Article | 03/04/2008
Hypérion, Japet, Encelade et Titan : toujours plus de molécules organiques, de lacs et d'océans
03/04/2008
Résumé
La mission Cassini-Huyghens de mai 2007 à avril 2008 : les satellites de Saturne, eau et matière organique.
Table des matières
Cela fait 11 mois que nous n'avons pas écrit d'article sur Saturne et ses satellites. En effet, le flux d'informations totalement nouvelles et inédites que nous envoie Cassini n'est pas tari mais il ralentit (cela fait 4 ans que cette sonde est en orbite autour de Saturne et qu'elle croise périodiquement tel ou tel satellite).
Les nouvelles les plus intéressantes concernent Hypérion, Japet, Encelade et Titan : on trouve de plus en plus de molécules organiques et d'H2O liquide. Les lacs superficiels de méthane et l'océan profond d'eau liquide de Titan se confirment.
Hypérion
Hypérion est un petit satellite de Saturne (328 x 260 x 214 km) que nous avons déjà évoqué. La Nasa a publié le 4 juillet 2008 un article donnant le résultat d'études spectrales précises.
Les conclusions de cet article sont les suivantes.
- Il a été trouvé de la glace d'H2O et de CO2, ainsi qu'un matériel noir dont le spectre coïncide avec celui d'un mélange d'hydrocarbures lourds (non précisément identifiés).
- La présence de glace carbonique est étonnante, ainsi que la localisation du placage des probables hydrocarbures au fond des cratères.
Source - © 2005-2007 NASA/JPL/SSI / NASA/JPL/Univ. of Arizona/Ames/SSSI
Japet
Environ le tiers de la surface de Japet (1436 km de diamètre) avait été survolé et imagé à haute résolution en 2005. Ce qui caractérise la géologie de ce satellite de Saturne, c'est une énorme tache sombre qui occupe le quart de sa surface, tache qui semble constituée d'un placage de matière organique (hydrocarbures lourds). Cette tache sombre est parfaitement centrée sur la face "avant" de Japet (voir figure 3) et elle est parcourue en son centre par une ride exactement en position équatoriale (voir figure 2).
Source - © 2005 NASA/JPL/Space Science Institute, modifié | |
Source - © 2008 NASA/JPL/Space Science Institute |
L'origine de cette tache noire située sur la face "avant" de Japet et de la ride située parfaitement en son centre est très problématique. On peut proposer que la tache sombre est d'origine externe, exogène. Si Japet a traversé au cours de son histoire une région riche en poussières organiques, la face avant en aura plus reçu que la face arrière, comme la vitre avant d'une voiture reçoit plus de gouttes de pluie que la vitre arrière lorsqu'elle avance. On explique bien ainsi la position de la tache noire. Mais pourquoi cette ride parfaitement en son centre ?
L'origine de la ride et de sa position pose aussi des problèmes. La seule hypothèse qui explique (un peu) sa morphologie et sa position est la suivante : au début de son histoire, Japet aurait eu une période de rotation très rapide (une dizaine d'heures). La synchronisation de sa rotation avec la période de révolution autour de Saturne aurait considérablement ralenti cette rotation de Japet sur lui même (79 jours). Japet aurait eu une forme très elliptique, avec un bourrelet équatorial prononcé. Le ralentissement aurait fait disparaître ce bourrelet équatorial. Le rayon de courbure au niveau équatorial aurait diminué, ce qui aurait engendré la ride, une espèce de « méga ride de pression » en quelque sorte (cf. définition d'une ride de pression dans un précédent article de telles structures sur Encelade - fig. 24 et 25). Cette hypothèse pose au moins deux problèmes en plus de la relation ride-tache sombre : pourquoi la ride ne fait-elle pas le tour de Japet et est-elle absente sur au moins 90° de longitude, au centre de la face "arrière" ? Pourquoi d'autre planètes (Mercure) ou satellites dont la vitesse de rotation a elle aussi ralenti n'ont pas de telle ride ?
Pour expliquer l'origine de la tache sombre, on peut aussi proposer que la ride d'origine "tectonique" a fonctionné comme une fissure volcanique et qu'elle a craché des hydrocarbures lourds qui ont recouvert les régions environnantes. La tache sombre aurait alors une origine endogène, et on expliquerait la position de la ride au centre de la tache. Mais alors pourquoi cette ride est-elle parfaitement centrée sur la face avant ?
Un deuxième survol rapproché a eu lieu en septembre 2007. La région couverte est juste adjacente (à l'Ouest) de la région couverte en 2005. On y voit la terminaison occidentale de la tache noire. On voit aussi que la ride disparaît au même endroit que la tache sombre.
