Image de la semaine | 08/01/2024

Un granite à grenat et pyroxène : la charnockite d'Ansignan (hameau des Albas, Pyrénées-Orientales)

08/01/2024

Auteur(s) / Autrice(s) :

  • Pierre Thomas
    Laboratoire de Géologie de Lyon / ENS de Lyon

Publié par :

  • Olivier Dequincey
    ENS de Lyon / DGESCO

Résumé

Conditions de formation de charnockite, granite à pyroxène et grenat, avec faciès porphyroïde ou leucocrate.


Gros plan sur la charnockite d'Ansignan, en bord de route (D 619) au hameau des Albas, commune de Felluns (ou Feilluns), Pyrénées-Orientales
Figure 1. Gros plan sur la charnockite d'Ansignan, en bord de route (D 619) au hameau des Albas, commune de Felluns (ou Feilluns), Pyrénées-Orientales — ouvrir l’image en grand

La pointe du marteau donne l'échelle. Le gros cristal sub-rectangulaire de couleur brun vert / bronze est très vraisemblablement un orthopyroxène [(Fe,Mg)OSiO2] altéré. Il en est de même des taches “bronze rouillé” dans le quart supérieur gauche, très vraisemblablement des orthopyroxènes eux aussi altérés. On voit de petits grenats millimétriques roses-rouges situés près de la pointe du marteau. D'autres grenats sont visibles dans le coin supérieur droit. La majorité de la roche est constituée de grosses orthoses (granite à faciès porphyroïde) et d'un agrégats de petits cristaux de quartz + feldspath + biotite.

Localisation par fichier kmz de l'affleurement de charnockite d'Ansignan (Pyrénées-Orientales).

Pour la très grande majorité des amateurs de géologie, un granite est constitué de quartz, feldspaths et micas, auxquels s'ajoutent éventuellement amphiboles, cordiérite, tourmaline… Pour cette majorité, les granites à pyroxènes ou à grenats n'existent pas car, « comme chacun sait », le pyroxène est un minéral de roches basiques et le grenat un minéral de roches métamorphiques (et de haute pression bien sûr !). Et bien, ces « croyances » sont fausses, car il existe des granites à pyroxènes, à orthopyroxène pour être plus précis : les charnockites. L'année de L3 de géologie à l'ENS de Lyon commençait jusqu’il y a peu par un stage de 5 jours en Languedoc-Roussillon. Quant je posais une question sur tel ou tel affleurement, souvent un étudiant répondait par une “incongruité géologique”, genre « mouton à 5 pattes » ; je répondais alors « et pourquoi pas un granite à pyroxènes et grenats », prototype des roches “impossibles” dans l'esprit des étudiants post-L2 ou post-prépa BCPST. Au fil des cinq jours, les granites à pyroxènes et grenats étaient devenus un « monstre du Loch Ness » dont on parlait en riant, mais que chacun “savait” ne pas exister. C'était pour préparer le bouquet final de ce stage. En effet, le dernier arrêt de cette excursion était justement au niveau d'un magnifique affleurement de granite à grenats et pyroxènes. L'étonnement et la joie de la découverte des étudiants faisait plaisir à voir ! Et de plus, quand on leur disait que ces grenats n'étaient pas de haute pression mais de moyenne ou basse pression (cf. Non, les grenats ne sont pas caractéristiques de haute pressio !)…

Une charnockite est, par définition, une roche de composition granitique avec, en plus des minéraux usuels d'un granite, de l'orthopyroxène et parfois du grenat. Il peut s'agir soit de roches métamorphiques (issues d'une roche mère de composition gréso-pélitique ou granitique) soit de roches magmatiques, ayant cristallisé dans le faciès granulite (T > 750°C) de basse ou moyenne pression (P < 1 GPa). Nous ne verrons ici que des charnockites magmatiques. L'absence des charnockites dans l'Éducation nationale (au moins jusqu'au niveau L2 et prépa BCPST) peut s'expliquer assez aisément : c'est une roche assez rare dans les temps phanérozoïques, car les conditions de sa genèse sont rares depuis 600 Ma. Par contre, ces roches sont beaucoup plus fréquentes dans les boucliers archéens. Et comme il n'y a pas d'Archéen en France métropolitaine… Il y a cependant une très belle intrusion de charnockite en France métropolitaine, celle d'Ansignan dans les Pyrénées-Orientales. Pour en voir d'autres en restant en Europe, il faudrait aller en Scandinavie, en Ukraine… où elles sont abondantes, ou aller par exemple voir le bouclier guyanais.

