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Article | 29/08/2019

Vestiges de l'apocalypse : le site de Tanis, Dakota du Nord

29/08/2019

Cyril Langlois

ENS de Lyon - Préparation à l'agrégation SV-STU

Olivier Dequincey

ENS de Lyon / DGESCO

Résumé

Inondations brutales, site fossilifère exceptionnel avec présence de microtectites à la limite Crétacé-Paléogène : un site témoin des conséquences immédiates de la chute de la météorite de Chicxulub.


Un nouveau gisement exceptionnel (Lagerstätte) attribué à la toute fin du Crétacé a été décrit le 23 avril 2019 dans les Comptes Rendus de l'Académie des Sciences des États-Unis (PNAS). Selon ses découvreurs, il serait le témoin des conséquences immédiates de la chute de la météorite de Chicxulub, principal responsable de l'extinction massive correspondant à la limite Crétacé-Paléogène.

Depuis l'apparition de cette hypothèse, en 1980, l'implication d'un impact météoritique majeur dans l'extinction biologique qui définit le passage du Mésozoïque au Cénozoïque a été largement étayée. Le cratère d'impact de Chicxulub, mis en évidence par gravimétrie sous les sédiments plus récents du Yucatan en 1991, est considéré aujourd'hui par la majorité des chercheurs comme la trace de cet évènement cataclysmique. Les enregistrements sédimentaires de la limite Crétacé-Paléogène identifiés de par le monde étayent cette interprétation (Schulte et al., 2010 [15]) (pour plus de détails, voir La crise Crétacé-Paléogène et l'hypothèse météoritique, 34 ans après).

Imaginer l'impact de Chicxulub

Géophysiciens, climatologues, sédimentologues et paléontologues ont exploré, sur le terrain ou par la modélisation, les multiples effets qu'a pu avoir cet impact sur la biosphère et la géosphère : obscurité prolongée pendant des mois (Covey et al., 1994 [9]), refroidissement drastique pendant plusieurs années sous l'effet des aérosols sulfatés injectés dans la stratosphère (Brugger et al., 2017 [5], Vellekoop et al., 2016 [18]), activation d'éruptions volcaniques dans la province indienne du Deccan (province volcanique déjà active avant l'impact) par les ondes sismiques produites (Richards et al., 2015 [14]), réchauffement climatique sur des siècles… Mais ce tableau apocalyptique, aseptisé par la rigueur scientifique et les longues durées qu'il embrasse, reste peu évocateur pour l'être humain. Seule la science-fiction, particulièrement l'écrivain britannique Stephen Baxter (1957-) dans son gros roman Évolution [3], a su imaginer un récit de cet événement tel qu'ont pu le vivre les organismes d'alors.


La comète traversa l'atmosphère terrestre en quelques fractions de seconde. Elle chassa si violemment l'air autour d'elle qu'elle le propulsa dans l'espace, laissant une trainée de vide derrière elle. […] Puis le noyau de la comète – mille milliards de tonnes, une montagne volante de glace et de poussière – heurta le lit de l'océan. Il lui fallut deux secondes pour s'écraser sur les roches des fonds marins, libérant en cet instant une énergie calorique équivalente à celle de toutes les éruptions volcaniques et de tous les tremblements de terre de la planète pendant mille ans. […] Le fond marin lui-même fut vaporisé : les roches se transformèrent en vapeur. La croûte terrestre répercuta l'onde de choc. Et un étroit cône de brouillard minéral incandescent jaillit en direction du sillage de la comète, droit dans le tunnel qu'elle avait formé dans l'air au cours de ses derniers instants. On aurait dit le faisceau lumineux d'un phare géant. […] Le lit de la mer commençait à ployer. La roche du fond de l'océan avait été repoussée sur une vingtaine de kilomètres dans le manteau de la Terre par le coup de boutoir de la comète. À présent elle rebondissait, et remontait vers la surface en crevant le lac de matière en fusion. La couche rocheuse, quasi liquéfiée, rejaillit violemment, formant un gigantesque anneau de matière meurtrie […] l'onde de choc frontale explosa. […] Le front percuta les troupeaux d'animaux. Les hadrosaures furent projetés dans les airs […] Mais le vent n'avait pas terminé son ouvrage. Déjà, la masse d'air revenait à toute allure par-delà l'océan pour remplir le vide créé au moment de l'impact. C'était comme une immense inspiration. […] cette fois, la masse d'air s'était chargée, à l'intérieur des terres, de débris, de roches, de boue, d'arbres arrachés. Il y avait même le cadavre d'un énorme tyrannosaure, qui tournoyait sans vie, très haut dans les airs…

