Article | 16/11/2015

Loulle (Jura) : sous le lapiaz, la plage et ses dinosaures

17/11/2015

Auteur(s) / Autrice(s) :

  • Matthias Schultz
    Professeur de SVT, Lycée H. de Chardonnet, Chalon sur Saône

Publié par :

  • Olivier Dequincey
    ENS de Lyon / DGESCO

Résumé

Une plage vieille de 155 Ma, ses rides de vagues et ses empreintes de dinosaures (Sauropodes et Théropodes).


Présentation de Loulle et contexte du site à empreintes de dinosaures

Traces de dinosaures et site de Loulle

L'image géologique de cette semaine étudie le lapiaz de Loulle (Jura). Mais la commune de Loulle possède, et a aménagé, un autre site géologique aisément accessible en voiture : un affleurement présentant des pistes de dinosaures. Qu'une petite commune mette en valeur et aménage deux sites géologiques est si rare que cela mérite d'être souligné et loué. Ces empreintes de pas sont fossilisées dans le même calcaire jurassique supérieur qui constitue le lapiaz de Loulle.

Les strates portant les empreintes sont plus précisément datées de la fin de l'Oxfordien (sensu gallico) ou, si l'on préfère, du début du Kimméridgien (sensu anglico), soit autour de -155 Ma[1]. Cette couche est appelée Séquanien (J7) sur la carte géologique au 1/50 000 de Champagnole (carte qui date déjà de 50 ans).

Plusieurs pistes de dinosaures sont connues dans le Jura, dans des conditions géologiques proches de celles de Loulle. On en trouve en Allemagne, mais aussi à Plagne (cf. Les traces de dinosaure(s) sauropode(s) de Plagne (Ain) et Quand les petits théropodes marchaient dans les traces des grands sauropodes, chantier de fouille de Plagne (état au 1er août 2011), ces pistes seraient les plus longues au monde), et à Coisia (cf. Empreintes de Sauropode, Coisia (Jura)). Les pistes de Loulle sont les plus anciennes connues aujourd'hui dans le Jura.

Contexte paléogéographique et paléoclimatique des empreintes de Loulle

Au Jurassique supérieur, toute la région correspondant au Jura actuel est en climat inter-tropical. Le futur massif du Jura (voir la dernière figure) est une vaste plate-forme carbonatée s'enfonçant vers le Sud, c'est-à-dire vers le domaine delphino-helvétique (ou zone dauphinoise) fortement subsident à cette époque. Contrairement à ce domaine delphino-helvétique, les chaînons du Jura restent globalement en dehors de l'activité alpine au Mésozoïque, et ne connaîtront de fort plissement tectonique qu'à partir de l'Éocène, avec un maximum au Miocène supérieur.

La limite avec le domaine delphino-helvétique est marquée par des récifs coralliens avec des dépôts de carbonates de haute énergie : le seuil jurassien. Au Nord de cette bande récifale orientée Sud-Ouest Nord-Est, la plate-forme jurassienne est caractérisée par des dépôts de carbonates dans un milieu peu profond et à faible énergie (un lagon calme), en continuité avec le bassin de Paris au Nord-Ouest. Des terres émergées sont présentes au Sud-Ouest, au niveau du Massif Central actuel, et au Nord-Est, au niveau du massif rhénan. Les conditions régnant dans ces lagons du Jurassique supérieur sont très bien illustrées dans le gisement de Cerin (Ain) (avec ses nombreux fossiles).

À la fin du Jurassique se produit une lente régression marine, qui culminera avec l'émersion purbeckienne (fin du Jurassique et début du Crétacé dans toute la région jurassienne). L'ampleur de cette régression à la fin de l'Oxfordien, il y a 155 Ma environ, est mal connue, mais des signes d'émersion ont été retrouvés en plusieurs points du seuil jurassien à cette époque. Le fait de découvrir des pistes de dinosaures à Loulle montre que l'émersion oxfordienne était suffisante pour permettre l'avancée de ces lourds animaux terrestres sur de grandes distances, et peut-être même leur traversée entre les deux blocs continentaux émergés au Sud-Ouest et au Nord-Est.

Cette régression fait disparaître les récifs coralliens du secteur de Loulle, remplacés par de vastes platiers tidaux. Ils sont formés de sables et de boues calcaires, couverts de biofilms algaires, et périodiquement émergés ; on peut les comparer aux plages actuelles des Bahamas.

Formation et fossilisation des empreintes de Loulle

Des dinosaures sont venus à plusieurs reprises marcher dans la boue encore gorgée d'eau lors de phases d'émersion. Les sédiments ont ensuite séché au soleil, durcissant les empreintes et créant les polygones de dessiccation. Enfin la mer a calmement recouvert les empreintes sans les dégrader, et les a scellées par une nouvelle couche de sédiments et de tapis algaires.

