Article | 09/05/2019
Les Gorges du Pont du Diable, une “microcluse“ fermée par un éboulement morainique, La Vernaz, Haute-Savoie
09/05/2019
Résumé
Une cluse dans les calcaires massifs du Jurassique supérieur du Chablais surmontés de moraines, un canyon touristique à visiter.
Table des matières
Le Géopark du Chablais, est situé en Haute-Savoie et comprend la rive Sud du lac Léman (Bas-Chablais et pays de Gavot), et les hauts sommets préalpins plus au Sud jusqu'à la vallée du Giffre. En 2018, ce géopark labellisé UNESCO référence vingt-trois géosites principaux qui font ou feront l'objet d'aménagements pédagogiques et touristiques spécifiques. Parmi ces sites, l'un des plus visités est l'étroite et courte gorge qu'emprunte la Dranse de Morzine dans des calcaires jurassiques supérieurs plissés sur la commune de la Vernaz, au lieu-dit du « Pont du diable » (localisation par fichier kmz des Gorges du Pont du Diable). Quelle est l'origine géologique de ce petit mais spectaculaire canyon préalpin ?
Présentation du géosite
Contexte général
Une rapide lecture de carte pourrait donner l'impression que le massif du Chablais fait simplement partie des massifs subalpins calcaires septentrionaux, dans le prolongement du Vercors, de la Chartreuse, des Bauges et des Bornes (Aravis). Il est pourtant constitué de roches totalement différentes et a connu une histoire tectonique fort dissemblable : son origine est beaucoup plus “interne”, plus orientale que le massif du Mont-Blanc, et traduit l'existence de nappes de charriage de grande échelle. On peut qualifier le Chablais haut-savoyard de vaste klippe, isolée par l'érosion du reste de la nappe de charriage des Préalpes (qui affleure essentiellement en Suisse).
Le relief y est essentiellement gouverné par des alignements de barres calcaires qui correspondent aux flancs des plis, et ressemble beaucoup à celui des Bornes, à ceci près que ce sont les calcaires massifs du Malm (Jurassique supérieur) qui jouent le rôle de carapace résistante et non l'Urgonien (Crétacé inférieur) comme dans les massifs subalpins septentrionaux. On y trouve donc des combes liasiques ou triasiques, encadrées de crêts de Jurassique supérieur, eux-mêmes délimitant des synclinaux perchés (comme les Cornettes de Bise à l'Est) ou plus souvent des vals. En effet, au cœur des synclinaux, l'érosion a en général affouillé assez facilement car ni les flyschs à helminthoïdes, ni les marno-calcaires du Crétacé supérieur ne lui offraient une résistance très forte.
Pour plus de précisions, on se reportera à l'excellent site Geol-Alp de Maurice Gidon, d'où proviennent les figures 17 et 18.
Source - © 2017 Modifié d'après “Guide Géologique des Alpes du Nord” (Masson) / Maurice Gidon, Geol-Alp
Source - © 2016 Modifié d'après Badoux et Mercanton (1962) / Maurice Gidon, Geol-Alp | Source - © 2016 Modifié d'après Badoux et Mercanton (1962) / Maurice Gidon, Geol-Alp |
Source - © 2018 lepontdudiable.com | Source - © 2018 lepontdudiable.com, modifié |
Origine géologique des gorges et du Pont du Diable
En conclusion, la Dranse de Morzine a creusé une succession de cluses (au sens des géomorphologues, vallées orthogonales aux plis de la nappe des Préalpes médianes du Chablais) : à chaque fois qu'elle a rencontré les couches plus dures des calcaires du Malm, sa vallée s'est resserrée, les Gorges du Pont du Diable n'étant qu'un exemple extrême de (micro)canyon ou de (micro)cluse (attaquant les rochers de la Garde) au sein d'une longue série. Les figures 21 et 22 montrent la microcluse immédiatement en amont (entamant les Rochers du Jotty), microcluse qui a été exploitée pour y installer un barrage voute appuyé des deux côtés sur les robustes calcaires du Malm. La vallée s'est au contraire élargie dans les marnes et autres couches plus érodables qui encadrent le Malm.
Notons que la Dranse d'Abondance, dans la vallée voisine, fait le même genre de coupes, sauf lorsqu'elle change momentanément d'orientation pour suivre le trajet de failles majeures préexistantes.
Les plissements alpins, suivis par une première érosion qui a affouillé le cœur jurassique inférieur et moyen du synclinal du Jotty et mis en relief les flancs jurassiques supérieurs, semblent avoir précédé le creusement de la microcluse : on aurait donc affaire à un processus de surimposition et non d'antécédence (voir à ce sujet les articles Les Gorges du Fier (Haute Savoie) : un bel exemple de surimposition... encore que... et La cluse du Val de Fier et l'anticlinal du Gros Foug (Savoie et Haute Savoie) : antécédence ou surimposition ?). L'étude du réseau hydrographique et de ses relations avec les directions des plis par M. Lugeon (1901) plaide en faveur de la surimposition.
