Image de la semaine | 14/12/2020
Les calcites de Bellecroix, fruits des variations climatiques pléistocènes
14/12/2020
Résumé
Circulations fluides, précipitation et datation de mégacristaux de calcite englobant des grains de sable (calcite sableuse).
Ces calcites sableuses se trouvent dans les Sables de Fontainebleau. Ces sables quartzeux souvent très purs ont été déposés à l'Oligocène inférieur (Rupélien, −33,9 à −28,1 Ma, anciennement appelé Stampien) en milieu dunaire, côtier et deltaïque. Épisodiquement, certains bancs riches en coquilles calcaires sont interstratifiés dans ces sables. Ces sables sont localement transformés en grès, qui forme des grandes dalles chapeautant les reliefs réputés pour ses rochers, lieux d'escalade favoris des Franciliens. La majorité de ces grès ont un ciment siliceux ; certains ont un ciment calcaire. Ces grès ont été très largement utilisés jusqu'au début du XXe siècle, entre autres pour paver les rues de Paris. Ces sables, qui existent sous divers faciès légèrement différents sont compris entre les calcaires de Brie à leur base et les calcaires de Beauce à leur sommet. Leur épaisseur, variable, est d'environ 50 m.
Les premières calcites sableuses furent découvertes en 1774 par des carriers exploitant une carrière de grès (pour la fabrication de pavés) dans le lieu-dit de Belle Croix, à quelques centaines de mètres de l'actuel hippodrome de Fontainebleau. Louis XVI, amateur des choses de la nature, alla visiter ces gisements de cristaux. Ces calcites sableuses “poussent” dans du sable siliceux à partir d'une lentille de grès à ciment calcaire, sur la surface de contact grès-sable. En 1850, on (re)découvrit dans le même secteur une accumulation “en place” de tels cristaux. Ce site fut baptisé « la Grotte aux cristaux » et fut l'objet d'une “course” entre grands musées, collectionneurs éclairés ou non, marchands de curiosités, pilleurs de gites à des fins mercantiles… et protecteurs de la nature et des sites minéralogiques naturels. On peut encore voir ce qu'il en reste derrière des grilles maintes fois forcées et réparées.
Source - © 2012 / 2011 Absinthologue - CC0 1.0 / Olivier Blaise - fontainebleau-photo.fr
Les calcites des figures 1 à 5 et 14 à 21 ne proviennent pas de gisement du type de la Grotte aux cristaux, mais d'un autre type de gisement. Ce sont des nodules isolés (cristallarias) ayant “poussé” dans du sable non consolidé. On peut en trouver dans les carrières qui exploitent les sables (pour la verrerie spécialisée, l'industrie du silicium…), surtout au Sud de la forêt de Fontainebleau, à la limite entre les sables de Fontainebleau et les calcaires de Beauce (calcaires d'Étampes, de Pithiviers…). Les carrières en activité sont en général interdites d'accès, mais il existe quelques carrières abandonnées.
Jeune étudiant débarquant à Paris dans les années 1975 (c'était il y a 45 ans), j'étais allé dans certaines de ces carrières déjà abandonnées dans le secteur de Puiselet (près de Nemours, Seine-et-Marne) où on pouvait trouver des échantillons de calcite de type Bellecroix à même le sol ou dans les anciennes parois de ces carrières en cours de re-végétalisation spontanée. Les calcites sableuses présentées ici, dont certaines sont maintenant dans la collection de l'ENS de Lyon, ont été ramassées dans ces carrières abandonnées (et non pas dans un gisement à préserver comme la Grotte aux cristaux). Jeune à l'époque, plus “collectionneur” que vrai géologue, j'avais ramassé des échantillons mais sans prendre de photographies des sites d'échantillonnage. Erreur de jeunesse ! D'après Google Earth, ces carrières de Puiselet sont maintenant complètement végétalisées, ou transformées en pistes de motocross. Trouver des calcites Bellecroix sans y faire des trous ou des travaux de terrassement doit être difficile.
Deux études de Médard Thiry sur ces calcites sont disponibles sur le web : Les calcites de Fontainebleau : une clé pour dater la silicification des grès ? (2012), et Les Calcites de Fontainebleau : occurrence et genèse (2016).