L'origine des charnockites a déjà été traité dans Planet-Terre dans l’article de Christian Nicollet Qu'est-ce qu'une charnockite ?, inspiré de la page Les charnockites du site de l'auteur. On peut résumer la formation des charnockites de la façon suivante.

Quand une roche métamorphique de composition quartzo-feldspatique “normalement” hydratée car contenant mica et/ou amphibole (gneiss, micaschiste…) atteint 650°C, il y a un début de fusion partielle, avec production d'un magma mélangé aux résidus de fusion qui sont souvent des biotites, les plus réfractaires des minéraux des gneiss, micaschistes… Si pour une raison ou une autre ce magma (et ses biotites résiduelles) est surchauffé (T >750°C) à pression relativement basse, plusieurs réactions peuvent se produire au sein du mélange magma + résidu (ou du mélange magma + premiers minéraux réfractaires potentiels à cristalliser en cas de refroidissement). Par exemple, voici deux réactions simplifiées : (1) biotite + quartz = orthopyroxène + feldspath potassique + magma + H2O, ou (2) biotite + silicate d'alumine = grenat + feldspath potassique + magma + H2O. Le type de réaction dépendra de la teneur en aluminium de la roche commençant à fondre ou du magma commençant à cristalliser. L'eau dégagée n'est bien sûr pas sous la forme liquide ou vapeur, mais dans son état supercritique (cf. L'état supercritique en sciences de la Terre). Les nouveaux minéraux néoformés (feldspath potassique, orthopyroxène, grenat…) peuvent disparaitre par fusion plus poussée ou séparation magma-solide). Si tout ou partie de l'eau supercritique quitte le magma, celui-ci deviendra alors totalement ou partiellement anhydre. Lors de la cristallisation d'un magma granitique “normalement” hydraté, fer et magnésium sont incorporés dans les premiers minéraux à cristalliser, les biotites. Si le magma est anhydre, la biotite ne pourra pas cristalliser, et fer et magnésium seront intégrés dans des ferro-magnésiens anhydres, orthopyroxène (dans le cas d'un magma pauvre en aluminium) et/ou grenat (dans le cas d'un magma plus riche en aluminium). Si le magma est encore partiellement hydraté, ou moyennement riche en aluminium… tous les intermédiaires pyroxène/grenat/biotite peuvent exister.

Ce sont ces conditions de haute température à une pression pas trop forte (à une relativement faible profondeur) qui sont rares dans les temps récents (au Phanérozoïque) mais plus fréquentes au Protérozoïque et surtout à l'Archéen.

La charnockite d'Ansignan appartient au socle hercynien de la Zone Nord-Pyrénéenne, au sein d'un massif connu sous le nom de massif de l'Agly. Elle est datée du Carbonifère supérieur (305 à 315 Ma) selon diverses datations. Comme la majorité des granites tardi-hercyniens de France, elle s'est mise en place en contexte extensif. Le cœur de l'intrusion est une charnockite riche en pyroxène et en biotite, souvent avec de grosses orthoses (faciès porphyroïde) mais sans grenat. Les zones périphériques ont deux faciès : le faciès porphyroïde classique avec orthopyroxène et biotite mais très riche en grenats, et un faciès clair leucogranitique, pauvre en biotite, avec grenats mais quasiment sans pyroxène. La présence de biotite montre que le magma n'était pas totalement anhydre. À part les figures 5 et 6, toutes les photographies viennent de la zone périphérique. Si les grenats de ces charnockites sont “frais”, les pyroxènes sont souvent altérés dans la masse du granite et difficiles à reconnaitre à l'œil nu. La mise en place de cette intrusion charnockitique complexe a été accompagnée de l'arrivée de magma basique en quantité importante. Magma charnokitique classique, magma charnockitique clair, et magma basique coexistaient à l'état liquide et donnent des figures de mélange magmatique remarquables (cf. Mélange de deux magmas granitiques, les Albas, commune de Felluns (Pyrénées Orientales)). Nous ne détaillerons pas ici ces figures de mélange. L'arrivée de grandes quantités de magma basique (dont la température est voisine de 1200°C) est peut-être pour partie responsable de la “surchauffe” du magma charnokitique, surchauffe assez rare au Phanérozoïque.

