Article | 10/06/2016
De Roya au col de Crousette : randonnée géologique dans l'arrière-pays calcaire des Alpes-Maritimes
10/06/2016
Résumé
Cargneule, redoublement d'une barre de calcaire tithonien liée à un chevauchement, verrou, karst et lapiez, fentes de tension et stylolithes, cupules de dissolution, dissolution différentielle calcite / silice... en une journée de randonnée dans le Parc national du Mercantour.
Table des matières
Itinéraire de la randonnée
Nichées dans le Sud-Ouest de la France, les Alpes-Maritimes sont un département français particulièrement riche pour les amateurs de nature et de montagne. Ce département contient (avec le département des Alpes-de-Haute-Provence) le parc national du Mercantour, aux curiosités géologiques nombreuses et variées, dont un volcanisme particulier décrit dans Un volcanisme français ignoré voire "interdit" : le volcanisme andésitique oligocène de la plaque européenne des Alpes franco-suisses. Le lecteur intéressé est par ailleurs invité à se procurer le Guide Géologique du Parc National du Mercantour (éditions BRGM), richement illustré et très pédagogique. S'inspirant largement du chapitre 8 de ce guide, cet article vous propose de faire quelques belles observations géologiques au milieu des reliefs calcaires des Alpes externes méridionales.
L'itinéraire part du hameau de Roya (1480 m, commune de Saint-Étienne-de-Tinée, accessible en voiture) et se termine au col de Crousette (2480 m). Il suit en grande partie le GR5 et la plupart des observations peuvent être réalisées sans sortir des sentiers. Néanmoins, le dénivelé important requiert une certaine habitude de la randonnée et le nécessaire pour une excursion à la journée (prévoir 5-6 heures de marche aller-retour sans les pauses).
De Roya au cirque de Sallevieille
Les piliers de l'église de Roya
À Roya, les piliers de l'église sont constitués de cargneule triasique (trouvée à l'affleurement dans la vallée de Roya) et permettent, avant même de commencer la montée, de réaliser une observation géologique et patrimoniale intéressante.
La cargneule, une roche sédimentaire dont la fraction dolomitique a été dissoute
"Cargneule" (cf. par exemple, Gypse et chevauchement des schistes lustrés) est un nom générique donné à une roche sédimentaire carbonatée "calcaro-dolomitique" dont la fraction dolomitique a été dissoute. La roche-mère d'une cargneule contient une majorité de carbonate de calcium CaCO3 (calcaire) et une minorité de carbonate de magnésium CaMg(CO3)2 (dolomie). Lors de la circulation de fluides sulfatés (à Roya, issus de l'altération du gypse triasique alpin alentour), la fraction dolomitique est préférentiellement dissoute et il ne reste que la fraction calcaire de la roche. Cette "cargneulisation" est grandement favorisée quand les niveaux calcaro-dolomitico-évaporitiques du Trias supérieur alpin ont servi de semelle de décollement pour les nappes alpines.
C'est un peu un équivalent morphologique de la meulière caverneuse du bassin parisien, sauf que dans une meulière, la fraction siliceuse est restée et la fraction carbonatée a été dissoute, et que la tectonique n'est pour rien dans cette dissolution !
Les barres de Roya et le verrou de Sallevieille
Le début de la montée s'effectue le long du vallon de Sallevieille en direction des barres de Roya. Ces barres, en calcaire massif tithonien, encadrent le verrou de Sallevieille. Ce verrou est un verrou d'origine sédimentaire, et n'est donc pas un verrou de géomorphologie glaciaire (à l'inverse de celui rapidement aperçu à la fin de l'excursion sur le Rossberg (massif des Vosges))).
Le sentier franchit les barres de Roya à l'intersection des deux "branches" du V. À leur niveau, et selon la saison, il est possible d'observer des cascades issues des eaux qui ruissellent dans les marnes au-dessus. En effet, les eaux qui ruissellent au sein des marnes du cirque de Sallevieille entaillent le calcaire en formant un magnifique "V". Le V est tourné vers l'amont en raison du pendage vers le Sud de la couche tithonienne (voir figure 7, vue ci-dessus et coupe géologique plus loin).
S'il est vrai que le lieu est superbe, il permet également (ce n'est heureusement pas incompatible !) de réaliser une observation géologique commune en pays calcaire mais rarement visible à l'échelle de toute une falaise : le découpage des strates en blocs "cubiques".