Ces événements se sont répétés plusieurs fois, sur une durée estimée à plusieurs milliers d'années : 7 surfaces portant des dépressions en forme d'empreintes ont été préservées et identifiées à Loulle (mais en pratique seules 5 correspondent à de véritables empreintes, et 2 présentent en fait des sous-empreintes, impressions sur des couches situées juste sous la boue où marchaient les dinosaures). Les cycles d'émersion / submersion pourraient correspondre à des marées, par exemple. Des changements à plus grande échelle de temps (quelques milliers à quelques dizaines de milliers d'années) du niveau marin liés à des variations des paramètres orbitaux de type "Milankovitch" ont également été mis en évidence.

L'ensemble des couches de sédiments a subi une diagenèse assez rapide, fossilisant pour des millions d'années les empreintes. Cette diagenèse a été accélérée par une dolomitisation précoce, dans les sédiments gorgés d'eau de mer chauffée et concentrée en ions magnésium par l'évaporation, selon l'équation :

  • 2 CaCO3 (boue calcaire) + Mg2+ (concentré dans l'eau de mer interstitielle) ↔ CaMg(CO3)2 (dolomite) + Ca2+.

Cette diagenèse rapide expliquerait pourquoi les sous-empreintes ne se propagent qu'à une dizaine de centimètres sous les véritables empreintes : les couches de sédiments sous-jacentes avaient déjà été indurées.

Pour finir, tout le secteur de Loulle a été porté à 600 m d'altitude par l'orogenèse alpine (émersion du Jura au cours de l'ère tertiaire, avec un paroxysme de la déformation tectonique au Miocène), et peu à peu dégagé par l'érosion.

On observe aujourd'hui, à la surface des strates de calcaire, des rides de vagues (wave ripple marks, traduisant une très faible profondeur d'eau) et des fentes de dessiccation fossilisées, et près de 1500 empreintes. Elles sont réparties en 23 pistes de Sauropodes et 5 pistes de Théropodes.

La majorité des pistes est orientée vers le Nord-Est, traduisant sans doute un déplacement préférentiel des animaux sur l'estran en fonction de la disposition du rivage. Il pourrait s'agir d'un déplacement suivant un isthme le long du seuil jurassien depuis les terres émergées en permanence situées à l'emplacement du Massif Central actuel, et en direction du massif rhénan également émergé.

Sauropodes et Théropodes

Rappelons que les Sauropodes étaient un groupe de dinosaures saurischiens, disparus lors de la crise Crétacé-Tertiaire, dont faisaient partie, par exemple, les Diplodocus et Brachiosaurus. Ils étaient caractérisés par une grande taille (les plus gros animaux terrestres qui aient jamais existé étaient des Sauropodes), une posture quadrupède et un régime herbivore. Leur morphologie comprenait une petite tête portée par un long cou, un tronc massif contenant un énorme système digestif, des membres robustes et en forme de colonne pour soutenir le tronc, et une queue très allongée se terminant souvent par un fouet. Diverses dispositions anatomiques permettaient le soutien de ces animaux massifs sur la terre ferme, comme une ceinture pelvienne robuste soudée aux vertèbres et des cavités dans les vertèbres les allégeant tout en préservant leur résistance.

Les Théropodes, eux, sont un groupe de dinosaures saurischiens bipèdes, souvent carnivores, de tailles très variables (de la taille d'un poulet aux plus de 6 tonnes d'un Tyrannosaure). Citons comme exemples connus les Tyranosaurus, Allosaurus, Maniraptor, Compsognathus… et les oiseaux actuels ! Les Théropodes ont en effet franchi, pour certains d'entre eux (groupe des Oiseaux), la crise Crétacé-Tertiaire, bien que de nombreuses espèces aient disparu à l'occasion de cet épisode majeur d'extinction. Les membres postérieurs des Théropodes, tridactyles, assurent le soutien du corps et la locomotion, alors que les membres antérieurs des Théropodes du Jurassique (à la différence de ceux des oiseaux actuels) étaient courts mais pourvus de doigts mobiles, et sans doute adaptés à saisir des proies.