Mais que ce soit dans l'article de C. Nicollet ou dans celui sur les mélanges magmatiques, Planet-Terre n'a pas montré de belles photographies macroscopiques de cette roche à la minéralogie à la fois esthétique et originale pour un Français. Pour réparer ce manque, nous vous montrons aujourd'hui 20 photographies prises sur le terrain en zone périphérique de la charnockite d'Ansignan, montrant cette roche, ses minéraux, leurs relations géométriques réciproques…

Vues macroscopiques des deux principaux faciès de la charnockite d'Ansignan
Figure 5. Vues macroscopiques des deux principaux faciès de la charnockite d'Ansignan — ouvrir l’image en grand

À gauche, le faciès des zones périphériques, porphyroïde, avec grenats abondants et pyroxènes altérés.

À droite, pour comparaison, le faciès du cœur de l'intrusion, sans grenat mais avec pyroxènes (ici relativement peu altérés).

Lame mine (en LPNA et LPA) de la charnockite d'Ansignan (faciès central, sans grenat)
Figure 6. Lame mine (en LPNA et LPA) de la charnockite d'Ansignan (faciès central, sans grenat) — ouvrir l’image en grand

On reconnait bien l'orthopyroxène (OPx), la biotite (Biot), le quartz (Q) et les feldspaths (F). Exceptionnellement, ici, l'orthopyroxène n'est pas altéré contrairement à la majorité des affleurements.

Voici maintenant 16 figures, toutes des photographies d'affleurements de la zone périphérique riche en grenats prises sur les bords de la D619. Les affleurements ont été “rafraichis” il y a quelques dizaines d'années mais commencent à se dégrader. On verra le faciès porphyroïde, le faciès leucogranitique, des gros plans sur divers minéraux et leur relations réciproques… Un régal pour des yeux de géologue.

Il reste maintenant à expliquer l'origine de ce nom “charnockite”.

Job Charnock (1630-1692/1693) était un administrateur anglais de la compagnie des Indes orientales. Il est généralement considéré comme le fondateur du Calcutta “moderne” (maintenant Kolkata). Il a surtout travaillé dans le golfe du Bengale, entre Madras (maintenant Chennai) et Calcutta. À sa mort en 1692 ou 1693, il a été enterré à Calcutta. Quelques années après sa mort, sa famille fit construire un mausolée au-dessus de sa tombe, mausolée qui existe encore. Parce qu'il y a très peu de pierres à Calcutta (construit dans le delta du Gange) et parce que Job Charnock avait beaucoup travaillé à Madras, sa famille fit venir les pierres de la tombe (refaite) et du mausolée depuis des carrières situées à Madras. Plus de 150 ans après la mort de Job Charnock, le géologue anglo-irlandais Thomas Oldham (1816-1878), travaillant au Mont Saint-Thomas à Madras, a découvert une nouvelle variété de granite, un granite à orthopyroxène. Peu de temps plus tard, à Calcutta, un autre géologue anglais, Thomas Henry Holland (1868-1947), extrayait et étudiait des petits fragments de la tombe de Job Charnock et confirmait que les granites du Mont Saint-Thomas de Madras étudiés et caractérisés par Thomas Oldham et ceux de la tombe de Job Charnock étaient les mêmes. Thomas H. Holland a baptisé cette roche “charnockite” en l'honneur de Job Charnock. Co-découverte et caractérisée par deux géologues prénommés Thomas, initialement trouvée au Mont Saint-Thomas, cette roche aurait pu aussi être appelée “thomasite”.