. Donzeau, P. Chèvremont, P. Marteau, 2001. Carte géologique de la France (1/50 000), feuille Paray-le-Monial (600) - Orléans, BRGM. Notice explicative par M. Donzeau, P. Chèvremont, P. Marteau, P.J. Debriette, D.Jauffret. R. Mouterde, D. Thieblemont, R. Wernli, R.Wyns
- M. Donzeau, F. Gaudry, P. Chèvremont, 2001. Carte géologique de la France (1/50 000), feuille Charolles (623) - Orléans, BRGM. Notice explicative par M. Donzeau, F. Gaudry, P. Chèvremont, J.-M. Stussi, M. Cuney, D. Jauffret, R. Mouterde, P. Nehlig. R. Wernli, R. Wyns, 2006. 190 p.
- Pierre Durix, 2007. La montée en puissance des marchands-emboucheurs du Brionnais aux XVIIe-XVIIIe siècles – Histoire et Patrimoine Rural en Bourgogne du Sud, n°3
- F. Gaudry, P. Neige, 2002. Biostratigraphie et ammonites du Toarcien (Jurassique inférieur) du Charollais et du Brionnais (Bourgogne, France). Bulletin scientifique de Bourgogne, 50(1), 25-39
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Annexe - Écorché géologique du Brionnais.
Document de F Gaudry, exposé à l'espace musée de l'institut du Charollais à Charolles (ici en deux parties).