Les nouvelles images haute résolution ne résolvent pas tous les problèmes de Japet, loin de là. Si, sur une grande distance, la transition clair sombre est progressive, dans le détail, cette transition est très nette. Il y a des terrains sombres, d'autres clairs, mais aucun n'est intermédiaire. On passe du blanc au sombre par augmentation du pourcentage de terrains sombres.
Source - © 2007 NASA/JPL/Space Science Institute
Dans la zone de transition, le matériel sombre se situe préférentiellement au fond des cratères. Il est également présent sur les flancs internes des cratères, mais de façon dissymétrique. Dans l'hémisphère Nord, ce sont les flancs exposés au Sud qui sont noirs ; dans l'hémisphère Sud, ce sont les flancs exposés au Nord qui sont noirs (cf. figures 5 et 7). Cela suggère que ce matériel sombre provient d'un placage directionnel de poussières organiques sombres, poussières venant de la région équatoriale (où se trouve le centre de la face avant et la ride). Cela ne permet pas de trancher entre les origines exogène ou endogène.
La netteté des contacts clair-sombre peut s'expliquer. Les terrains sombres absorbent mieux le rayonnement solaire que les terrains clairs ; ils sont donc plus chauds. Glaces d'H2O et de CO2 s'y subliment plus, et les composés sombres, non volatils, s'y concentrent. Les sublimés qui s'échappent des terrains sombres vont se déposer sous forme de glaces d'H2O et CO2 sur les terrains clairs, plus froids. Ce processus va favoriser l'assombrissement des terrains sombres et l'éclaircissement des terrains clairs.
Source - © 2007 NASA/JPL/Space Science Institute, modifié
Cassini a pris des images en gros et très gros plan sur la ride. Les sommets de la ride aux extrémités Ouest et Est de la tache sombre ne sont pas recouverts de matériel sombre (cf. figure 8). Cela ne favorise pas l'origine volcano-tectonique endogène, le sommet de la ride, potentiellement émettrice de poussières organiques, devant être théoriquement au moins aussi sombre que l'environnement. Mais pourquoi les dépôts sombres dans la zone de transition sont-ils cantonnés aux zones basses (fonds des cratères, bas de la ride ) ?
Source - © 2007 NASA/JPL/Space Science Institute, modifié
Les images en très gros plans sont saisissantes, mais n'éclairent pas beaucoup sur l'origine de la ride. Tout au plus voit-on parfois un éventuel excès de cratères sur certaines portions de la crête. Cet excès de cratères ne peut avoir une origine météoritique. Mais cela peut être des cratères de soutirage à l'aplomb d'une fissure sommitale, ou des cratères volcaniques (volcanisme émettant eau et/ou hydrocarbures).
Source - © 2007 NASA/JPL/Space Science Institute , modifié | Source - © 2007 NASA/JPL/Space Science Institute, modifié | Source - © 2007 NASA/JPL/Space Science Institute, modifié |
Encelade
Encelade (500 km de diamètre) a déjà été survolé de près 3 fois (février, mai et juillet 2005). Ces survols ont révélé un satellite extraordinairement actif (voir l'article sur Titan et Encelade de février 2005 et l'article sur Encelade de septembre 2005). En novembre 2005, des images prises de loin et à contre-jour (lumière diffusée) ont montré qu'il existait des volcans actifs dans la région du pôle Sud (voir volcanisme sur Encelade).
Source - © 2008 NASA/JPL/Space Science Institute
Des analyses faites de loin ont montré que les panaches volcaniques contenaient H2O, CO2, CH4, C3H8, C2H2… (voir la partie panaches d'Encelade de l'article de mars 2007).
Un survol rapproché était programmé pour le 12 mars 2008 ; il était possible de faire traverser un de ces panaches volcaniques par la sonde Cassini. Pour préparer ce survol, il a fallu carter précisément ces panaches, connaître leur densité… La sortie de cette vapeur d'H2O étant invisible sur les images classiques, mais seulement en lumière diffusée (où la surface n'est pas visible), deux méthodes ont été utilisées pour reconstituer ces jets :
- utilisation de plusieurs images prises sous plusieurs angles, reconstitution 3D (par stéréoscopie) de ce champ de jets, et positionnement des points calculés sur les images du pôle Sud prises en juillet 2005 ;
- utilisation d'une occultation d'étoile, comme celle qui a eu lieu le 24 octobre 2007.
Cette deuxième méthode et le résultat global sont résumés sur la figure ci-après. Les jets de vapeurs sortent par les « rayures de tigre », grandes failles affectant la région du pôle Sud.