Ainsi Stephen Baxter romance-t-il, sur quelques dizaines de pages, les effets de l'impact de Chicxulub, mêlant étroitement éléments scientifiques expliqués avec précision (couloir de vide créé par l'impacteur, formation du cratère, vaporisation des roches impactées, ondes de choc atmosphérique, ondes sismiques, tsunamis…), détails romanesques (avec la réaction ou la mort de certains de ses “personnages” : une femelle dinosaure, une paisible ammonite, un crocodile...) et quelques pointes de lyrisme.

Les témoignages directs de cet évènement consistent en des dépôts sédimentaires de plusieurs mètres et très perturbés autour du golfe du Mexique, drapés par la fameuse couche enrichie en iridium et en osmium, retombée avec les dernières poussières projetées par l'impact. Plus loin de l'impact, les dépôts de la limite Crétacé-Paléogène (K-Pg) se réduisent à des couches enrichies en matériaux éjectés à grande distance par l'impact, notamment des sphérules de roches vitrifiées (microtectites), une « grêle de feu mortelle, une couverture à l'échelle de la planète, faite d'innombrables milliards de minuscules météores incandescents », comme le décrit Stephen Baxter ; plus loin encore, la limite se réduit à une couche d'argile (Figure 2).

Répartition mondiale des enregistrements de l'évènement marquant la fin du Crétacé, et colonnes stratigraphiques schématiques de ces dépôts selon la distance au cratère de Chicxulub

Figure 2. Répartition mondiale des enregistrements de l'évènement marquant la fin du Crétacé, et colonnes stratigraphiques schématiques de ces dépôts selon la distance au cratère de Chicxulub

Puisque la limite Crétacé-Paléogène est définie par le pic de concentration en iridium (en vert), les dépôts perturbés interprétés comme les conséquences de l'impact météoritique appartiennent, stratigraphiquement parlant, au Crétacé. Leur épaisseur diminue à mesure que l'on s'éloigne du cratère de Chicxulub, argument en faveur de l'attribution de la crise K-Pg à cet impact.


La formation de Hell Creek et le site de Tanis

En 2016, une communication à la réunion annuelle de la Société Géologique Américaine (Geological Society or America, GSA), proposée par le paléontologue Robert de Palma et neuf co-auteurs, a décrit un dépôt sédimentaire du Dakota du Nord, appartenant à la formation de Hell Creek, qui s'étend sur quatre États du Nord-Ouest des États-Unis (Figure 3). Cette formation, datée du Crétacé supérieur, est célèbre dans la communauté paléontologique pour avoir fourni la majorité des espèces de dinosaures crétacés déterrés aux États-Unis depuis les années 1870. C'est de cette formation que proviennent, en particulier, la plupart des spécimens du fameux Tyrannosaurus rex, devenu le plus célèbre représentant des dinosaures, notamment au cinéma, depuis le Fantasia de Disney (1940) jusqu'au Jurassic Park de Steven Spielberg (1993) (cf. T. rex superstar - L'irrésistible ascension du roi des dinosaures). Et c'est aussi dans cette formation de Hell Creek qu'ont été déterrés les squelettes d'un autre dinosaure très connu, proie et adversaire emblématique du T. rex, Triceratops horridus.