La formation des blocs est due à une double fracturation, horizontale (due à la stratification) et verticale. Ces zones de faiblesse sont ensuite creusées par le ruissellement des eaux, et les blocs se déchaussent sous l'action combinée de l'altération, de l'érosion et de la gravité. Il est fort possible que lors d'une prochaine visite, les blocs aujourd'hui en surface fassent partie des éboulis en contrebas !
Le cirque de Sallevieille et le karst de Crousette
Le cirque de Sallevieille
Constitué essentiellement de marnes kimméridgiennes et d'éboulis des falaises, le cirque de Sallevieille est un vaste alpage où paissent les brebis en été. L'aridité est marquée et laisse peu d'eau disponible à la végétation... que les brebis achèvent de rendre rase ! Les falaises de calcaire massif tithonien font plusieurs dizaines de mètres de hauteur par endroits.
Ainsi, les barres de Roya tout comme les falaises du cirque de Sallevieille sont toutes en calcaire massif tithonien (Jurassique supérieur). Pourtant, les premières sont plusieurs centaines de mètres en dessous des secondes ! Cela est dû à la présence d'un chevauchement (d'orientation environ Est/Ouest et de pendage Sud) qui traverse le cirque de Sallevieille (figures ci-dessous).
On note cependant la présence, au sein des éboulis, de conifères bien plus hauts que la végétation alentour, quasi-inexistante (au pied de la falaise, voir les vues du cirque ci-dessus). Par ailleurs, juste en contrebas de ceux-ci, il est possible d'observer un mince filet d'eau. Cela indique que les arbres sont au niveau d'une résurgence : l'eau du plateau calcaire au-dessus de la falaise s'infiltre et ressort à ce niveau-là (figures ci-dessous). Les résurgences en aval sont ici l'un des premiers témoins de l'arrivée dans un modelé karstique, le karst de Crousette.
Nota bene
Les photos ont été réalisées au mois de juillet, mais nul doute qu'une visite plus tôt après la fonte des neiges permettrait d'observer un ruisseau au débit plus important !
Le karst de Crousette
Si la montée jusqu'au karst se révèle être assez ardue, le plus dur est fait ! En effet, une fois sur le plateau karstique, le relief est assez peu contrasté et seule l'arrivée du brouillard pourrait gêner les observations (et rendre dangereuse la séance).
Le relief karstique a déjà été décrit a plusieurs reprises sur Planet-Terre (cf., par exemple, Un exemple de petit lapiaz : le lapiaz de Loulle (Jura), Le lapiaz de la Pierre Saint Martin (Pyrénées Atlantiques), l'un des plus grands lapiaz de France, Lapiaz à proximité de La Clusaz (73), Le bois de Païolive (Ardèche), un exemple de méga-lapiaz dolomitique, Le karst des Burren (Irlande), Structures rencontrées dans un karst, Karst et érosion karstique) et cet article ne se veut être une redite. Cependant, le karst de Crousette est un karst jeune qui offre l'opportunité d'observer facilement des pertes, la formation plus ou moins avancée de lapiez, ainsi que d'autres curiosités géologiques de pays calcaire.
Les pertes
Perte et résurgence et exsurgence
Il existe deux types de sorties d'eau en aval d'un karst : les exsurgences et les résurgences. Une résurgence correspond à une sortie des eaux quand, en amont, il est possible de trouver une (des) perte(s), c'est-à-dire une (des) zone(s) où un (des) cours d'eau s'infiltre(nt) de manière localisée (en relief karstique, ce sont des "trous" dans lesquels l'eau "disparait"). Une exsurgence correspond à une sortie résultant de la collecte de multiples infiltrations diffuses à travers lapiez et/ou dolines, sans qu'il existe, en amont, de cours d'eau bien identifiable s'étant "perdu" dans des pertes.
Une fois la falaise franchie, on arrive sur le "toit" de la couche de calcaire tithonien, où il est possible d'observer des pertes. Si les photos de pertes ne sont pas très spectaculaires, leur observation in situ est pourtant saisissante : l'eau disparaît sous terre !
