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Image de la semaine | 04/11/2024

De possibles gabbros “orientés” (par métamorphisme et déformation, par sédimentation magmatique, par écoulement visqueux…) sur Mars

04/11/2024

Pierre Thomas

Laboratoire de Géologie de Lyon / ENS de Lyon

Olivier Dequincey

ENS de Lyon / DGESCO

Résumé

Découverte sur Mars de roches visuellement semblables à des gabbros. Comparaison avec des gabbros isotropes et anisotropes terrestres.


Image de la roche nommée Freya Castle photographiée le 13 septembre 2024 (sol 1268) par le robot martien Perseverance, un métagabbro ?

Figure 1. Image de la roche nommée Freya Castle photographiée le 13 septembre 2024 (sol 1268) par le robot martien Perseverance, un métagabbro ?

Cette roche mesure une vingtaine de centimètres de droite à gauche. Elle présente des minéraux de deux teintes (claire et sombre) présentant une très nette orientation, qui ressemble plus à une foliation / schistosité qu'à une stratification. Si les minéraux blancs sont des feldspaths et les minéraux sombres des ferromagnésiens (pyroxène ou amphibole ?), cette roche serait un gabbro déformé (= métagabbro ou flaser gabbro). Les ferromagnésiens semblent entourés d'une auréole brune.


Le 23 septembre, la NASA publiait la photographie d'une roche “étrange” dans un article nommé A striped surpise (“Une surprise rayée”). La presse, le web… parlaient de « zebra rock ». Cette photographie avait été prise par le robot mobile Perseverance dix jours plus tôt, le 13 septembre 2024 (sol 1266), soit le 1266e jour martien depuis l'atterrissage de Perseverance en février 2021, avec 1 sol = 24 h 39 min. La figure 1 montre la photographie de l'article de la NASA, photographie que j'ai “traitée” pour en augmenter le contraste. Aucune analyse n'est disponible pour cette roche, ni aucune vue sous plusieurs angles, et la NASA dit pourquoi.

While driving across unremarkable pebbly terrain, beady-eyed team members spotted a cobble in the distance with hints of an unusual texture in low resolution Navcam images, and gave it the name Freya Castle. The team planned a multispectral observation using the Mastcam-Z camera in order to get a closer look before driving away. When these data were downlinked a couple days later, after Perseverance had already left the area, it became clear just how unusual it was ! Freya Castle is around 20 cm across, and has a striking pattern with alternating black and white stripes. The internet immediately lit up with speculation about what this “zebra rock” might be, and we've enjoyed reading your theories.

Google traduit ce texte en :

Alors qu'ils traversaient un terrain caillouteux banal, les membres de l'équipe aux yeux perçants ont repéré un galet au loin avec des indications d'une texture inhabituelle dans les images Navcam à basse résolution et lui ont donné le nom de « Château de Freya » . L'équipe a prévu une observation multispectrale à l'aide de la caméra Mastcam-Z afin de voir de plus près avant de repartir. Lorsque ces données ont été transmises quelques jours plus tard, alors que Perseverance avait déjà quitté la zone, il est devenu clair à quel point c'était inhabituel ! « Freya Castle » mesure environ 20 cm de diamètre et présente un motif saisissant avec une alternance de rayures noires et blanches. Internet a immédiatement suscité des spéculations sur ce que pourrait être cette « roche zébrée », et nous avons aimé lire vos théories.

Un mois après la prise de cette photographie, à ma connaissance, le mot “gabbro” n'a jamais été écrit par la NASA dans des fichiers concernant cette roche. Et pourtant, à la simple vue de cette photographie, l'hypothèse qui semble la plus raisonnable (sans aucune certitude puisqu’aucune analyse, aucun spectre infrarouge… n'ont été réalisés), c'est qu'il s'agit d'un bloc de gabbro déformé (= métagabbro ou flaser gabbro). Le minéral blanc serait du feldspath, le minéral sombre un ferromagnésien (pyroxène ou amphibole). Bien que comparaison ne soit pas raison, c'est ce que dirait un Lyonnais trouvant ce bloc dans les alluvions du Rhône.