On peut noter que l'Union Astronomique Internationale a décidé (en 1983, après les missions Voyager) de nommer tous les éléments morphologiques des satellites de Saturne d'après des noms tirés des grandes « légendes » du patrimoine mondial. Pour Téthys, par exemple, ce sont des noms tirés de l'Odyssée ; pour Japet, ce sont des noms tirés de la Chanson de Roland. Pour d'Encelade ce sont des noms tirés (traduction en langue anglaise) des Mille et une nuits. Les rayures de tigre, comme tous les fossés, doivent avoir des noms de villes. En 1983, un seul fossé avait été identifié et nommé Bassorah. Les quatre rayures de tigre découvertes en 2005 ont été nommées Alexandria, Cairo, Baghdad et Damascus. Depuis, la politique étrangère américaine a changé ; pas celle de l'UAI.
Le 12 mars 2008, Cassini a tangenté Encelade à 50 km et a traversé un panache volcanique à 200 km au-dessus du sol.
Source - © 2008 NASA / JPL
Quels sont les premiers résultats de ce survol ?
Les images classiques montrent des paysages « classiques » pour Encelade, sans grande nouveauté après un examen rapide.
Les détecteurs infra-rouge ont été utilisés au maximum de leur résolution, ce qui a permis de faire une carte thermique précise de la région du pôle Sud.
En traversant le panache, Cassini a mesuré la densité de particules de glaces (principalement H2O) le long de sa trajectoire. Le nombre de particules est passé brutalement de 103 à 107 par cm3 en traversant le jet volcanique.
Le spectromètre de masse, initialement prévu pour mesurer la composition de la très haute atmosphère de Titan a pu mesurer la composition des gaz présents dans le panache. La NASA a publié des résultats préliminaires : elle a identifié H2O (plus de 80 % des molécules), CO2 (8%), CO (5%), molécules organiques en C1 (environ 2%), molécules organiques en C2 (environ 2%), molécules en C3 (environ 1%). La NASA ne parle (dans ces résultats préliminaires) ni de NH3 ni de molécules organiques plus complexes.
Source - © 2008 NASA/JPL/Space Science Institute | Source - © 2008 NASA/JPL/GSFC/SwRI/SSI |
Source - © 2008 NASA/JPL/SwRI/SSI | Source - © 2008 NASA/JPL/SwRI |
Attendons des résultats plus affinés, complets et précis.
Titan
Il y a eu une quinzaine de survols rapprochés de Titan (5150 km de diamètre) depuis le printemps 2007. Ces survols n'ont pas révolutionné ce qu'on connaissait déjà, mais précisé/confirmé bien des points.
De nouveaux secteurs de Titan ont été photographiés en IR, avec toujours des plaines sombres (champs de galets et de dunes de sables de glaces très riches en hydrocarbures) et des régions claires (glace d'H2O plus « propre »).
Source - © 2007 NASA/JPL/Space Science Institute, modifié
La carte globale de Titan se bâtit donc petit à petit au cours des survols.
Source - © 2007 NASA/JPL/Space Science Institute
De nouveaux survols radar ont confirmé la présence de figures d'écoulements, de très probables lacs constitués d'un mélange de méthane et d'éthane liquides, surtout présents près du pôle Nord, dans la région actuellement plongée dans la nuit polaire hivernale. Un petit lac a aussi été découvert près du pôle Sud (actuellement en été).
La zone couverte par les images radar à haute résolution en ce début 2008 représente environ 20% de la surface de Titan.
Source - © 2008 NASA/JPL-Caltech/ASI | Source - © 2007 NASA/JPL-Caltech/ASI |
Source - © 2008 Steven Hobbs (Brisbane, Queensland, Australia) | |
Source - © 2008 NASA/JPL-Caltech/ASI/USGS | Source - © 2008 NASA/JPL-Caltech/ASI/USGS |
Dans un NASA News du 13 février 2008, la NASA estime le volume total d'hydrocarbures superficiels sur Titan (lacs + impuretés des glaces sales). Elle propose que ce volume soit largement supérieur au total des réserves d'hydrocarbures terrestres (gaz naturel, pétrole…).
En plus des images arrivées cette année, les données anciennes sont exploitées. En particulier, des modèles thermiques sont élaborés, perfectionnés… Tous donnent à Titan la même structure interne. De l'extérieur vers le centre, on trouve les couches suivantes (les épaisseurs indiquées ici ne sont qu'approximatives) :
- l'atmosphère, principalement constituée de diazote (N2) à 94% et de méthane (CH4) à 5% ;
- une couche de glace d'eau (avec des impuretés variées, en particulier des clathrates de méthane et autres molécules organiques), de 50 à 100 km d'épaisseur. Cette couche de glace (glace « normale », de basse pression) a une surface jeune (ce qui implique une activité de renouvellement dynamique), présente des montagnes (tectonique et déformations probables), des figures probablement volcaniques, des traces d'érosion fluviatile, des lacs d'hydrocarbures, etc ;
- un océan liquide d'eau ammoniaquée et méthanée, d'environ 200 km d'épaisseur ;
- une couche de glace de haute pression d'environ 300 km d'épaisseur. En effet, à haute pression, l'eau liquide se transforme en polymorphe "haute pression" de la glace, comme du graphite devient diamant ou de l'andalousite devient disthène. Les deux couches de glace et l'océan liquide représenteraient ensemble environ 600 km d'épaisseur ;
- un noyau silicato-ferreux d'environ 2000 km de rayon.
