Image de la semaine | 10/01/2022
Les tourbes de l'ile de La Dame Jouanne, Saint-Briac-sur-Mer (Ille et Vilaine) : des restes d'une “annexe” de la mythique forêt de Scissy ?
10/01/2022
Résumé
Variation locale du niveau marin relatif depuis 10 000 ans, végétation fossilisée et ensablement variable des plages de la Manche.
Le 7 octobre 2021, en allant voir les migmatites de l'ile de La Dame Jouanne (cf. Les migmatites et le métamorphisme panafricains (cadomiens) de la région de Saint-Malo (Ille et Vilaine), figures 10 à 14) et alors que la marée était relativement basse, on pouvait observer trois troncs d'arbres dépassant du sable. Et bien qu'on ne puisse pas exclure sur le moment qu'il ne s'agisse que de trois troncs flottés échoués là depuis peu, la présence de ces troncs dans la zone de balancement des marées montre que la mer a “envahi” la bordure du continent (montée de la mer et/ou enfoncement du continent) depuis l'époque de croissance de ces arbres qui devaient appartenir à une forêt. Cette situation est classique sur toutes les côtes de la Manche et de la Mer du Nord (cf. L'allée couverte immergée de Guinirvit, Baie de Kernic, Plouescat (Finistère) et le cromlech semi-immergé de l'île d'Er Lanic (Morbihan), témoins des mouvements relatifs mer/continent en partie liés au rebond post-glaciaire, ainsi que Les forêts, tourbes et sols submergés du littoral du Pas de Calais et aussi les "Diapirs" d'argiles tourbeuses quaternaires, plage de Trez-Rouz, presqu'île de Crozon, Finistère). Nous vous montrons d'abord quelques photographies prises sur ce site en octobre 2021 (figures 1 à 7). Puis nous vous montrerons d'autres photographies prises sur ce même site cinq ans auparavant (figures 8 à 15). Nous réfléchirons alors à cette variation de la morphologie de la plage en moins de cinq ans. Puis, nous discuterons de l'âge et de l'origine de ces dépôts végétaux immergés sur les côtes Nord de la France. Nous évoquerons enfin certaines légendes bretonnes (la forêt de Scissy, la ville d'Ys…) dont l'origine peut être reliée à ces arbres que la mer découvre parfois.
En 2016, il y avait beaucoup moins de sable sur la plage de l'ile de La Dame Jouanne, et à la place se trouvait un banc de tourbe. On pouvait alors voir que ces troncs d'arbre étaient parties prenantes du banc de tourbe, banc de tourbe qui s'était fait recouvrir de sable au gré des courants, des marées et des tempêtes entre 2016 et 2021, sauf ces trois troncs en relief qui dépassaient encore (pour combien de temps ?) en octobre 2021. Cette observation de l'état de la plage en 2016 montre que les trois troncs visibles en octobre 2021 n'était pas trois troncs flottés arrivés très récemment sur la plage, mais la partie sommitale d'un banc de tourbe plus profond.
Les images d'archive que l'on trouve sur Google Earth montrent que ce banc de tourbe est parfois complètement caché sous le sable, comme en 2006, 2010 et 2015, affleurant sur quasiment 100 m de long pour 30 m de large en 2016, n'affleurant plus que sur 70 m de long et 15 m de large en 2020. En octobre 2021, il n'affleurait plus que sous forme de 3 troncs isolés dépassant du sable. Cette plus ou moins grande quantité de sable sur cette plage est très variable, car elle dépend des marées, des courants, des tempêtes, des apports de sédiments par les fleuves côtiers locaux…
Source - © 1999 Notice Baie du Mont Saint-Michel
La notice de la carte géologique de Saint-Malo décrit ces niveaux régionaux de tourbe. À propos du gisement de l'ile de La Dame Jouanne, cette notice écrit : « À Saint-Briac entre l'ilot de Dame Jouanne et la falaise dunaire, une vaste tourbière occupe le haut estran. Elle se caractérise par la présence de grands troncs couchés, peut-être abattus lors d'une tempête avant la fossilisation de la tourbe par le cordon dunaire qui est lui-même partiellement érodé-recouvert par la mer . » Cette même notice donne des âges concernant des tourbes datées situées sur la carte de Saint-Malo (celle de cet affleurement n'a pas été datée) : entre 6 000 et 8 000 ans BP (des âges plus récents ont été trouvés sur des tourbes en Baie du Mont Saint-Michel). Il y a donc eu une montée relative du niveau de la mer en Armorique Nord depuis cette date.
Des études entreprises à l'échelle du globe (cf. par exemple Transgression flandrienne) montrent que (1) la majorité de la hausse générale post-glaciaire du niveau des mers était achevée il y a 8 000 ans mais que (2) il y avait eu quand même une légère hausse globale de ce niveau depuis cette date (environ 2 m), hausse variable en fonction des variations climatiques récentes (dont les deux dernières, l'Optimum climatique du Moyen-Âge et le Petit Âge Glaciaire sont les exemples les plus connus). Des études locales, cf. par exemple Pierre Stéphan et Jérôme Goslin (2014, voir figure 24) chiffrent de 5 à 10 m la hausse relative du niveau de la mer depuis 6 000 à 8 000 ans dans le Nord de la Bretagne (arrondissons à 7 m depuis 7 000 ans). Ce n'est donc pas une remontée de la mer qui est la seule responsable de la submersion de cette ancienne forêt bretonne, mais bien aussi un enfoncement, une subsidence, de ce secteur de la côte bretonne. On peut chiffrer cette subsidence postérieure à 7 000 ans avec une simple soustraction. Si la hausse relative mer/Bretagne Nord est d'environ 7 m et la hausse globale de la mer de 2 m, alors le secteur de la Baie du Mont Saint-Michel a subsidé d'environ 5 m. L'origine de cette subsidence est à rechercher dans les conséquences du rebond post-glaciaire périphérique aux calottes du Nord de l'Europe (cf. L'allée couverte immergée de Guinirvit, Baie de Kernic, Plouescat (Finistère) et le cromlech semi-immergé de l'île d'Er Lanic (Morbihan), témoins des mouvements relatifs mer/continent en partie liés au rebond post-glaciaire).
Source - © 2014 D'après Stéphan et Goslin, modifié
La présence sur de nombreuses côtes bretonnes de troncs d'arbres partiellement ensevelis dans des sables ou des vases de plage est sans doute à l'origine de nombreuses légendes d'engloutissement de forêts et même de villes (dont la fameuse ville d'Ys, avec son roi Gradlon et sa fée Dahut). Il est possible que ces troncs d'arbres aillent dans le même sens que des transmissions orales transmises depuis les “Cromagnons bretons” qui, s'il y en avait, ont assisté entre –20 000 et −10 000 ans à l'envahissement de la Manche par la mer. Une des plus célèbres légendes de forêt engloutie concerne la forêt de Scissy qui aurait occupé la Baie du Mont Saint-Michel (et l'ile de La Dame Jouanne n'est qu'à 20 km de la Baie du Mont Saint-Michel). Cette forêt aurait été engloutie en l'an 709, un an après la fondation de l'abbaye du Mont. Peut-être l'ancienne forêt de l'ile de La Dame Jouanne était-elle une “annexe” de cette légendaire forêt de Scissy.
Source - © 1999 Notice Baie du Mont Saint-Michel