Les lapiez (ou lapiaz)
Rappel sur la formation des lapiez
En pays calcaire, les morphologies superficielles les plus spectaculaires des karsts sont souvent des lapiaz (aussi appelés lapiés, lapiez, lapiès ou karren). Il s'agit de surfaces calcaires parcourues de "rigoles de dissolution" plus ou moins marquées. Ces rigoles apparaissent soit à partir des diaclases initialement présentes dans la roche, progressivement élargies par l'action des eaux de ruissellement chargées de CO2, soit le long de la ligne de plus grande pente par simple dissolution, sans qu'il y ait besoin de fissure initiale. Le dioxyde de carbone dissous dans ces eaux de ruissellement (eaux de pluie ou de la fonte des neiges) provient un peu du CO2 atmosphérique. Mais comme souvent les fractures et rigoles sont tapissées de voiles bactériens, de concentrations de cyanobactéries et même remplies d'humus abritant végétaux et champignons, et c'est surtout la respiration de ces êtres vivants (bactéries, champignons, racines des végétaux…) qui produit le CO2, CO2 que ces organismes ont eux-mêmes directement ou indirectement extrait de l'atmosphère par la photosynthèse.
La dissolution des carbonates par les eaux chargées de CO2 peut s'écrire : CO2 + H2O + CaCO3 → 2 HCO3- + Ca2+. C'est la réaction inverse de ce qui se passe dans les grottes riches en stalactites, stalagmites et autres concrétions.
(D'après Le lapiaz de la Pierre Saint Martin (Pyrénées Atlantiques), l'un des plus grands lapiaz de France)
Le karst de Crousette (que certains auteurs qualifient de "juvénile"), s'il n'est ni le plus grand ni le plus spectaculaire des lapiez, est intéressant car il permet d'observer différentes structures caractéristiques d'un lapiez sur une surface de quelques centaines de mètres carrés (sa surface totale étant d'environ 1 km2). Par ordre de "creusement" nous verrons ci dessous :
- des cupules de dissolution nivales, structures quasi-ponctuelles plus ou moins profondes,
- des rigoles (peu profondes) ou des crevasses (plus profondes), structures linéaires.
Il est par ailleurs également possible d'observer des lapiez en pointes, structures acérées se formant lorsque la densité de fracturation est élevée.
Curiosités géologiques en pays calcaire
Enfin, le karst de Crousette permet d'observer des "curiosités", courantes en pays calcaire, mais ici concentrées et facilement accessibles.
Niveaux de silice en relief
Presque tous les calcaires contiennent une fraction plus ou moins grande de silice qui peut s'accumuler en nodules lors de phénomènes de diagenèse (cf., par exemple, La Madone des oursins et des silex, cité souterraine de Naours, Somme). La silice étant moins facilement dissoute que le calcaire par les eaux de lessivage (cf. la meulière caverneuse), les niveaux de silice se retrouvent en relief par rapport au calcaire alentour, produisant des petites "marches", voire des mini-cheminées de fée, du plus bel effet.
Niveaux de silice en relief et vitesse d'ablation du massif
La mesure de la hauteur moyenne des niveaux de silice (environ 5 cm) a permis d'estimer la vitesse d'ablation du massif depuis le retrait des glaciers à la fin du dernier âge glaciaire, il y a environ 12.000 ans. Cela correspond donc environ à une vitesse d'ablation de 4 mm/millénaire. Les mêmes mesures, effectuées sur des karsts des Alpes plus au nord (Vercors, Chartreuse notamment), ont montré que ces derniers avaient une vitesse d'ablation 3 à 5 fois plus grande, en partie du fait de leur pluviométrie plus élevée et de la végétation plus abondante.
Fentes de tension et veines de calcite en relief
Le calcaire est constitué principalement de carbonate de calcium, CaCO3. Celui-ci est majoritairement sous forme crypto-cristalline, et sa forme macro-cristalline, la calcite, est plus résistante à l'altération, ce qui se traduit par la présence de veines blanches de calcite en relief sur les dalles calcaires. Il est même parfois possible d'observer des fentes de tension calcitisées en relief (ainsi que des joints stylolithiques associés) !
Conclusion
L'itinéraire de randonnée depuis le hameau de Roya jusqu'au col de Crousette est donc truffé de petites curiosités géologiques, que le randonneur averti (et bien renseigné) ne manquera pas d'apprécier, en complément de la beauté du lieu. De manière plus générale, les Alpes-Maritimes, que l'on peut découvrir à loisir en voiture, en vélo ou en empruntant les sentiers de randonnée (ici le GR5), comptent également en leur sein de nombreuses autres curiosités, dont la "Vallée des Merveilles" et autres particularités géologiques et préhistoriques... Avis aux amateurs !
Bibliographie
Ouvrage collectif, juin 2013. [Guide Géologique du Parc National du Mercantour], éd. BRGM, 240p., ISBN 978-2-7159-2551-9