Dans cette communication, De Palma et ses collaborateurs décrivaient un gisement fossilifère, sur un site baptisé Tanis, qu'ils interprétaient comme le produit d'un tsunami (dépôt « tsunamigène », ou tsunamite), surmonté d'une fine couche témoin d'un impact météoritique (couche enrichie en iridium et contenant des billes de verre issues de l'éjection de lave fluide, ou microtectites). La datation des sphérules de verre par la méthode argon-argon leur attribue un âge de 66,03 Ma (DePalma et al., 2016 [10]). Vu cette date, quasi-identique à celle récemment ré-évaluée pour la crise Crétacé-Paléogène (Clyde et al., 2016 [8], Husson et al., 2011[12]), les auteurs reliaient directement ce site à l'impact de Chicxulub.

La nouveauté de ce gisement est d'abord sa position géographique, distant aujourd'hui de plus de 3000 km de Chicxulub (Figure 4) et situé à une distance comparable il y a 66 Ma. À la fin du Crétacé, il se trouvait à la périphérie d'un mer épicontinentale (c'est-à-dire un bassin peu profond sur une lithosphère continentale), la « Mer Intérieure Occidentale », (Western Interior Seaway), qui s'étendait parallèlement aux Montagnes Rocheuses, soit depuis l'actuelle mer de Beaufort, au Nord du continent Américain, soit depuis le golfe du Mexique, au Sud. Ce bras de mer avait atteint son extension maximale au Crétacé supérieur, entre 90 et 80 Ma environ ; elle rejoignait alors le golfe du Mexique et coupait l'Amérique du Nord en deux. À la fin du Crétacé supérieur, elle avait très fortement régressé ; selon les reconstitutions paléogéographiques, elle était réduite à un bras étroit qui s'arrêtait au Dakota du Sud, voire avait quasi-entièrement disparu (Figures 6 à 8).

Si le dépôt décrit à Tanis en 2016 résulte effectivement d'un tsunami produit par l'impact météoritique, il parait plus logique de considérer que le bras de mer se raccordait alors au golfe du Mexique, au Sud, et non au bassin de Beaufort, au Nord. Cette géographie serait d'ailleurs la plus fréquemment proposée. Quoi qu'il en soit, les traces des tsunamis produits par l'impact météoritique n'ont que rarement été préservées dans cette région centrale de l'Amérique du Nord (DePalma et al., 2019 [11]).

Localisation actuelle des sites de Tanis et de Chicxulub

Figure 4. Localisation actuelle des sites de Tanis et de Chicxulub

Le tracé représente la distance minimale entre les deux sites, précisée en kilomètres (encadré de gauche, en italiques) et en degrés (en gras, encadré vert). La date des deux sites est également mentionnée (en Ma, en blanc).


En avril 2019, un nouvel article portant sur le même gisement de Tanis (DePalma et al., 2019 [11]), et publié dans les Comptes Rendus de l'Académie des Sciences des États-Unis (PNAS) a eu un retentissement médiatique nettement supérieur à la communication de 2016. L'article de dix pages – une taille déjà conséquente pour les PNAS – est complété par 69 pages de « matériel supplémentaire »  ! Robert DePalma et ses collaborateurs – parmi lesquels, en dernier auteur, le géologue Walter Alvarez, découvreur de la « couche à iridium » et concepteur de « l'hypothèse météoritique » (cf. La crise Crétacé-Paléogène et l'hypothèse météoritique, 34 ans après» –, y décrivent minutieusement le gisement et son contenu fossilifère : notamment des fossiles de poissons exceptionnellement bien conservés dans l'ancien lit d'une rivière, apparemment à la suite d'un violent déferlement d'eau.

Le gisement exceptionnel de Tanis et son interprétation

Les dépôts de Tanis

Le gisement de Tanis est un dépôt fluviatile de sédiments d'origine continentale, accumulés vers l'Est, en direction de la Mer Intérieure, durant les 1,3 derniers millions d'années du Maestrichtien, le dernier étage stratigraphique du Crétacé. Y alternent des couches de boues déposées dans une plaine deltaïque, des paléo-sols, et des barres de méandre sableuses. Selon DePalma et ses collaborateurs [11], les fossiles retrouvés indiquent qu'une communication persistait entre la Mer Intérieure et le Golfe du Mexique (contrairement à ce que proposent les reconstructions des figures 6 à 8). La côte de la Mer Intérieure devait se situer à faible distance du site.

