Image de la semaine | 18/09/2023
Les fours à chaux et les grès de plage de Grande Anse : tout n'est pas volcanique à La Réunion !
18/09/2023
Résumé
Récifs coralliens et grès de plage (beach rock) dans un environnement volcanique.
La Réunion, avec son volcan bouclier de point chaud typique et très actif, est une destination incontournable pour les amateurs de volcanologie. Elle a d'ailleurs fait l'objet de nombreux articles sur Planet-Terre (à retrouver, localisés sur la carte interactive).
Cependant, tout n'est pas volcanique dans cette ile de l'Océan indien ! Prenons un peu à rebours l'image géologique de La Réunion pour étudier aujourd'hui des phénomènes sédimentaires et diagénétiques de cette ile.
La plage de Grande Anse (figure 1), au Sud de l'ile, est sans doute l'une des plus belles de La Réunion. Toutefois, elle n'a pas toujours présenté cet aspect idyllique. Les ruines de deux anciens fours à chaux, situés l'un directement sur l'arrière-plage (figures 2 et 3), et l'autre (four de Manapany), sur le Piton de Grande Anse qui limite au Sud la plage du même nom, attestent d'un passé industriel. On les retrouve dans la base de données de sites industriels CASIAS / BASIAS (accessible via, notamment, le visualiseur InfoTerre ou le site georisques). Construits au XIXe siècle directement sur le lieu d'exploitation de coraux, de sables et de grès calcaires, ces fours permettaient de produire de la chaux vive (oxyde de calcium, CaO) par carbonisation de carbonates, selon la réaction : CaCO3 → CaO + CO2. Pour cela, des lits de matériaux carbonatés et de bois étaient disposés en alternance dans le four. La combustion du bois pendant plusieurs jours permettait ensuite d'atteindre une température d'au moins 800°C. On retrouve en France métropolitaine de tels fours à chaux dans les régions calcaires ainsi que dans les régions de socle hercynien présentant des marbres (cf. Anciens fours à chaux à Aubière et à Romagnat (Puy de Dôme)). La poudre blanche obtenue après l'arrêt du four était employée dans de nombreux secteurs d'activité : comme amendement des sols agricoles, comme liant hydraulique pour la confection des mortiers d'enduit ou de construction, ou encore dans les sucreries, comme agent de purification du jus de canne cuit en cours de cristallisation. La chaux permet, en effet, de purifier le saccharose en faisant précipiter les oxalates et autres composés naturellement présent dans les vacuoles de la canne à sucre (ou des betteraves dans les zones betteravières métropolitaines) car l'oxalate de calcium est insoluble. Deux anciennes sucreries en ruine sont d'ailleurs situées immédiatement au Nord de Grande Anse, aux abords de la plage des Grands Bois.
L'arrêté préfectoral du 9 juin 1969, interdisant la récolte des coraux à La Réunion, l'absence d'autres gisements de carbonates significatifs dans l'ile, ainsi que le prix plus bas, malgré le cout de transport, des ciments et chaux industriels importés par rapport à cette petite production locale semi-artisanale, firent cesser l'activité des fours à chaux réunionnais. La bande littorale fut rachetée par la commune de Petite-Ile en 1974 et aménagée en l'agréable lieu de détente dont profitent aujourd'hui les habitants et les touristes.
Aborder le fonctionnement d'un ancien four à chaux est aussi l'occasion de rappeler que l'utilisation des combustibles fossiles et les changements d'usage des sols / la déforestation ne sont pas les seules causes des rejets anthropiques de CO2 : la part des cimenteries, à la fois par l'utilisation de combustibles fossiles pour faire fonctionner les fours, et par la réaction de carbonisation des carbonates, est estimée à 7 % du CO2 émis à l'échelle mondiale – 3 fois plus que le transport aérien. Matériau le plus utilisé par l'humanité, le ciment contribue donc de manière non négligeable au réchauffement climatique d'origine anthropique.
On peut s'interroger sur l'origine des carbonates exploités sur la plage de Grande Anse, dont la présence cadre mal, à priori, avec le contexte volcanique de La Réunion et même des environs immédiats de l'ancien four à chaux (figures 5 à 13). Naïvement, on s'attendrait en effet plutôt à des plages de sable noir (ou à la limite vert, comme la fameuse plage de sable à olivine du Tremblet, cf. figure 4 et Quelques sites géologiques d'intérêt volcanologique sur l'ile de La Réunion), formées d'éléments détritiques issus de l'érosion des roches magmatiques basiques qui dominent l'ensemble de l'ile.