Nous vous montrons ensuite 3 autres photographies “traitées” de cette roche, photographies glanées sur le site web de la mission Perseverance publiant toutes les images brutes (707 “raw images” prises pendant les sols 1266 à 1268). Il s'agit d'une photographie détaillée et de deux zooms arrière resituant cette roche dans son contexte. On s'aperçoit bien qu'il s'agit d'un bloc isolé, sans relation générique avec son substratum.

Puis nous vous montrerons 7 photographies de roches d'aspect relativement similaire prises à 1,7 km de là et 3,5 mois avant sur le trajet de Perseverance et nous resituerons ces 13 premières images dans leur secteur de la planète Mars.

Ces photographies faisant penser à des gabbros plus ou moins anisotropes, et en n'oubliant pas que « comparaison n'est pas raison », je suis allé chercher dans ma photothèque (et dans celle de mon ami Thierry Juteau) pour voir si je n'avais pas photographié (des années avant que Perseverance trouve ces possibles gabbros orientés) des roches ressemblant plus ou moins à ces gabbros martiens putatifs.

Zoom sur le quart supérieur droit de la roche nommée Freya Castle, Mars

Figure 2. Zoom sur le quart supérieur droit de la roche nommée Freya Castle, Mars

On retrouve, en plus nettes, les mêmes caractéristiques que sur la figure 1.


Zoom arrière sur la roche nommée Freya Castle, Mars

Figure 3. Zoom arrière sur la roche nommée Freya Castle, Mars

On voit qu'il s'agit d'une des nombreuses roches “allochtones”, posées là sur un substratum de nature différente. C'est la seule à avoir cette allure zébrée.


Vue large d'un paysage martien avec, au centre, la roche nommée Freya Castle

Figure 4. Vue large d'un paysage martien avec, au centre, la roche nommée Freya Castle

On voit qu'il s'agit d'une des nombreuses roches “allochtones”, posées là sur un substratum de nature différente. C'est la seule à avoir cette allure zébrée.


En s'aidant du site de la NASA localisant chaque jour Perseverance, du photojournal du JPL, de Google Earth “Mars”, on peut localiser le site où se trouvait Perseverance le 13 septembre 2024 (sol 1268) et où il a photographié la roche Freya Castle.

Vue en direction de l'amont de la vallée martienne Neretva Vallis, où coulait la rivière qui a traversé le rebord du cratère Jezero (rebord visible au fond)

Figure 5. Vue en direction de l'amont de la vallée martienne Neretva Vallis, où coulait la rivière qui a traversé le rebord du cratère Jezero (rebord visible au fond)

Cette rivière se jetait dans le cratère, en a fait un lac et a formé le delta exploré par Perseverance (en 2022 et 2023). Après être allé explorer les terrains clairs visibles à droite, Perseverance a traversé la vallée de droite à gauche (du Nord au Sud) et a commencé à gravir le flanc de cette vallée, avec pour but final d'atteindre le rebord du cratère si aucun problème technique ne survient. La flèche rouge localise (approximativement) le site où ont été prises les images 1 à 4, qui se trouve en fait caché derrière la colline du premier plan. Cette image a été prise le 6 juin 2024 (sol 1172).


Image Google Earth “Mars”, où la punaise rouge localise (approximativement) le site des figures 1 à 4

Figure 6. Image Google Earth “Mars”, où la punaise rouge localise (approximativement) le site des figures 1 à 4

Cette localisation permet de proposer deux origines possibles pour Freya Castle (et les autres roches allochtones) des figures 1 à 4. Il s'agit soit (1) d'une roche éboulée du sommet de la montagne dominant le site – il y aurait alors du gabbro déformé quelque part dans le flanc de cette montagne appartenant au rebord du cratère Jezero, soit (2) d'une roche déposée dans le secteur par la rivière coulant dans la Neretva Vallis à l'époque où elle coulait à cette altitude, avant la fin du creusement de la vallée.