Sur le site et quelques affleurements voisins, la limite K-Pg est bien identifiable, à la fois par sa couleur mais aussi par son contenu en éléments éjectés par l'impact. Les chercheurs y ont identifié des microtectites, des minéraux “choqués” (c'est-à-dire transformés par le passage d'une onde de choc) (Figure 5) ou encore des nanodiamants (particules carbonées transformées en diamant par le pic de pression). La couche la plus supérieure présente le fameux enrichissement en « éléments du groupe du platine », iridium et osmium. En dessous, entre cette limite K-Pg et les roches clairement attribuables au Crétacé, s'intercale, sur plus d'un mètre, une masse de sédiments détritiques fins, contenant elle aussi quantité de sphérules de verre et correspondant donc aussi à l'événement de l'impact. Ce dépôt vient recouvrir un grès, interprété comme une barre de méandre, construite dans le lit de la rivière qui incisait alors profondément les roches sous-jacentes. La présence de restes de végétaux et de bioturbations (terriers) au sommet de cette barre indique qu'elle était émergée depuis quelques temps avant que les dépôts sableux et argileux ne viennent la recouvrir. Les auteurs divisent ces derniers sédiments en deux blocs, présentant chacun un granoclassement et interprétés comme deux inondations successives et brutales du lit de la rivière ; dans chacun d'eux, les marqueurs sédimentaires montrent que le flux arrivait d'abord en sens inverse du cours normal de la rivière, de l'aval vers l'amont (d'Est en Ouest), puis s'est inversé près du sommet de chaque séquence.


Paléogéographie de l'Amérique du Nord au Crétacé supérieur (90 Ma)

Figure 6. Paléogéographie de l'Amérique du Nord au Crétacé supérieur (90 Ma)

Copie d'écran de cartes du Paleomap Project de C.R. Scotese affichées dans le logiciel Gplates™.


Paléogéographie de l'Amérique du Nord à la limite K-Pg (66 Ma)

Figure 7. Paléogéographie de l'Amérique du Nord à la limite K-Pg (66 Ma)

Les sites de Tanis (étoile jaune) et de Chicxulub (cercle rouge) sont localisés.

Copie d'écran de cartes du Paleomap Project de C.R. Scotese affichées dans le logiciel Gplates™.


Autre reconstitution de la Mer Intérieure Occidentale à 66 Ma

Les deux évènements ont été rapides et violents, et ont brusquement enfoui dans la boue les organismes présents dans le lit de la rivière et emportés par le flot. Selon DePalma et ses co-auteurs [11], la hauteur des masses d'eau responsables de ces dépôts atteignait au moins 10 m. Le site est ainsi devenu un « gisement à préservation exceptionnelle », ou Konservat-Lagerstätte. Les fossiles macroscopiques retrouvés dans ces dépôts présentent encore leurs connexions anatomiques et ne montrent aucune trace de dégradation post-mortem (charognage). Il s'agit d'organismes d'eau douce, principalement des poissons ressemblant à des esturgeons, mais aussi d'animaux marins, notamment des ammonites. Les chercheurs ont d'ailleurs vérifié l'origine marine ou d'eau saumâtre de ces coquilles, en mesurant leurs valeurs isotopiques de l'oxygène (δ18O). Même en supposant que le rivage de la Mer Intérieure était tout proche, il faut donc imaginer un transport de ces organismes marins dans ce lit de rivière, ce qui plaide, là encore, pour un processus très énergétique.

Ces fossiles, notamment les restes de plantes et les pollens retrouvés, sont tous identifiés comme des espèces du Crétacé terminal.