On comprend donc l'origine du sable carbonaté de Grande Anse : les reliefs volcaniques avoisinant, notamment le Piton Grande Anse, offrent un relatif abri qui a permis un développement corallien local. Coraux, coquillages et oursins produisent leurs squelettes calcaires à partir des ions calcium et hydrogénocarbonates dissouts dans l'eau de mer, selon la réaction : 2 HCO3− + Ca2+ → CaCO3 + CO2 + H2O. Comme ces édifices bioconstruits sont régulièrement fragmentés en période de forte houle, ils génèrent des éléments calcaires biodétritiques qui s'accumulent au fond de l'anse (associés en proportions variables à des fragments volcaniques arrachés aux reliefs voisins).
Cette situation est minoritaire à La Réunion, où les récifs coralliens sont plutôt rares (ils représentent moins de 10 % de la côte, concentrés sur la façade Ouest, selon une bande discontinue entre Saint-Pierre et Saint-Gilles) et jeunes (quelques milliers d'années au maximum, du fait du dynamisme volcanique de l'ile). Toutefois, leur importance économique et environnementale est sans commune mesure avec leur taille. Ce littoral récifal concentre en effet la quasi-totalité de l'activité balnéaire du département, protège les côtes de l'énergie des vagues et donc de l'érosion, et constitue surtout un écosystème riche abritant de nombreuses espèces et offrant diverses ressources marines.
Ces intérêts majeurs des édifices coralliens justifient l'interdiction de leur exploitation comme matière première dans les fours à chaux, même si celle-ci est intervenue tard, après épuisement quasi-complet de certaines ressources carbonatées et des dégâts importants pour plusieurs formations. Les récifs restent par ailleurs menacés par d'autres activités (citons l'impact du tourisme balnéaire de masse, certaines pratiques de pêche, les pollutions venues de la côte, et à moyen terme le réchauffement climatique…).
Outre le sable corallien, l'observation de l'estran de Grande Anse montre des dalles rocheuses (déjà aperçues dans les figures 8 et 9). Elles affleurent dans la zone de balancement des marées, tantôt émergées, tantôt recouvertes par la mer. Quelle est leur nature ?
Ces observations permettent de conclure que les dalles à demi-ensevelies dans le sable de la plage sont des grès de plage (beach rock), produits in situ dans la zone de balancement des marées par cimentation des grains de sables entre eux. Ce processus de diagenèse est permis par l'évaporation, en période de basses eaux, de l'eau de mer qui imbibe le sable en période de hautes eaux. L'évaporation concentre les ions calcium et hydrogénocarbonates, qui précipitent selon l'équation 2 HCO3− + Ca2+ → CaCO3 + CO2 + H2O, formant un ciment naturel entre les grains. Le phénomène est favorisé par la richesse initiale en ions de l'eau de mer, richesse accentuée par la présence des nombreux débris coralliens calcaires.
Cette diagenèse est rapide : des tuyaux installés dans les années 1970 dans le sable de la plage sont aujourd'hui complètement pris dans de tels grès de plage. Au gré de l'érosion ou du déplacement des bancs de sables, les dalles de grès ainsi formées peuvent affleurer sur l'estran.
Ainsi, les fours à chaux de Grande Anse ont pu exploiter comme matière première soit directement les coraux, soit le sable bioclastique issu de ces derniers, soit, enfin, les grès de plage produits par la diagenèse précoc de ce sable.
On retrouve les interprétations de cet article et bien plus encore sur la carte géologique à 1/50 000 de La Réunion (figures 25 et 26), instructive malgré son ancienneté (publication en 1974), et disponible notamment sur InfoTerre, le visualiseur du BRGM.
Source - © 2023 BRGM / InfoTerre |
Signalons enfin l'excellent ouvrage Ile de La Réunion - 10 itinéraires de randonnée détaillés, 7 fiches découverte de Marie Chaput, Simon Defortis, Olivier Hoarau, Ludovic Leduc, édité par Omniscience, dont l'itinéraire n°5 a largement inspiré le présent article, mais dont la richesse dépasse largement les quelques points abordés ici. L'ensemble de la collection des guides géologiques Omniscience est d'ailleurs recommandé à tous les amateurs de géologie !