La punaise bleue localise (approximativement) le site où a été prise la photo de la figure 5. Le site des photos 7 à 12 se trouve dans le fond de cette vallée, juste en aval de cette punaise bleue.


Champ de gros blocs de roches formant une petite colline située au milieu de la Neretva Vallis, colline martienne nommée Mount Washburn

Figure 7. Champ de gros blocs de roches formant une petite colline située au milieu de la Neretva Vallis, colline martienne nommée Mount Washburn

Cette colline est localisée juste en aval de la punaise bleue de la figure 6.

Si la majorité des blocs sont très sombres, on voit une minorité de roches très claires. Toutes ces roches proviennent de quelque part en amont du bassin versant de la vallée, à une distance pouvant atteindre plusieurs dizaines de kilomètres. Les photos ayant permis de réaliser cette mosaïque ont été prises le 27 mai 2024 (sol 1162), à 1,3 km à vol d'oiseau du site de Freya Castle. Les images 8 à 13 correspondent à des zooms centrés sur certains de ces blocs clairs.


Agrandissement du centre de la figure précédente, Mount Washburn (Mars)

Figure 8. Agrandissement du centre de la figure précédente, Mount Washburn (Mars)

On voit de très nombreux blocs très sombres, et quelques blocs plus clairs. La photo suivante montre un agrandissement du centre inférieur droit.


Zoom sur le centre inférieur droit de la figure précédente, Mount Washburn (Mars)

Figure 9. Zoom sur le centre inférieur droit de la figure précédente, Mount Washburn (Mars)

Il s'agit de la meilleure résolution disponible. Le gros bloc clair arrondi de gauche est constitué de ce qui semble être des minéraux sombres pris dans une matrice claire. On ne voit pas d'orientation évidente. Avec cette seule résolution, s'il fallait identifier cette roche, je dirais un gabbro “isotrope”. La grosse roche de droite est homogènement noire (avec quelques taches blanches). Sur la face avant gauche, on devine des cavités allongées, sans doute des coups de gouge dues à l'érosion éolienne. Sur la face avant droite (protégée du vent ?) on devine des “trous circulaires”. Face à une telle roche et avec ces seules données, l'Auvergnat que je suis dirais (avec réserve) que c'est un basalte.


Zoom sur le gros rocher clair de gauche de la figure 8, Mount Washburn (Mars)

Figure 10. Zoom sur le gros rocher clair de gauche de la figure 8, Mount Washburn (Mars)

Le cercle noir correspond à la localisation de la figure 11. On voit des minéraux sombres avec une forme géométrique. Cela ressemble à des ferromagnésiens dans une matrice feldspathique. Vue la grande abondance des minéraux clairs, cette roche serait à la limite gabbro / anorthosite, s'il s'agit bien d'une roche magmatique.

On devine deux “orientations” sur cette roche. (1) Un “litage” orange-rosé plus ou moins horizontal et associé à des “petites crêtes”. On peut interpréter cette orientation comme une manifestation de l'érosion éolienne. (2) Une orientation frustre et peu marquée des minéraux sombres (du moins ceux qui sont allongés) qui sont statistiquement orienté d'en bas à gauche vers le haut à droite. Ce n'est pas sans rappeler, en bien moins visible, l'orientation de Freya Castle (figure1). Mais leur forme rectangulaire (ils ne semblent pas effilés ou déformés en amande) plaide plutôt pour une orientation d'origine magmatique.


Détail du gros rocher clair de gauche de la figure 8, Mount Washburn (Mars)

Figure 11. Détail du gros rocher clair de gauche de la figure 8, Mount Washburn (Mars)

On voit des minéraux sombres avec une forme géométrique. Cela ressemble à des ferromagnésiens dans une matrice feldspathique. Vue la grande abondance des minéraux clairs, cette roche serait à la limite gabbro / anorthosite, s'il s'agit bien d'une roche magmatique.

