Image de la semaine | 16/10/2017
Tourbes et oxydes ferriques : une manière d'étudier les métabolismes bactériens sur les plages landaises
16/10/2017
Résumé
Coulées d'eau ferrugineuse, films irisés et coulées sombres issues de bancs tourbeux sur les plages des communes de Grayan-et-l'Hôpital, Vensac et Vendays-Montalivet (Gironde).
À propos des images
Les photographies ci-dessous m'ont été données par Jean-Luc Colas, professeur au lycée de Saumur, qui en avait lui-même partagé avec des vacanciers et habitants "anonymes" (v. h. a.).
De nombreux vacanciers peuvent noter ces "dépôts noirâtres" en haut de certaine plages de Gironde ou des Landes. Ils pensent alors souvent à de la pollution par des hydrocarbures. Des suintements colorés et irisés sortant de ces niveaux noirâtres et rappelant des coulées d'huile ou de mazout les confortent dans cette interprétation. Ces vacanciers ont "tout faux", et les responsables du tourisme locaux ont du mal à les persuader que ces suintements sont parfaitement naturels. Ce sont des suintements d'eau ferrugineuse (au départ riche en Fe2+) sortant de niveaux tourbeux et s'oxydant en Fe3+, coloré. De telles eaux ferrugineuses de couleurs rouille et/ou irisées se rencontrent aussi dans de nombreux autres secteurs, en particuliers sur des tourbières de pente dans les Alpes, le Massif Central… Et comme chacun sait, « l'eau ferrugineuse, oui » (cf. Bourvil dans La causerie anti-alcolique).
Il se pose alors une triple question dans le cas particulier des Landes de Gascogne :
- D'où viennent ces niveaux tourbeux ?
- Pourquoi l'eau de la nappe phréatique se trouvant dans les sables des Landes de Gascogne contient-elle du Fe2+ en solution (ou complexé) ?
- Pourquoi ce Fe2+ s'oxyde-t-il en Fe3+, insoluble et de couleur rouille ?
La côte des Landes entre l'estuaire de la Gironde et celui de l'Adour est une côte plate, sableuse et dont le tracé est très variable. Depuis la fin de la dernière glaciation, cette côte résulte d'un équilibre variable entre l'apport sédimentaire (par les fleuves et la dérive littorale, cf. définition et effets dans Géologie et aménagement du territoire, un exemple d'échec : l'aménagement de l'estuaire de la Slack (Pas de Calais)) et l'érosion marine. Le vent engendre des dunes qui ont tendance à dériver vers l'intérieur des terres. Tout cela engendre des cordons littoraux et des creux inter-dunaires mobiles isolant des marécages, étangs et lacs temporaires pouvant devenir des tourbières. Ces tourbières provenant d'anciens lacs et marécages, ainsi que des forêts poussant hors de ces tourbières, peuvent se faire recouvrir par des dunes qui avancent et être ainsi "fossilisées". Ces niveaux riches en matière organique sont connus localement sous le nom de « paléosol » même s'il s'agit parfois de véritables couches sédimentaires. Au niveau de la très célèbre dune du Pilat par exemple, on compte ainsi quatre paléosols, dont deux juste au-dessus du niveau des hautes mers et datés au 14C respectivement de 1650 et 1300 ans avant J.C. (cf. Paléosols du Littoral girondin et Les Mystères de la Grande Dune du Pilat ). Le paléosol de 1650 avant J.C. est morphologiquement très similaire à celui des photos de cet article et se présente sous la forme d'un niveau d'agile tourbeuse imperméable d'épaisseur métrique.
Actuellement, la côte de Gascogne recule de 1 à 10 m par an selon les endroits. Des paléosols normalement enfouis à quelques mètres ou dizaines de mètres sous la surface des dunes peuvent être dégagé par l'érosion marine et mis à l'affleurement comme on le voit sur les photos de cet article.