Des données observationnelles viennent de confirmer indirectement l'existence d'un océan liquide sous la croûte de glace de Titan (NASA News du 20 mars 2008).
La rotation et la révolution de Titan sont synchronisées. Titan fait un tour sur lui-même (rotation) pendant qu'il en fait un autour de sa planète Saturne (révolution), et ce en 15,945 jours (terrestres). Tous les satellite du système solaire (dont notre Lune) sont dans cette situation, ce qui s'explique très bien par les forces de marées.
Depuis 3,5 ans que "radar" et" infra rouge" scrutent la surface de Titan, Titan a effectué environ 80 rotations-révolutions. Et au bout de ces 80 rotations, on s'est aperçu que des points morphologiques choisis comme repères s'étaient décalés d'une trentaine de kilomètres de la position qu'ils devraient avoir si rotation et révolution était parfaitement synchronisées. Il y a donc une importante dérive, indiquant un déphasage rotation/révolution. La seule façon physique d'expliquer ce déphasage, c'est de faire varier la vitesse de rotation de Titan sur lui-même, ce qui est relativement « facile ». Il "suffit" pour cela de déplacer de grandes masses sur ou dans Titan, à la suite de mouvements atmosphériques, de variations du volume des lacs et rivières, d'éruptions volcaniques… Ce phénomène est connu sur Terre, mais avec une amplitude beaucoup plus petite. Sur Terre, la variation de durée du jour est de l'ordre de 10-4 à 10-6 seconde par jour à cause des mouvements de l'atmosphère, des glaciers, d'El Ninio... Sur Titan, ce décalage de 30 km en 3,5 ans impliquerait une variation de la durée du jour titanien d'une trentaine de secondes par jour (titanien). De telles variations de la durée de rotation, si elle impliquaient l'ensemble de Titan, devraient mettre en jeu des mouvements de masses « colossales », difficilement imaginables. De telles variations sont plus facilement envisageables si on suppose que seule la croûte de glaces superficielles voit sa vitesse de rotation fluctuer, le gros de Titan (fer + silicates + glaces profondes de haute pression) continuant à tourner régulièrement. Si ce raisonnement est valable, cela impose que la croûte de glace superficielle de Titan forme une coque rigide, totalement désolidarisée du gros de la masse de Titan. Ce qui implique bien qu'un océan liquide sépare la croûte superficielle rigide du socle « solide » constitué de glaces "haute pression" + silicates + fer.
Des potentialités exobiologiques
Cette dernière année de résultats de Cassini pose beaucoup de questions, comme l'origine du tandem "tache sombre + ride" de Japet…
Elle confirme au moins 5 points importants :
- les macro-molécules organiques sont très fréquentes à la surface des satellites de Saturne (Japet, Hypérion, Titan…) ;
- des molécules organiques simples sont crachées par les volcans d'Encelade (qu'en est-il des molécules plus complexes ?) ;
- des lacs de méthane semblent bien exister sur Titan ;
- de grandes quantités de vapeur d'eau sont crachées par les volcans d'Encelade. Cela suggère fortement la présence d'une couche d'eau liquide, ou du moins de « poches » d'eau liquide à l'intérieur d'Encelade ;
- il semble bien qu'il existe un très vaste océan d'eau liquide sous la croûte glacée de Titan.
La juxtaposition de ces informations est riche de potentialités exobiologiques, ce que ne se prive pas de suggérer la NASA (NASA News, 26 mars 2008),sans bien sûr que l'on ait la moindre preuve d'une quelconque vie péri-saturnienne. Et en plus d'une vie « classique » basée sur une chimie en milieu aqueux, on peut même fantasmer une vie totalement exotique dans les lacs de méthane, le méthane liquide étant un bon solvant organique (non polaire il est vrai) pouvant permettre la réalisation de très nombreuses réactions (bio)chimiques en solution.
Source - © 2008 NASA / JPL
Il est tout à fait possible que la vie soit apparue sur Mars il y a 3 à 4 Ga, quand l'eau liquide y coulait. Des satellites de Jupiter, en particulier Europe, mais aussi Ganymède, contiennent très vraisemblablement des océans liquides sous une banquise. Il en serait de même sur Titan et Encelade. De quoi exciter la curiosité de tout « honnête homme » en général, de tout scientifique en particulier, et plus particulièrement de tout SVTiste.