Découverte, étude, préservation et présentation des empreintes de Loulle

Les empreintes ont été découvertes en 2006 dans une ancienne carrière abandonnée après-guerre. Des campagnes de fouilles ont été menées de 2007 à 2009, dirigées par Pierre Hantzpergue, professeur de géologie à l'Université Lyon 1, et Jean-Michel Mazin, directeur de recherche au CNRS (Université Lyon 1), incluant des relevés détaillés, des numérisations 3D des empreintes, et le marquage des pistes avec de la peinture encore visible aujourd'hui. Les photographies présentes sur le site lejurassique.com(lien externe - nouvelle fenêtre) (figures 13 à 18 et 20 à 23) donnent un aperçu de la campagne de fouille et de certaines des empreintes aujourd'hui recouvertes pour leur protection.

Le piétinement, les eaux de ruissellement et le gel sont aujourd'hui susceptibles de dégrader le site. Il serait pourtant dommage de le masquer totalement à la vue, et beaucoup trop coûteux pour les petites localités voisines de créer un bâtiment fermé. Après les fouilles, un compromis a été trouvé : l'accès reste libre, mais des barrières et une passerelle ont été aménagées afin de limiter le piétinement (voir figure 12). Le lieu a en outre été équipé de panneaux pédagogiques. Surtout, une partie des empreintes a été recouverte en 2014 par un film géotextile surmonté de 30 cm de sable, de 70 cm d'écorces, et enfin de terre végétalisée. Seules certaines des surfaces et des pistes de Sauropodes restent donc visibles in situ, et plus aucune piste de Théropode.

Surface d'une strate de calcaire à Loulle (Jura)
Figure 4. Surface d'une strate de calcaire à Loulle (Jura)

Observez les fentes de dessiccation qui traduisent une émersion et un assèchement au soleil de la boue calcaire. Cette couche de sédiment a pu émerger par exemple à la faveur d'une marée, et être ensuite submergée et recouverte d'une nouvelle couche de sédiments calcaires à la marée suivante, préservant ainsi pour des millions d'année les traces caractéristiques du milieu de dépôt. Des algues se sont de plus développées dans les fentes de dessiccation, facilitant leur fossilisation. Notez la structure "en pelures d'oignon" de certains polygones de dessiccation érodés : elle traduit l'existence de lamines successives dans la couche de sédiments. Ces lamines correspondent à des niveaux successifs de développement du tapis algaire. Les lamines se délitent assez facilement, rendant le site très sensible à l'érosion (notamment par le gel) et au piétinement.

Surface d'une strate de calcaire à Loulle (Jura) portant une empreinte de Sauropode
Figure 9. Surface d'une strate de calcaire à Loulle (Jura) portant une empreinte de Sauropode

Les Sauropodes sont un groupe de dinosaures herbivores quadrupèdes, souvent de grande taille, dont faisaient partie par exemple les Diplodocus et Brachiosaurus. Il s'agit ici d'une empreinte de patte arrière ("pied"), reconnaissable à sa forme circulaire. Elle s'est imprimée sur une surface déjà affectée de nombreux polygones de dessiccation : une partie du dessèchement s'est produite avant le passage du Sauropode. La situation est parfois inverse dans d'autres empreintes (empreintes affectées dans un second temps par la dessiccation). Elle mesure environ 90 cm de diamètre (à comparer par exemple avec les plus grandes empreintes d'éléphants, larges de 50 à 60 cm au maximum). Un rapide calcul donne pour les Sauropodes une taille proche de 25 m de long pour un poids compris entre 20 et 30 t. Notez le bourrelet formé autour de l'empreinte par la boue calcaire recouverte d'un tapis algaire. Ce tapis, en renforçant la cohésion et l'élasticité des boues, a joué un rôle dans la préservation des empreintes mais en aussi a limité le niveau de détails anatomiques enregistrés.

Paléogéographie de la région jurassienne à la fin de l'Oxfordien, il y a environ 155 Ma
Figure 24. Paléogéographie de la région jurassienne à la fin de l'Oxfordien, il y a environ 155 Ma

Notez la disposition des terres émergées et le seuil jurassien formant une bande orientée Sud-Ouest Nord-Est entre ces deux blocs, qui pourrait expliquer la direction de déplacement préférentielle des dinosaures déterminée d'après les pistes.

Bibliographie

  1. E. Cariou, N. Olivier, B. Pittet, J.-M. Mazin, P. Hantzpergue, 2014. Dinosaur track record on a shallow carbonate-dominated ramp (Loulle section, Late Jurassic, French Jura)(lien externe - nouvelle fenêtre)”. , Facies - International Journal of Palaeontology and Carbonate Sedimentology, 60, 1, 229-253


[1] La définition de ces deux étages stratigraphiques varie en effet selon les auteurs, et la limite entre ces deux étages n'est pas encore définie par un clou d'or (PSM, Point Stratotypique Mondial, ou GSSP, Global Boundary Stratotype Section and Point).