Par ailleurs, les auteurs avancent plusieurs arguments pour interpréter les sphérules de verre comme un apport depuis l'atmosphère, sans remaniement ni transport ultérieur par l'eau, donc comme des objets directement projetés jusque là par l'impact météoritique, selon une trajectoire balistique. Certaines sphérules, par exemple, ont été retrouvées dans des gouttes de résine végétale, devenues des morceaux d'ambre ; ainsi préservées, elles ne présentent pas d'altération de surface par l'eau ou un transport ; d'autres ont été repérées, par micrographie aux rayons X, dans les branchies de poissons suspensivores, ce qui suggère que ces poissons les ont absorbées au moment même de leur chute dans le cours d'eau. Il est évidemment tentant d'y voir aussi la cause de leur mort.

Enfin, la taille de ces sphérules, comprise entre 0,3 et 1,4 mm de diamètre (Figure 9), implique une grande distance de la source, compatible avec la localisation de l'impact à Chixculub. Et leur analyse chimique ainsi que leur datation radiométrique sont compatibles avec celles d'autres échantillons de verres produits par la chute du météore.


Tectites (origine Vietnam), très différentes des microtectites de Tanis

Figure 10. Tectites (origine Vietnam), très différentes des microtectites de Tanis

Pour d'autres exemples de tectites, consulter, par exemple, Les tectites, des larmes de la Terre.



La mise en place des dépôts

Comme déjà indiqué, la formation de ce site exceptionnel doit être attribuée à des inondations brutales, par des masses d'eau qui ont soulevé et charrié des masses de boue et de sable, enfouissant brusquement les organismes sous ces sédiments, et cela dans les heures qui ont suivi un impact météoritique, très probablement celui de Chicxulub. Plusieurs processus peuvent conduire à une inondation brutale : une crue de la rivière, une violente tempête, un tsunami. Mais les deux premières hypothèses ne permettent pas d'expliquer le sens des apports (de l'aval vers l'amont) et leur inversion en cours de dépôt.

L'hypothèse du tsunami, avancée par les mêmes auteurs en 2016 [10], ne leur parait plus aussi valide en 2019 [11]. D'abord, avancent-ils, parce que la Mer Intérieure Occidentale était très peu profonde, ce qui aurait largement atténué le tsunami venu du golfe du Mexique ; d'autant plus que l'existence même d'une connexion entre ces deux plans d'eau reste très hypothétique (Figure 8). Ensuite et surtout parce que les 3000 km qui séparent Chicxulub de Tanis implique un délai d'arrivée du tsunami à Tanis d'au moins 18 h, la vitesse d'un tsunami en eau peu profonde étant simplement proportionnelle à la racine carrée de la profondeur d'eau (v = √(g.h)). Si l'enfouissement des organismes est bien contemporain de la chute des microtectites éjectées par l'impact, cette durée parait trop longue : compte tenu de la violence de l'impact de Chicxulub, et en supposant une trajectoire balistique simple pour une sphérule éjectée sous un angle de 45° environ par rapport à l'horizontale, il aurait suffit de 15 minutes à ce projectile pour atteindre Tanis.

DePalma et ses co-auteurs supposent donc que ce sont les ondes sismiques émises par l'impact qui seraient à l'origine de ces brusques inondations. Même les ondes sismiques les plus lentes, les ondes de surface de type Rayleigh, dont la vitesse est d'environ 3 à 4 km.s-1, ne mettent qu'une quinzaine de minutes pour parcourir la distance Chicxulub-Tanis (3100 km ÷ 3,5 km.s-1 ≈ 900 s = 15 min). Le mouvement de l'eau de la Mer Intérieure et de la rivière de Tanis proche s'apparenterait alors à un phénomène de seiche sismique, la mise en vibration d'un plan d'eau par le passage des ondes sismiques. Par deux grandes oscillations successives, l'eau de la Mer Intérieure se serait ainsi déplacée d'abord de l'aval de la rivière vers l'amont (ramenant au passage des sédiments et des ammonites depuis la zone marine), puis de l'amont vers l'aval, avant de recommencer une seconde fois cet aller-retour, mobilisant au passage les sédiments et noyant les bordures émergées du cours d'eau.