On devine deux “orientations” sur cette roche. (1) Un “litage” orange-rosé plus ou moins horizontal et associé à des “petites crêtes”. On peut interpréter cette orientation comme une manifestation de l'érosion éolienne. (2) Une orientation frustre et peu marquée des minéraux sombres (du moins ceux qui sont allongés) qui sont statistiquement orienté d'en bas à gauche vers le haut à droite. Ce n'est pas sans rappeler, en bien moins visible, l'orientation de Freya Castle (figure1). Mais leur forme rectangulaire (ils ne semblent pas effilés ou déformés en amande) plaide plutôt pour une orientation d'origine magmatique.


Vue sur un autre bloc clair de la colline martienne Mount Washburn, non visible sur la figure 7

Figure 12. Vue sur un autre bloc clair de la colline martienne Mount Washburn, non visible sur la figure 7

Ce bloc, au moins pour ses 3/4 inférieurs, semble isotrope et ne montre aucune orientation particulière, comme le bloc de gauche de la figure 9. La figure suivante (figure 13) montre un détail à la meilleure résolution possible de la partie supérieure de ce bloc clair.


Détail de la partie supérieure du bloc de la figure précédente, Mount Washburn (Mars)

Figure 13. Détail de la partie supérieure du bloc de la figure précédente, Mount Washburn (Mars)

Dans la moitié inférieure de la photo, la roche ne montre pas d'orientation des minéraux. Dans la partie supérieure, on voit une orientation des minéraux, ou plutôt plusieurs zones montrant chacune un litage, litages d'orientation différente selon les zones. Si cette zone est de composition gabbroïque, on aurait des zones de gabbro isotrope comme le bloc de gauche de la figure 9, et des zones présentant un “litage”, rappelant Freya Castle (figure 1). Cette juxtaposition de zones isotropes et anisotropes n'est pas sans rappeler ce que montre l'échantillon terrestre de la figure 24.


La très forte dominante de roches noires par rapport aux roches claires, très minoritaires, montre que le bassin versant de Neretva Vallis doit être très majoritairement constitué de roche(s) sombre(s). Selon les interprétations qui précèdent (interprétations à prendre avec réserve), les roches claires seraient des gabbros plus ou moins “orientés” ; les roches sombres seraient des basaltes, bien que leur détermination (sans analyse) soit beaucoup plus sujette à caution puisque on n'y voit aucun minéral macroscopique. Basalte et gabbro ont la même chimie et la même minéralogie (feldspaths et ferromagnésiens). Sur Terre, les gabbros sont souvent plus clairs que les basaltes car les feldspaths y sont macroscopiques, alors que, dans les basaltes, ils sont sous forme de microlites noyés dans une pâte. Si c'est la même chose sur Mars…

Localisation des sites des figures 1 et 7 au niveau du débouché de Neretva Vallis dans la partie Ouest du cratère Jezero, là où s'est formé un superbe delta martien

Figure 14. Localisation des sites des figures 1 et 7 au niveau du débouché de Neretva Vallis dans la partie Ouest du cratère Jezero, là où s'est formé un superbe delta martien

Freya Castle (punaise rouge) est localisé au-dessus de la vallée. Il provient soit de la chute locale d'un bloc tombé du haut du rebord du cratère, soit a été apporté par la rivière coulant dans la vallée, à une époque où la vallée était moins profonde. Les roches de Mount Washburn, situées au fond de la vallée, ont été très vraisemblablement apportées par l'ancienne rivière. Ces roches apportées par l'ancienne rivière peuvent venir de très loin. Les punaises jaunes matérialisent approximativement le trajet de Perseverance de février 2021 (en bas à gauche) à octobre 2024.


Vue globale sur le cratère martien Jezero (49 km de diamètre)

Figure 15. Vue globale sur le cratère martien Jezero (49 km de diamètre)

La punaise rouge localise le site de la roche Freya Castle sur le rebord du cratère d'où, éventuellement, a pu tomber la roche. Si Freya Castle est tombé du haut du cratère, elle appartient soit à la partie supérieur du substratum mise à jour par la formation du cratère, soit à ses éjectas. Dans ce cas, elle proviendrait d'une profondeur comprise entre 0 et 10 km. La punaise bleue localise le Mount Washburn ; ses blocs y ont très vraisemblablement été apportés par la rivière coulant du fond de la photo et se jetant dans le cratère qui fut un lac à l'Hespérien (il y a 3,6 Ga). La roche Freya Castle a éventuellement pu être apportée là où elle a été photographiée par cette ancienne rivière à une époque où la vallée était moins profonde. On voit donc que l'origine de ces gabbros putatifs plus ou moins orientés est on ne peut plus incertaine.


