Article | 20/12/2024
Le plateau des Kerguelen, du volcanisme à la pompe biologique de carbone
20/12/2024
Résumé
Le plateau et les iles Kerguelen, une source de fer biodisponible à la base d’un réseau trophique local et d’un puits biologique de carbone.
Table des matières
Origine du plateau des Kerguelen
Le plateau des Kerguelen est une province magmatique géante longue de 2 300 km et couvrant plus de 1 million de km2. Il forme une barrière haute de 2 km quasi-perpendiculaire au courant circumpolaire antarctique. Le plateau s'est formé sous l'action du point chaud du même nom à partir de 120 Ma, lors de la dislocation du Gondwana et de l'expansion océanique entre l'Antarctique, l'Australie et l'Inde (Mathieu et al., 2011 [3]). Depuis 40 Ma, une activité volcanique réduite forme l'archipel des Kerguelen, qui appartient aujourd'hui administrativement aux Terres Australes et Antarctiques Françaises (TAAF).
Les roches volcaniques qui constituent le plateau sont très largement dominées par le basalte pour le volcanisme paroxysmal comme pour le volcanisme plus récent. Des termes plus différenciés trachytiques s'observent localement au Sud de la Grande Terre, l'ile principale. Enfin, de rares roches plutoniques affleurent dans la péninsule Rallier du Baty, où un complexe intrusif récent daté d'environ 10 Ma a été identifié sous la forme d'un laccolithe de syénite intercalé dans les coulées basaltiques (Ponthus et al., 2020 [4]). Sur l'ile principale, le volcanisme marquant le plus récent est daté entre 2 Ma et 100 ka et forme le Mont Ross, point culminant à 1850 m. Sur la petite ile de Heard, au centre du plateau, le stratovolcan Big Ben est encore actif avec des éruptions sous-glaciaires et du phréato-magmatisme.
L'archipel principal est localisé entre les « quarantièmes rugissants » et les « cinquantièmes hurlants ». Ces vents d'Ouest chargés d'humidité soufflent à une moyenne annuelle de 35 km/h avec des rafales fréquentes au dessus de 100 km/h. Au Sud-Ouest de la Grande Terre se trouve la calotte glaciaire Cook qui a perdu plus de 20 % de sa surface depuis 1970. La fonte est causée par le réchauffement climatique mais surtout par la diminution drastique des précipitations, divisées par deux sur la même période (Verfaillie et al., 2021 [7]). Des glaciers sont présents dans les vallées entourant la calotte Cook ainsi que sur le Mont Ross et la péninsule Rallier du Baty.
Une source de fer dans un océan pauvre en métaux dissouts
Les eaux de l'océan Austral sont riches en sels nutritifs tels que les nitrates, phosphates et silicates avec des concentrations atteignant plusieurs dizaines de µmol/L et qu'on qualifie de macronutriments (voir aussi Thomas, 2019 [6]). Au contraire, les micronutriments comme le fer sont présents en très faible concentration, inférieure au nmol/L. Ce phénomène s'explique par la distance à la côte : en milieu marin, le fer(II) dissout apporté par les continents ou les dépôts éoliens s'oxyde rapidement en fer(III) et forme des oxy-hydroxydes de fer qui précipitent. On constate généralement que la concentration en fer dissout décroit exponentiellement avec la distance à la côte.
Le fer est un élément essentiel à la croissance du phytoplancton, présent par exemple dans les centres réactionnels des photosystèmes (3 atomes de Fe pour le photosystème II et 12 atomes pour le photosystème I) ou encore dans le cytochrome b6f (2 atomes de Fe dans le cluster Fe-S). D'autres métaux-traces sont d'une importance biologique comparable, comme le manganèse, le cuivre et le zinc. La rareté de ces micronutriments limite donc la croissance du phytoplancton dans la majeure partie de l'océan Austral, expliquant pourquoi les autres macronutriments restent alors peu utilisés par les producteurs primaires. On parle de zones HNLC, high nutrient - low chlorophyll.