Ce phénomène de seiche est connu et a été observé lors de séismes historiques. L'article de DePalma [11] cite en exemple une seiche d'1,5 m observée en Norvège à la suite du séisme du 11 mars 2011 survenu au Japon, à plus de 8000 km de là (séisme du Tohoku, de magnitude 9,2). L'impact de Chicxulub ayant dégagé une énergie probablement équivalente à celle d'un séisme de magnitude 10 voire 11 ou plus (un cas jamais observé dans l'histoire), soit 30 à 1000 fois supérieure à celle du Tohoku (cf. La magnitude d'un séisme : définitions, déterminations), les seiches induites ont aussi pu être nettement plus spectaculaires.

Les derniers moments des dinosaures américains

Le gisement de Tanis témoignerait donc d'un désastre local survenu le jour même de l'impact de la météorite de Chicxulub et de la gigantesque catastrophe écologique qu'elle a déclenchée. C'est un cas unique, mais au-delà de cette date exceptionnelle, ce site apparait d'abord comme un gisement d'une très grande richesse, où les fossiles sont remarquablement préservés en trois dimensions. Son contenu va ainsi s'ajouter à l'impressionnant corpus d'espèces fossiles déjà extraites de la formation de Hell Creek et contribuer à améliorer encore les reconstitutions des écosystèmes de la fin du Crétacé en Amérique du Nord, et de la place qu'y tenait les dinosaures. Car si les formations géologiques du Nord des États-Unis et du Canada ont délivré une impressionnante quantité de fossiles de dinosaures depuis la fin du XIXe siècle, l'image qu'elles fournissent de la biodiversité de ce groupe dans cette région, à la fin du Crétacé, fait encore débat.

En effet, le décompte des genres et des espèces de dinosaures retrouvés dans ces gisements a longtemps suggéré que leur biodiversité avait diminué au cours du Crétacé supérieur, avant l'évènement d'extinction de la limite K-Pg. L'idée que les dinosaures étaient déjà « en déclin » avant la limite, probablement pour des raisons climatiques, et que leur disparition n'aurait donc pas été si « surprenante », est depuis longtemps défendue, notamment sur la base de ce registre fossile d'Amérique du Nord (Brusatte et al., 2015 [6] ; Sloan et al., 1986 [17]). Elle s'accordait autrefois avec le préjugé implicite d'une supériorité intrinsèque des mammifères, les « vainqueurs », sur les dinosaures, les « perdants » (les oiseaux ayant survécu en « progressant » par l'acquisition du vol et d'une physiologie homéotherme, « copiant » celle des mammifères). Depuis les années 1970, la compréhension de l'anatomie et de la physiologie des dinosaures a nettement progressé, et leur image, tant pour le grand public que pour les paléontologues, s'est transformée. L'hypothèse d'une régression de ce groupe avant la crise K-Pg a donc elle aussi été remise en question. Est-elle réelle ? Globale, ou limitée à cette région du continent américain ? Ou n'est-ce qu'un artéfact lié aux conditions de préservation et de fossilisation ?

Ce débat n'est certainement pas clos, mais une étude publiée en ligne dans Nature Communications le 6 mars 2019, quelques semaines avant l'article de DePalma et ses collaborateurs, conclut en faveur de la dernière interprétation, en utilisant une nouvelle approche (Chiarenza et al., 2019 [7]). Cette étude prend acte de ce que les formations crétacées d'Amérique du Nord, malgré leur richesse en fossiles, n'ont pas enregistré la paléo-biodiversité avec la même fiabilité pour tous les étages stratigraphiques. En particulier, le développement des Montagnes Rocheuses, concomitant avec la régression de la Mer Intérieure, a diminué la quantité d'habitats de bord de mer, assez propices à la fossilisation, au profit des habitats plus nettement continentaux, généralement moins conservés. La richesse de la formation d'Hell Creek masque ainsi la restriction des sites fossilifères d'âge maestrichtien à une bande de l'Amérique du Nord restreinte en latitude et en longitude, principalement situé à l'Ouest de la Mer Intérieure. Du côté oriental, les formations, principalement marines, n'ont pas préservé de dinosaures, des animaux majoritairement terrestres (Figure 12). S'y ajoute encore l'érosion subie par la suite.