Vue verticale et carte topographique de la région du cratère martien Jezero (49 km de diamètre, au centre de l'image)

Figure 16. Vue verticale et carte topographique de la région du cratère martien Jezero (49 km de diamètre, au centre de l'image)

Les sites voisins de Freya Castle et de Mount Washburn sont localisés par la punaise rouge. Les roches de Mount Washburn et éventuellement Freya Castle proviennent du bassin versant de Neretva Vallis approximativement limité par la ligne pointillée bleue. À Gauche (à l'Ouest), on voit des grabens (flèche rouge), les plus orientaux d'un système de faille nommé Nili Fossae. Ces grabens sont “récents” car ils recoupent le cratère CC. Comme il y a beaucoup plus de roches noires (basalte possible) que de roches claires (gabbro probable), c'est que les roches noires (basalte ?) sont beaucoup plus abondantes en surface à l'intérieur du bassin versant de Neretva Vallis que les roches claires (gabbro).


Localisation du cratère martien Jezero (punaise rouge) sur le bord d'Isidis Planitia (IP)

Figure 17. Localisation du cratère martien Jezero (punaise rouge) sur le bord d'Isidis Planitia (IP)

Isidis Planitia correspond à un très ancien bassin d'impact (1 500 km de diamètre, le troisième plus grand bassin d'impact de Mars), bassin recoupant la limite entre les hautes terres de l'hémisphère Sud et les basses terres de l'hémisphère Nord. Comme les très grands bassins de la Lune (et de Mars), son âge serait supérieur à 3,8 Ga (Noachien). La formation de grands bassins d'impact s'accompagne de mouvements (de réajustement) pouvant avoir occasionné (en profondeur) des déformations ductiles (cf. Les impacts dans le système solaire). Au Sud-Ouest de ce bassin, un important volcanisme a eu lieu au début de l'Hespérien, vers 3,7 Ga : Systis Major (SM). Les roches de la région du cratère Jezero peuvent donc être soit de la croute primitive martienne, soit des éjectas remobilisant cette croute (éjectas de “petits” cratères comme Jezero, ou éjectas d'Isidis), soit des roches magmatiques appartenant à la province de Syrtis Major. Au Nord-Ouest d'Isidis Planitia, on voit le système de grabens récent de Nili Fossae. Ces failles ont pu avoir un comportement ductile en profondeur. L'orientation des minéraux, si elle est d'origine tectonique peut donc être reliée soit aux mouvements associés aux impacts, soit à ces failles.


Une grande incertitude demeure donc sur l'origine de ces roches martiennes ressemblant à des gabbros plus ou moins anisotropes, que ce soit l'origine génétique ou l'origine géographique. Mais, outre la structure et la couleur macroscopiques, qu'est-ce qui amène à proposer que ce soient des gabbros alors qu'on ne dispose d'aucune analyse chimique ou minéralogique ? C'est d'abord parce que les roches magmatiques basiques (essentiellement des basaltes, il est vrai) ont été formellement diagnostiquées sur Mars par les différents moyens analytiques des différents robots, parce qu'olivines et pyroxènes ont été spectralement identifiés par les sondes en orbite, et parce que les vitesses sismiques dans la croute martienne sont compatibles avec celles des basaltes (ou des gabbros). C'est aussi parce que certaines météorites martiennes sont des gabbros (cf. Météorites martiennes : les shergottites). Mais c'est aussi (et surtout) parce que les images martiennes de Freya Castle et de Mount Washburn ne peuvent pas ne pas rappeler ce qu'un géologue de terrain connait des gabbros plus ou moins orientés. En n'oubliant pas que comparaison n'est pas raison, il y a de telles similitudes morphologiques entre ces roches martiennes et des gabbros bien terrestres qu'on ne peut pas s'empêcher de proposer que ces roches photographiées par Perseverance cette année 2024 soient des gabbros plus ou moins orientés.

