Image de la semaine | 15/01/2024
Promenade géologique dans la vallée de l'Agly, Pyrénées-Orientales – 1/ Écailles tectoniques, brèches, serpentines et autres silicates de magnésium
15/01/2023
Résumé
Brèches polygéniques permettant d’illustrer l’histoire des Pyrénées.
La semaine dernière, nous avons étudié la charnockite d'Ansignan, granite (à pyroxène) hercynien du massif de l'Agly, dans la zone Nord-pyrénéenne. (cf. Un granite à grenat et pyroxène : la charnockite d'Ansignan (hameau des Albas, Pyrénées-Orientales)). Pendant trois autres semaines, nous allons remonter le cours de l'Agly, rivière qui a donné son nom au massif paléozoïque éponyme. Cette semaine, tout en restant à l'intérieur de ce massif de l'Agly, nous allons voir des failles internes au massif hercynien, mais ayant joué lors de l'orogenèse pyrénéenne. Ces failles mettent en contact “socle” hercynien et terrains mésozoïques ou cénozoïques. La brèche des figures 1 à 3 est ainsi décrite dans la notice de la carte géologique de Rivesaltes (texte légèrement modifié) : « eBr. Ces brèches sont formées d'une accumulation polygénique de blocs calcaires et dolomitiques métamorphiques de taille décimétrique, dont l'origine est généralement très locale. Les brèches paraissent ainsi souvent « passer » à la roche mésozoïque en place, ce qui rend parfois particulièrement difficile leur individualisation. Ces brèches, dont certaines paraissent résulter de remplissages karstiques, sont postérieures au métamorphisme « pyrénéen » puisque les éléments remaniés sont métamorphiques alors que le ciment ne l'est pas. Ce ciment calcaire, parfois légèrement argileux, est de teinte très variable, souvent rouge, jaune, blanc, parfois noir. On attribue aux brèches un âge paléocène qui reste cependant sujet à discussions. »
Ce site des brèches est juste à la limite de deux cartes géologiques à 1/50 000 : Rivesaltes (à l'Est), et Saint-Paul-de-Fenouillet (à l'Ouest) hélas non encore disponible en ligne (publiée fin 2023). Cette non disponibilité en ligne est à l'origine de difficultés d'interprétation des photographies aériennes et du caractère “tronqué” des figures 15, 17 et 18.
À 50 m au Sud-Ouest de l'affleurement de la figure 4, toujours sur le bord de la D619, une très ancienne petite carrière déjà abandonnée en 1983 montre une face plane, verticale et presque polie (car coupée à la scie par les carriers) permettant de voir des minéraux de métamorphisme dans certains blocs de marbre, ou plus précisément de méta-calcaire marneux. On peut y voir des scapolites (Ca4(AlSiO4)6CO3, silicate à la fois calcique et carbonaté), silicates métamorphiques de haute température et basse pression qui cristallisent dans le système tétragonal (également appelé quadratique) et forment des prismes allongés à base carrée. On peut y voir que ces scapolites ne sont pas présents dans le ciment emballant les blocs de marbre, et sont même recoupés/recouverts par ce ciment. On peut ramasser des blocs de brèche dans cette vieille carrière, les ramener au laboratoire, les couper et les examiner en détail. On voit des joints stylolitiques (cf. Les stylolites de la pierre de Villebois (Ain) à la Carrière des Meules) affectant certains blocs de marbre mais n'affectant pas le ciment. D'autres joints affectent blocs et ciment. Il y a donc deux générations de joints stylolitiques. Tout cela constitue un bel exercice de chronologie relative !