Pour estimer les variations de diversité des dinosaures durant les deux derniers âges du Crétacé, le Campanien (83,6 à 72,1 Ma) et le Maestrichtien (72,1 à 66 Ma), ces chercheurs ont donc choisi de passer par la modélisation écologique plutôt que par l'analyse directe du registre fossile[1]. Ils ont ainsi modélisé les niches écologiques à dinosaures de l'époque, dans les zones où affleurent aujourd'hui des roches de cette période, et à l'échelle du continent Nord-américain tout entier. En combinant un modèle topographique numérique de l'Amérique et la modélisation des conditions climatiques de l'époque, ils concluent que le nombre de niches à dinosaures a effectivement diminué dans les zones de dépôts fossilifères préservés, en périphérie de la Mer Intérieure, mais pas à l'échelle plus large du continent. La diminution de diversité des dinosaures américains à la fin du Crétacé serait ainsi un artéfact de préservation et non une réalité. Ce serait donc bien la conjonction d'événements imprévisibles et exceptionnels (la météorite en plus du volcanisme indien du Deccan) qui aurait anéanti ces groupes, toujours majeurs dans les écosystèmes peu de temps avant l'impact météoritique.

Conclusion

L'interprétation spectaculaire du site de Tanis développée dans l'article de DePalma et collaborateurs [11] a suscité l'intérêt des médias plus ou moins généralistes, qui en ont largement fait mention dans leurs colonnes (par exemple France Info, L'Humanité, La Croix, et évidemment les journaux de vulgarisation scientifique comme Pour la Science). Mais elle a aussi suscité quelques réactions moins enthousiastes de la part de la communauté des paléontologues (Barras, 2019 [2]). Comme souvent ces dernières années (voir par exemple le cas d'Homo naledi, en 2015 dans Homo naledi, la nouvelle star d'Afrique du Sud), il est notamment reproché à Robert DePalma (à la fois doctorant de l'université du Kansas et conservateur du Palm Beach Museum of Natural History de Wellington, en Californie), d'avoir d'abord fait état de ses découvertes dans un journal américain grand public, certes réputé mais sans comité de lecture, le New Yorker, fin mars 2019 (Preston, 2019 [13]). Ce reportage mentionnait aussi plus de trouvailles que celles finalement décrites dans l'article des PNAS (en particulier la découverte d'ossements de dinosaures, dont l'article scientifique ne fait pas mention). S'y ajoutent encore des critiques personnelles envers DePalma, concernant son intégrité scientifique, quelques erreurs passées d'interprétation de fossiles, et son comportement vis-à-vis de ses collègues paléontologues (qui lui reprocheraient notamment de limiter l'accès des autres chercheurs à ses découvertes) (Barras, 2019 [2]). Des critiques déjà entendues à l'encontre d'autres paléontologues et paléo-anthropologues…

Cela étant, on peut aussi noter que cet article, qui se concentre sur la description et l'interprétation de la mise en place du gisement, synthétise déjà une grande quantité d'analyses pluridisciplinaires. Les fossiles exhumés feront sans doute à leur tour l'objet de publications, probablement plus spécialisées et moins retentissantes, à moins que les fouilleurs n'y dénichent, entre les poissons et les ammonites, un organisme plus susceptible de captiver le grand public, de préférence « gros, féroce et disparu » (cf. T. rex superstar - L'irrésistible ascension du roi des dinosaures).

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[1] Une approche déjà utilisée, par exemple, pour déterminer l'extension géographique des Néandertaliens et des Homo sapiens en Eurasie au cours du Paléolithique et leurs interactions (Banks et al., 2008 [1]).