Pour illustrer cette ressemblance, nous vous montrons treize photographies de gabbros issues de ma photothèque et de celle de mon ami Thierry Juteau. On verra des gabbros isotropes, des gabbros anisotropes à cause de phénomènes de sédimentation magmatique, des gabbros anisotropes à cause de déformations (à haute température) post-magmatiques et enfin des gabbros anisotropes à cause de phénomènes d'écoulement visqueux et/ou pâteux syn-magmatiques. Chaque lecteur, même si sa photothèque est pauvre en photographies de gabbro, pourra comparer ces photographies terrestres et martiennes et se faire sa propre idée sur la validité de l'attribution de “gabbro” donnée à ces roches martiennes.

Sur Terre, il y a trois types principaux de gisements de gabbro : (1) dans la lithosphère océanique (actuelle ou dans des ophiolites) ; pour des compléments sur les gabbros des ophiolites, voir Les ophiolites en 180 photos – 2/7 Les gabbros ; (2) en intrusion dans la croute continentale ; (3) en filons recoupant un encaissant quelconque, continental ou océanique. Nous allons voir des gabbros terrestres issus de ces trois contextes.

Filons de gabbro isotrope dans l'ophiolite d'Antalya, Turquie

Figure 18. Filons de gabbro isotrope dans l'ophiolite d'Antalya, Turquie

Ces filons, recoupant ici une harzburgite serpentinisée, ne montrent ni structure d'écoulement, ni de stratification et n'ont pas été déformés après leur solidification.


Gabbro isotrope à “gros” grains, ophiolite d'Oman

Gabbro isotrope à grains fins, ophiolite d'Oman

Figure 20. Gabbro isotrope à grains fins, ophiolite d'Oman

Ces figures 19 et 20 montrent que la taille des cristaux (feldspath et pyroxène) peut être très variable, même au sein d'un seul massif de gabbro, voire au sein d'une même roche (voir la figure 24).


Exemple d'un affleurement de gabbro lité dans l'ophiolite d'Oman

Figure 21. Exemple d'un affleurement de gabbro lité dans l'ophiolite d'Oman

Ce litage a une origine “sédimentaire” (“sédimentation” magmatique), avec alternance de lits riches en pyroxènes et d'autres beaucoup plus riches en plagioclases.


Gros plan sur des gabbros lités par des phénomènes de “sédimentation”, Bushveld (Afrique du Sud)

Figure 22. Gros plan sur des gabbros lités par des phénomènes de “sédimentation”, Bushveld (Afrique du Sud)

Les lits les plus clairs, quasiment dépourvus de pyroxène, peuvent être qualifiés d'anorthosite. Les gros ferromagnésiens “gris” ont une forme rectangulaire sur cette section. Ils sont statistiquement horizontaux ce qui donne une certaine anisotropie à la roche. Les petits ferromagnésiens brun-sombre, isodiamétriques, ne montrent aucune orientation/alignement. Cette photo montre des gabbros “continentaux” appartenant au massif du Bushveld, Afrique du Sud (cf. Le Bushveld (Afrique du Sud), un musée de la différenciation et des roches magmatiques stratifiées).


Gros plan sur un gabbro lité du Bushveld (Afrique du Sud)

Figure 23. Gros plan sur un gabbro lité du Bushveld (Afrique du Sud)

À l'intérieur de chaque “lit” riche en minéraux clairs ou riche en minéraux sombres, les feldspaths et les pyroxènes ont une forme allongée sur cette section et sont statistiquement horizontaux. À côté du litage minéralogique décimétrique, il y a une orientation géométrique des minéraux, ce qui dessine un litage infra-centimétrique. L'échelle est donnée par un trou de carottage qui mesure 2,5 cm de diamètre.