Le sous-sol des Landes d'Aquitaine comprend un ou plusieurs niveaux de sable plus ou moins cimenté (grès) par des oxydes ferriques. Ces niveaux gréseux sont appelé alios, et localement « garluche » quand ils sont particulièrement indurés et utilisables pour la construction. Cette couche d'alios correspond à d'anciens (ou actuels) horizons B sous les sols podzoliques des Landes de Gascogne. Elle se forme là où les eaux du sol riches en acides organiques (acides humiques…) et donc réductrices, et contenant des sels divers dissouts (dont un peu de Fe2+) atteignent une nappe phréatique plus oxydante. Le fer complexé et dissout dans les eaux réduites précipite pour cimenter le sable et former au cours des siècles ces alios riches en hydroxydes ferriques insolubles (Fe3+). Ces niveaux oxydés sont encore parfois surmontés de niveaux assez riches en matière organique. Il peut donc y avoir une grande proximité entre matière organique et oxydes de Fe3+, surtout s'il y a voisinage entre niveau d'alios et paléosol. De l'eau contenant un peu de Fe2+ soluble et complexé peut circuler dans ces niveaux réduits. Sa teneur en Fe2+ peut être considérablement augmentée s'il y a contact entre une eau chargée en matière organique et niveau d'alios riche en Fe3+. La matière organique peut réduire de façon abiotique le Fe3+ de l'alios en Fe2+ soluble ou complexé. Cette réduction du Fe3+ en Fe2+ peut être considérablement augmentée par des bactéries qui pratiquent la respiration anaérobie.
Tout le monde connait la respiration aérobie pratiquée entre autres par la majorité des eucaryotes. Mais bactéries et archées peuvent pratiquer une respiration où le dioxygène (O2) est absent, et est remplacé par de l'oxygène venant d'un autre oxydant, Fe2O3 dans notre cas, Fe2O3 qui "donne" son oxygène et se trouve réduit en FeO (le Fe3+ accepte les électrons et devient Fe2+). Si on résume la matière organique à son seul carbone, on peut schématiser ces deux types de respiration par les deux équations suivantes :
- Respiration aérobie : C organique + O2 → CO2 + énergie
- Respiration anaérobie : C organique + 2 Fe2O3 → CO2 + 4 FeO + énergie
On peut noter que Fe2O3 n'est pas le seul oxydant utilisé par les microbes pour la respiration anaérobie. Il y a aussi les nitrates (NO3-) utilisé par les bactéries dénitrifiantes qui libère du N2 ou des nitrites (NO2-), les sulfates (SO42-) utilisés par les bactéries sulfato-réductrices qui libèrent du soufre et/ou de l'H2S…
Pourquoi les eaux riches en Fe2+ s'oxydent-elles en arrivant à la surface, avec transformation du Fe2+ soluble en précipité rouille d'hydroxyde ferrique (Fe3+) insoluble ? Il y a bien sûr une oxydation spontanée et abiotique par l'O2 atmosphérique. Mais il y a surtout l'action de bactéries chimiolithotrophes qui font cette oxydation beaucoup plus vite que l'oxydation spontanée. L'oxydation du Fe2+ en Fe3+ libère de l'énergie, énergie qu'utilisent des bactéries dites chimiolithotrophes pour faire leurs synthèses, comme les bactéries phototrophes utilisent l'énergie lumineuse. Comme pour les cellules photosynthétiques "usuelles", les bactéries chimiosynthétiques font des réactions chimiques complexes, à coup de NADP+⇋NADPH + H+… Si on simplifie à outrance, et si on résume les glucides avec la formule CH2O, le bilan stœchiométrique de ces réactions peut se résumer de la façon suivante :
- 8Fe0 + O2 + CO2 + H2O → 4 Fe2O3 + CH2O
Des compléments sur la chimiolithotrophie peuvent être trouvés dans l'article Les sources thermominérales d'Auvergne : chimiolithotrophie et photosynthèse.
Se promener au pied des dunes de Gascogne permet donc d'étudier la morphologie littorale et son évolution, d'observer le mouvement des dunes, d'observer des paléosols, mais aussi d'appréhender la diversité des métabolismes microbiens, dont l'un au moins de façon particulièrement visible. Les spectaculaires coulées rouille illustrent de manière très visible la chimiolithotrophie, et la richesse en Fe2+ des eaux qui suintent démontrent (de façon moins spectaculaire il est vrai) la respiration anaérobie. On peut faire de la microbiologie sur le terrain, et sans microscope !
Nous vous montrons par la suite 11 photographies de niveaux argilo-tourbeux, "paléosols" dégagés par l'érosion marine, et les coulées qui s'en échappent, coulées de couleurs rouille et/ou irisées (quand Fe3+ domine) ou de couleur sombre (quand les acides humiques et autres molécules organiques dominent).