Image de la semaine | 18/01/2016
Les pertes du Rhône (Ain et Haute-Savoie), une ancienne curiosité géologique maintenant engloutie
18/01/2016
Résumé
Encaissement brutal du cours du Rhône dans des gorges profondes... aujourd'hui sous les eaux d'un lac de barrage.
Source - © 1825 gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France
Source - © ---- http://fr.123rf.com | Source - © ---- http://www.la-salevienne.org |
Source - © 1825 Région Rhône-Alpes, Inventaire général du patrimoine culturel - Bibliothèque nationale de France | Source - © ≤1894 Ad. Pommateau, gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France |
Source - © ---- www.forum-kayak.fr |
Traditionnellement, on appelle « perte(s) » un phénomène karstique où un cours d'eau se perd dans le sous-sol, soit par une série d'infiltrations progressives et non spectaculaires comme le Doubs en aval de Pontarlier (dans ce cas du Doubs, les pertes ne sont que partielles), soit par la disparition dans une grotte ou en aven, comme par exemple la perte du Bonheur (cf. La perte du Bonheur et l'abîme de Bramabiau (Gard)), la perte de la Goule de Foussoubie (cf. Les pertes de la Goule de Foussoubie (Ardèche) et de la Lesse (Belgique)) ou encore la perte de l'Arize (cf. Le Mas d'Azil (Ariège) : la perte et la résurgence de l'Arize). Ce que les habitants de l'Ain ou du Jura appellent « perte(s) » ne correspond pas à une perte au sens karstique du terme, mais à l'encaissement brutal et extrême d'un cours d'eau qui s'enfonce brusquement dans des gorges profondes au point de quasiment disparaitre du regard, et même disparaitre entièrement dans des amoncellements de blocs rocheux éboulés. Si le Fier ou la Cèze coulaient dans les monts du Jura, les gorges du Fier et les cascades du Sautadet s'appelleraient respectivement les pertes du Fier et les pertes de la Cèze.
La perte du Rhône (on emploie indifféremment ce mot de "perte" au singulier ou au pluriel), juste en amont de Bellegarde sur Valserine (Ain) correspond au brutal encaissement du Rhône dans des couches sub-horizontales de calcaire urgonien (Crétacé inférieur). Cette gorge extrêmement étroite présentant un fort dénivelé permet au Rhône de relier deux parties de son cours présentant une pente relativement faible et une largeur "normale" (20 à 40 m) : une partie amont, et une partie aval située au niveau du confluent avec la Valserine. Cette gorge étroite à parois quasi-verticales commence par une cascade, et se continue sur un peu plus de 150 m. Une deuxième entaille encore plus étroite affecte le fond de la gorge principale, une gorge de 2ème ordre en quelque sorte. Souvent, cette gorge de 2ème ordre est plus étroite à son sommet qu'à sa base. En période de basses eaux (environ 250 m3/s) l'intégralité de l'eau du Rhône coule dans cette gorge de 2ème ordre qui, à sa partie la plus étroite, ne mesurait qu'1,62 m de largeur. Il était alors possible de sauter le Rhône d'un seul bond, surtout si l'on passait par les chaos rocheux.
La gravure de la figure 1, dont un tirage se trouve aussi dans les Archives départementales de l'Ain est accompagnée de la légende suivante dans ces Archives (texte non corrigé) : « Deux bourgeois et un berger avec son chien et ses chèvres se trouvent sur un pont qui domine les pertes du Rhone. Les bourgeois - un homme et une femme - se font expliquer ce qu'est les pertes du Rhone : en aval du pont de Grésin sur le territoire de Vanchy, le Rhone est souvent coupé de rochers, les bords prennent plus de hauteur et d'escarpement, les eaux forment des rapides fougueux dont le plus connu est la perte du Rhone, près de Bellegarde-sur-Valserine. C'est là que le fleuve s'engoufrait sous une arche naturelle de rocher de 4 m. d'ouverture et coulait dans un lit souterrain pendant 60 mètres. En 1828, on a fait sauter les rochers pour que le flottage des bois put commencer plus haut ; aujourd'hui ce n'est guère que dans les hivers rigoureux et secs que le Rhone se perd complètement dans les rochers ».