Gros galet de gabbro isotrope à enclaves de gabbro anisotrope issu de l'ophiolite d'Antalya (Turquie)

Figure 24. Gros galet de gabbro isotrope à enclaves de gabbro anisotrope issu de l'ophiolite d'Antalya (Turquie)

Il y a deux “générations” de gabbro dans cet échantillon : un gabbro isotrope (mais avec une taille de grain variable) contenant des enclaves de gabbro lité. Une deuxième génération d'injection de magma basique a dû pénétrer dans un niveau de gabbro lité déjà cristallisé et en a arraché puis englobé des fragments, qui se retrouvent maintenant en enclaves. Ce bloc bien terrestre me fait penser au bloc martien de la figure 13 (et on regrette que la résolution de cette figure 13 soit très mauvaise).


Filons de gabbro de l'ophiolite d'Antalya (Turquie) affectés par une déformation tectonique postérieure à la cristallisation et qui a entrainé la genèse d'un “litage”

Figure 25. Filons de gabbro de l'ophiolite d'Antalya (Turquie) affectés par une déformation tectonique postérieure à la cristallisation et qui a entrainé la genèse d'un “litage”

Ces filons sont fortement déformés plastiquement avec les harzburgites encaissantes, dans une zone de cisaillement plastique localisée (quelques mètres à quelques dizaines de mètres de large) traversant le massif. Le “litage” dans le filon a donc, ici, signification d'une schistosité/foliation.


Échantillon de gabbro déformé affecté par une schistosité/foliation tectonique

Figure 26. Échantillon de gabbro déformé affecté par une schistosité/foliation tectonique

Cet échantillon montre un gradient de déformation, entre sa partie supérieure quasiment non déformée et sa partie inférieure qui montre une déformation mylonitique (cf. Un gabbro déformé, ophiolite hercynienne de Chamrousse (38)). Cet échantillon provient de l'ophiolite de Chamrousse (Isère).


Il peut aussi y avoir des litages d'origine “mixte”. Nous vous montrons quatre photographies prises dans l'ophiolite d'Oman où un litage “sédimentaire” a été déformé par un écoulement visqueux dans un magma basique non complètement cristallisé. Cet écoulement visqueux peut engendrer des plis de type “slumps”, étirer leurs flancs encore “pâteux”, orienter les cristaux déjà formés…

Un bord de route dans l'ophiolite d'Oman, montrant des gabbros lités affectés par des plis de type “slumps”

Figure 27. Un bord de route dans l'ophiolite d'Oman, montrant des gabbros lités affectés par des plis de type “slumps

La position des flancs de ces plis montre que, dans sa position actuelle, le haut de l'affleurement a “glissé” vers la gauche. La flèche rouge indique la position du petit pli de la figure 29.


Zoom sur un bord de route dans l'ophiolite d'Oman, montrant des gabbros lités affectés par des plis de type “slumps”

Figure 28. Zoom sur un bord de route dans l'ophiolite d'Oman, montrant des gabbros lités affectés par des plis de type “slumps

La position des flancs de ces plis montre que, dans sa position actuelle, le haut de l'affleurement a “glissé” vers la gauche. La flèche rouge indique la position du petit pli de la figure 29.


Petit pli dans les gabbros lités indiqué par la flèche rouge dans les deux figures précédentes, ophiolite d'Oman

Figure 29. Petit pli dans les gabbros lités indiqué par la flèche rouge dans les deux figures précédentes, ophiolite d'Oman

La photo suivante correspond à un agrandissement de la partie supérieure de cette photo, à la verticale du stylo (qui a été remonté pour la photo 30).


Zoom sur la partie supérieure de la figure précédente, gabbros lités de l'ophiolite d'Oman

Figure 30. Zoom sur la partie supérieure de la figure précédente, gabbros lités de l'ophiolite d'Oman

Feldspaths et pyroxènes sont statistiquement orientés, ce qui dessine un litage infra-centimétrique.


Que chacun compare ces photographies terrestres aux photographies martiennes du début de cet article ! Il pourra alors juger s'il est raisonnable ou non de proposer que les roches découvertes par Perseverance en mai et septembre 2024 puissent être des gabbros.