Source - © 2009 KHS91 | Source - © 2016 Médart Thiry |
L'origine des grès de Fontainebleau, des concrétions siliceuses (cf. Les gogottes des Sables de Fontainebleau et d'ailleurs, de rares beautés naturelles qui ont séduit le Roi Soleil) et des concrétions calcaires a longtemps été une question non résolue. Une discussion sur toutes les origines proposées et sur celle actuellement retenue se trouve dans M. Thiry et al., 2013, Sables et Grès de Fontainebleau : que reste-t-il des faciès sédimentaires initiaux ?. C'est la datation des calcites (par les méthodes du 14C et de l'uranium-thorium) qui a permis d'arriver à l'hypothèse actuelle. Les âges de ces calcites de Fontainebleau sont regroupés en deux groupes principaux : de −30 000 à −50 000 ans, et autour de −300 000 ans. Les calcites de Puiselet ont été daté de −323 000 ± 20 000 ans par la méthode uranium-thorium. Ces calcites contenues dans des sables oligocènes sont donc très récentes (pléistocènes). Ces deux groupes d'âges correspondent respectivement aux glaciations du Würm et au début de celle du Riss. Ces calcites ont donc cristallisé dans les Sables de Fontainebleau, sous les calcaires de Beauce, en site et climat périglaciaire (à 400 km au Sud de front des glaciers qui atteignaient Londres et Cologne). Au Würm et au Riss, le sol et le sous-sol du Bassin Parisien étaient gelés en permanence sur plusieurs mètres d'épaisseur. En atteste les sols polygonaux fossiles qu'on peut y voir (cf. Sols polygonaux (polygonal ground) de l'Himalaya, des Alpes, du Nord du Canada et d'Islande ainsi que En survolant les méga-sols polygonaux des bouches de la Kolyma, extrême Nord-Est de la Sibérie.
La calcite, contrairement à la majorité des substances solides, est beaucoup plus soluble dans les eaux froides que dans les eaux chaudes. Il suffit de voir des dépôts de tartre dans les bouilloires ou sur les résistances des machines à laver pour s'en rendre compte. Cette propriété est due à la solubilité du CO2, plus faible dans les eaux chaudes que dans les eaux froides. Une eau froide chargée d'HCO3− et de Ca2+ qui se réchauffe voit donc son CO2 se dégazer par baisse de sa solubilité, ce qui entraine la précipitation de calcite suivant la célébrissime équation : Ca2+ + 2 HCO3− ⇌ CO2 + CaCO3 + H2O.
Au Würm et au Riss, la température extérieure moyenne locale (été/hiver) devait être comprise entre −5 et 0°C et il y avait un pergélisol plus ou moins continu sur quelques mètres ou dizaines de mètres d'épaisseur, avec une température ≤ 0°C. Par contre, en profondeur, surtout en début de période glaciaire quand le froid n'avait pas trop pénétré en profondeur, la nappe phréatique qui imprègne le sous-sol (la nappe de Beauce) avait une température largement supérieure à 0°C. Si de l'eau liquide arrive à s'infiltrer à travers le calcaire de Beauce malgré le pergélisol, elle arrive dans les sables de Fontainebleau avec une forte concentration en Ca2+ et en HCO3−. En arrivant au niveau de la nappe phréatique “plus chaude”, cette eau d'infiltration perd du CO2, et de la calcite précipite au sein du sable. Ainsi seraient nés les cristallarias de calcite sableuse.
Source - © 2013 D'après M. Thiry et al., modifié
Les données fondamentales qui ont permis d'aboutir à ce scénario, outre les études fines de terrain, les courbes de solutions des carbonates…, ce sont les datations qui ont montré la contemporanéité entre croissance des calcites de Bellecroix et périodes froides du Pléistocène. Ces datations ont été obtenues par la classique méthode au 14C pour les cristallisations d'âge < 50 000 ans et par la méthode uranium-thorium pour les âges plus anciens. Comme la datation par la méthode uranium-thorium est beaucoup moins connue que la méthode au 14C, nous en rappelons ici succinctement le principe.
Source - © 2020 planetminerals.fr
Ces calcites Bellecroix de Fontainebleau sont, et de loin, les plus belles calcites sableuses du monde. Elles sont présentes dans tous les “grands” musées de minéralogie du monde. Un timbre la représentant a même été édité par La Poste en 1986. Un rare honneur pour un minéral en France, car la géologie est la parente pauvre des sciences de la nature dans notre pays. Après le timbre, pour se faire plaisir, et après les deux échantillons des figures 1 à 5, voici quelques photographies des quatre autres échantillons ramassés dans les carrières abandonnées de Puiselet il y a 45 ans.
Source - © 2020 wikitimbres.fr
Les nodules de calcites sableuses peuvent avoir des tailles variées. Les deux échantillons suivants mesurent respectivement 4 et 36 cm dans leur grande dimension.
Les calcites de Bellecroix de Fontainebleau sont les plus belles du monde. Mais ce ne sont pas les seules. Il en existe un deuxième gisement en France, à Cabrerets dans le Lot. Il s'agit de calcite ayant cristallisé dans du sable remplissant une cavité karstique fossile creusée dans du calcaire du Jurassique supérieur. Ces calcites ne se trouvent pas dans des carrières mais dans un affleurement naturel situé au cœur de la Réserve naturelle nationale d'intérêt géologique du Lot. La collecte d'échantillon y est strictement interdite.