Ce commentaire montre la difficulté d'interprétation des images et textes anciens quand on n'est ni spécialiste en archives, ni historien. Le commentaire parle d'arche et de parcours souterrain, détruit en 1828. Il est possible que le Rhône ait emprunté un conduit karstique comme il peut en exister dans la barre calcaire urgonienne (similaire par exemple à celui de l'Arize), Mais, faute d'image précise et exacte, il est possible d'interpréter cette description non pas comme un vrai lit souterrain, mais comme une disparition du Rhône (pendant les périodes de basses eaux) sous des amoncellements de blocs rocheux éboulés chapeautant la gorge de 2ème ordre. Si le bloc éboulé amont recouvre à lui seul l'étroite gorge, on pourrait parler d'arche, ce que fait le commentaire.
Mais quelle que soit la morphologie exacte de ce secteur avant toute intervention humaine, cette morphologie a constamment évolué entre le début du XIXème siècle et 1947-1948. On a modifié le lit à coup d'explosif pour faciliter le transport du bois. Puis une partie du débit fut captée vers la fin du XIXème siècle par un "petit" barrage situé juste avant la cascade (le barrage dit Barrage des Forces Motrices) et une partie des eaux, empruntait un tunnel horizontal de quelques centaines de mètres, puis rejoignait par des conduites forcées des turbines situées au niveau du confluent avec la Valserine. Puis, pour utiliser le maximum de la puissance du Rhône, un grand barrage fut construit 10 km en aval de Bellegarde sur Valserine : le barrage de Génissiat, d'une hauteur de 104 m et retenant un lac artificiel de 23 km de long et de 56 millions de m3. Ce barrage, commencé juste avant la Seconde Guerre Mondiale, fut mis en eau en 1947-1948, ce qui a complètement noyé le site remarquable des pertes du Rhône. Le barrage de Génissiat a une puissance installée de 420 MW et a une production annuelle de 1700 GWh, soit l'équivalent de la moitié d'une centrale nucléaire. S'il y avait eu une sensibilité écologique entre les années 1930 et 1950, il aurait fallut choisir entre une grande production d'énergie (renouvelable) et la destruction d'un site remarquable. Mais ce problème ne se posait pas au sortir de la guerre. On peut penser qu'actuellement une autre solution aurait pu être choisie pour récupérer cette énergie renouvelable sans détruire ce site (soyons optimistes) : faire en grand ce que le Barrage des Forces Motrices faisait localement il y a un siècle : installer un "petit" barrage une quinzaine de kilomètres en amont des pertes (juste en amont du défilé de l'Écluse), creuser un tunnel presque horizontal (qui court-circuiterait les pertes) jusqu'à un point bas bien en aval, au niveau de l'actuel barrage de Génissiat.
Source - © ≤1912 page perso etcomp sur Bellegarde | |
Source - © ---- plongée sans sel | Source - © 1900~1909 notrehistoire.ch |
Mais, même modifiées par le Barrage des Forces Motrices, les pertes du Rhône étaient une importante attraction touristique dès le début du XIXème siècle et étaient visitées par des « bourgeois ». Une passerelle à flanc de muraille permettait de les parcourir à pied au début du XXème. Ce serait certainement un site très visité en 2016 si elles existaient encore.
Les pertes du Rhône ont maintenant disparu sous les eaux du lac de Génissiat. Mais on peut se faire une (petite) idée de ce à quoi elles ressemblaient de deux façons : en allant voir un "modèle réduit" de telles pertes, les pertes de la Valserine, ce que nous ferons la semaine prochaine, ou en profitant d'une vidange du lac de Génissiat. Périodiquement, le lac de Génissiat est vidé pour la vérification-maintenance du barrage ou pour des problèmes de transfert de sédiments commençant dès la Suisse (les prochaines chasses du Rhône doivent avoir lieu en mai 2016, les dernières ayant eu lieu en mai-juin 2012). On pourrait alors "voir" le site des pertes. Cette visite n'est pas facile. Le pont de Lucey n'existe plus. Les flancs anciennement immergés de la vallée sont très difficiles (et souvent interdits) d'accès, et recouverts d'alluvions boueuses. La dernière vidange a eu lieu en mai-juin 2012. Le niveau du Rhône était plus haut que les hautes eaux un siècle plus tôt, car la vidange n'a pas été totale. On ne pouvait pas observer le site précis des pertes, puisque le niveau du Rhône arrivait presque au niveau des restes de l'ancien pont de Lucey. On pouvait par contre bien voir le confluent du Rhône et de la Valserine ainsi que la vallée de la Valserine juste en amont, ce qui donne quand même une idée de ces pertes du Rhône d'avant Génissiat.
Source - © 2012 / 1825 Emmanuelle Lonjaret / Région Rhône-Alpes, Inventaire général du patrimoine culturel - Bibliothèque nationale de France | |