On trouve au niveau des Gorges du Pont du Diable elles-mêmes toutes les traces classiques des processus d'érosion karstique (types de traces visibles aussi dans d’autres roches comme les granites et les grès) formant un canyon (voir à ce sujet, outre les articles cités précédemment, Les pertes de la Valserine (Ain) et de l'Ain (Jura) et Les pertes du Rhône (Ain et Haute-Savoie), une ancienne curiosité géologique maintenant engloutie) notamment de superbes marmites de géant à différentes hauteurs traduisant des surfaces successives d'érosion donc l'enfoncement progressif des eaux dans la barre calcaires. Les plus élevées sont fossiles, les plus profondes encore actives, au moins en période de hautes eaux (voir à ce sujet, outre les articles déjà mentionnés, Les marmites de géant de Bourke le chanceux (Bourke's Luck Potholes), canyon de la Blyde River, Afrique du Sud, Les marmites de géant de la cascade du Sautadet, La Roque-sur-Cèze, Gard, et Les paléomarmites de géant de Pointe-au-Pic (Québec), des marmites verticalisées par un impact). On note aussi la présence de voiles de carbonates lisses déposés en surface des parois subverticales après érosion par des écoulements superficiels d'eaux chargées en calcaire dissout.
Cette histoire géologique n'explique pas la présence du Pont du Diable. Nous avons mentionné précédemment (figure 16) que la couverture des gorges n'était pas une arche épargnée par l'érosion, mais un amas d'éboulis tombés sur le sommet du canyon. Les observations de détails confirment ce constat initial (figures 31 à 33). Quel est l'origine de cet éboulis ? L'explication proposée lors de la visite touristique semble cohérente avec l'étude de la carte géologique de Thonon-Chatel (figure 20) : ces éboulis auraient une origine glaciaire. Ils sont à rattacher aux moraines du Würm (représentées en vert pâle et légendées Gw1-2 sur la carte) qui occupent de vastes surfaces à proximité du Pont du Diable, notamment en rive gauche de la Dranse de Morzine. La visite des gorges débute d'ailleurs par une descente à flanc de vallée dans une forêt où abondent les blocs rocheux de toutes tailles : il s'agit d'un tablier morainique végétalisé (figures 34 et 35). Ces moraines abandonnées lors du retrait glaciaire il y a 15 000 ans environ, n'étant plus fixées par les glaces et pas encore par la végétation, auraient été remobilisées par simple gravité, et des blocs de tailles diverses seraient tombés sur les gorges, les plus gros constituant le « Pont du Diable » encore en place actuellement. On peut donc imaginer que les gorges avaient commencé à être creusées avant le retrait du glacier würmien, sous forme d'infiltrations karstiques sous-glaciaires (figure 36). Leur érosion s'est depuis poursuivie dans le lit de la Dranse de Morzine, indépendamment de la couverture d'éboulis du Pont du Diable.
Source - © 2018 lepontdudiable.com
Quelques remarques sur l'histoire humaine du site
Le terme de « Pont du Diable » se retrouve très fréquemment en France et dans le monde pour désigner des arches rocheuses naturelles ou des ponts anciens particulièrement audacieusement lancés au-dessus de vallées profondes (élégants ponts en arc médiévaux, par exemple). Dans le folklore local, ces ponts sont connus comme ayant été construits par le diable, qui a généralement fini trompé sur le paiement attendu (cf. “Pont du Diable” sur wikipedia). Dans la version de la légende présentée sur le géosite de La Vernaz, le diable aurait construit un pont réputé impossible en ce lieu, à la demande des villageois. En contrepartie, il aurait exigé la première âme qui franchirait le pont. Mais les hommes le dupent en faisant traverser en premier une chèvre… De nombreuses variantes existent à cette légende, qui forme une catégorie à part entière de la classification d'Aarne-Thompson.
Avec ou sans pont, l'encaissement et l'étroitesse des canyons alpins, alliés à l'accélération turbulente des flots qui s'y engouffrent en ont toujours fait des lieux de fascination, à la fois spectaculaires et dangereux d'accès. Leur caractère pittoresque signalé dans les récits de voyage, puis les premiers guides touristiques du XIXe siècle, a souvent amené une fréquentation touristique. Elle est par exemple connue dès 1800 pour les gorges du Sierroz (près d'Aix-les-Bains), dès 1869 pour les gorges du Fier (près d'Annecy,(voir les articles Les Gorges du Fier (Haute Savoie) : un bel exemple de surimposition... encore que... et La cluse du Val de Fier et l'anticlinal du Gros Foug (Savoie et Haute Savoie) : antécédence ou surimposition ?) et dès 1893 pour le Pont du Diable du Chablais. Dans ce dernier cas, Jean Bochaton, un menuisier du Chablais, obtint en 1892 l'autorisation de « construire un escalier de bois avec supports de fer pour permettre la visite des Gorges du Pont du Diable ». Il creuse des marches, encore visibles aujourd'hui (figures 29 et 30), puis aménage des passerelles, et amène les premiers visiteurs, essentiellement des curistes d'Évian et de Thonon. Plus tard, la création des congés payés en 1936 a certainement contribué au développement du site, un temps menacé d'abandon, et coïncide globalement avec la décision de construire de nouvelles passerelles ainsi qu'un hôtel à proximité. La construction du barrage hydroélectrique du Jotty en 1949 dévie une partie des eaux de la Dranse, mais un débit minimum est sauvegardé.
Cette mise en valeur touristique précède et prépare la patrimonialisation institutionnelle : classement en 1908 des Gorges du Pont du Diable pour leur valeur esthétique par le ministère des Beaux-arts, en 1910 pour les gorges du Sierroz, et en 1943 pour les gorges du Fier. L'aspect scientifique ne viendra finalement que dans un troisième temps, notamment en 2012 avec la création du Géopark du Chablais qui intègre les Gorges du Pont du Diable (cf. Les hauts lieux géologiques et géomorphologiques alpins et lepontdudiable.com).