Cet affleurement de brèches d'Ansignan (et d'autres situés dans le même secteur) est un bon résumé de l'histoire complexe des Pyrénées. Sur le socle hercynien érodé se dépose une série sédimentaire allant du Trias jusqu'au milieu du Crétacé (Aptien, ≈ 110 Ma). Puis, pendant l'Albien-Cénomanien (≈ 100 Ma), et cela continue plus lentement jusqu'au Campanien (≈ 75 Ma), la rotation du bloc ibérico-corso-sarde entraine l'ouverture du golfe de Gascogne, le fonctionnement d'une faille transformante senestre (la future faille Nord-pyrénéenne), une tectonique complexe avec ici la formation de zones plissées, là de nombreux grabens en extension et leur remplissage sédimentaire (invisible dans ce secteur), un métamorphisme HT-BP, du volcanisme (cf. Un volcanisme bien méconnu et pourtant si riche d'enseignement : le volcanisme du Crétacé supérieur du Pays Basque, ses pillow-lavas et la salinité de l'eau de mer) et même localement l'exhumation de manteau (lherzolites, cf. Les conglomérats calcaro-péridotitiques de Lers (Ariège), une clé pour comprendre la mise en place des lherzolites pyrénéennes). Le métamorphisme HT-BP qu'on retrouve dans les éléments de la brèche (marbre) est dû à cet évènement thermo-tectonique du milieu du Crétacé. Une dénudation (tectonique et érosive) amène ces marbres à l'affleurement et crée des reliefs. Les stylolites affectant le marbre (mais pas le ciment de la brèche) pourraient être dus à cet évènement. Ces reliefs sont la proie d'une érosion localement karstique génératrice des brèches, sans doute au Paléocène. Socle hercynien, couverture mésozoïque (localement métamorphisée), brèche paléocène… subissent la compression et le raccourcissement pyrénéens dont le paroxysme date du Lutétien (40 à 50 Ma) qui se traduisent par des plis, des failles inverses (qui réutilisent souvent des failles dues aux mouvements crétacés)… La faille visible sur la figure 13 séparant la brèche du socle granitique est due (au moins pour partie) à ce dernier évènement tectonique. C'est sans doute aussi le cas de la deuxième génération de stylolites affectant marbre et ciment. Nous verrons la semaine prochaine, toujours dans la vallée de l'Agly, d'autres effets de cette compression pyrénéenne éocène.
À deux kilomètres au Nord de l'affleurement de brèches, toujours dans la vallée de l'Agly, la D619 recoupe une deuxième barre calcaire, des calcaires dolomitiques non métamorphiques datant du Jurassique inférieur. Cette barre calcaire se voit bien dans le paysage (et sur les photographies aériennes). Par contre, les affleurements au fond de la vallée et en bord de route sont de qualité très médiocre. Par chance, la vallée recoupe cette barre dans la zone cartée, à 600 m de la limite Ouest de la carte de Rivesaltes.
Source - © 2016 Damien Mollex |
Des analyses rapides (cf. Chlorite, talc et serpentine dans une brèche de faille : une illustration des circulations de fluides associées à la tectonique cassante) montrent que l'affleurement (où a été ramassé l'échantillon de la figure 22) est composé d'un mélange de talc, de chlorite et de serpentine, phyllosilicates très difficiles à distinguer à l'œil nu. Ces trois phyllosilicates ont en commun d'être des silicates de magnésium hydratés, avec plus ou moins de fer, d'aluminium… Quelle peut être l'origine de cet affleurement de phyllosilicates coincés entre un granite hercynien et un calcaire dolomitique jurassique ? On ne peut que reprendre l'explication déjà donnée en 2015. Du côté Nord de la faille, il y a de la dolomie (ou un calcaire plus ou moins dolomitique) contenant de la dolomite MgCa(CO3)2 et de l'autre des roches silicatées. La circulation de fluides dans la faille a dû permettre la mobilisation en solution du magnésium de la dolomie et de la silice des roches silicatées. La réaction entre ces éléments a formé le talc, la chlorite et la serpentine dans la zone de faille. En effet, les failles importantes permettent la percolation des fluides et lorsque ces fluides arrivent en profondeur, ils se réchauffent (surtout si le degré géothermique est important). Ce réchauffement est alors à l'origine de circulations convectives hydrothermales qui augmentent le transport des éléments des roches dans les plans de faille et facilite les réactions minéralogiques.
Dans la région, de très nombreuses failles ont été “créées” et ont rejoué plusieurs fois. Les principaux mouvements ont eu lieu au milieu du Crétacé, mouvement senestre dû à la rotation du bloc ibérique, avec failles décrochantes annexes, associées à des failles normales (horst, graben, pull appart…). Ces failles ont recoupé le socle et la couverture sédimentaire antérieure au milieu du Crétacé. Des sédiments ont pu se déposer au Crétacé supérieur dans certains des grabens. À partir du Crétacé terminal, et jusqu'à l'Éocène supérieur, la convergence Ibérie-Europe a fait rejouer ces failles (avec une composante inverse) en “écrasant” le socle et sa couverture “prédécoupés” en lanières. Ainsi sont nées les deux barres de calcaire au niveau de la vallée de l'Agly. Les phyllosilicates magnésiens ont été générés au niveau d'une faille qui mettait en contact socle silicaté et calcaire dolomitique. Cette néoformation a sans doute eu lieu au milieu du Crétacé car le degré géothermique y était fort, mais il n'est pas exclu qu'elle ait pu avoir lieu aussi lors des rejeux de l'Éocène.