Le plateau des Kerguelen constitue une source naturelle de fer pour les eaux du courant circumpolaire Antarctique. Le débit de 100 Sverdrup (1 Sv = 1 million de m³/s) vient heurter le plateau en amont et le contourne par le Nord et le Sud. Le fer issu des roches volcaniques, et probablement aussi des eaux de fonte des glaciers, est dissout dans l'océan. La circulation peu intense sur le plateau des Kerguelen, associée à une diffusion verticale importante causée par les ondes de marées, contribuent à maintenir des concentrations élevées en fer dans l'océan de surface (Blain et al., 2007 [1]). Ainsi, si la concentration en fer dissout ne dépasse par 0,1 nmol/L en amont du plateau, elle est entre dix à cent fois plus importante en aval (Blain et al., 2008 [2]).
Source - © 2008 Blain et al. [2]
Conséquences biologiques de la fertilisation naturelle en fer
Depuis l'espace, les satellites d'observation de la couleur de l'eau permettent de cartographier l'effet de la fertilisation naturelle en fer des eaux australes par le plateau des Kerguelen. Toutes les micro-algues phytoplanctoniques possèdent un pigment commun, la chlorophylle a, qui absorbe une partie du spectre visible dans le bleu et le rouge et renvoie le vert. Les satellites mesurent la quantité de lumière verte renvoyée par la chlorophylle a des micro-algues qui est alors interprétée comme un estimateur de la biomasse phytoplanctonique. L'efflorescence, ou bloom, du phytoplancton s'observe en décembre et janvier quand la durée du jour, les températures de surface et la stratification océanique augmentent. Elle forme un panache long de plus de 1 500 km, contraint géographiquement par les méandres causés par l'interaction entre le courant circumpolaire et la topographie.
L'échantillonnage in situ lors de campagnes océanographiques montre que les diatomées dominent l'assemblage phytoplanctonique. Ce groupe se développe dans des eaux froides et riches en éléments nutritifs typiques des environnements de haute latitude. Les diatomées possèdent majoritairement des cellules de grande taille, souvent riches en lipides, et sont entourées d'un frustule de silice hydratée (SiO2·0,4H2O). Elles sont consommées par le krill et les poissons mésopélagiques, et sont à l'origine d'un réseau trophique court menant aux manchots et aux éléphants de mer. Ces prédateurs supérieurs parcourent des centaines de kilomètres en mer pour venir s'alimenter en aval du plateau, dans les méandres des courants. Les structures tourbillonnaires y concentrent le phytoplancton et donc également les poissons mésopélagiques qui constituent leur proies principales. Ils se reproduisent à terre sur les iles Kerguelen où ils représentent des biomasses considérables. Plus de 200 000 manchots royaux et autant d'éléphants de mer du Sud peuplent l'archipel, ingérant respectivement environ 2 kg et 15 kg de nourriture par individu et par jour en été, essentiellement sous forme de poissons et de céphalopodes.
La matière organique fabriquée par le plancton et qui n'alimente pas ce réseau trophique, finit par couler dans l'océan profond, constituant alors une pompe biologique de carbone. Les conditions de mer en hiver et la faible fréquence des campagnes océanographiques ne permettent pas d'être présent tout au long de l'année. Pour mesurer le flux annuel de matière exportée, il est donc nécessaire de déployer des instruments autonomes et de les récupérer un an plus tard pour collecter les échantillons et les données enregistrées. Des pièges à particules, sortes d'entonnoirs collectant la matière qui chute, ont permis de caractériser la dynamique de la communauté phytoplanctonique ainsi que l'export de carbone sur une année complète. Les résultats montrent que la pompe biologique de carbone est deux fois plus importante dans la zone en aval naturellement fertilisée par le fer que dans la zone HNLC en amont du plateau des Kerguelen (Rembauville et al., 2017 [5]). Des résultats similaires ont été observés à proximité d'autres plateaux basaltiques de l'océan Austral comme la Géorgie du Sud et les iles Crozet.
L’étude du plateau des Kerguelen, avec son volcanisme, ses interactions avec l’océan et son impact sur les efflorescences planctoniques, illustre bien les couplages entre géodynamique interne, circulation océanique et cycle du carbone.
Bibliographie
S. Blain, B. Quéguiner, L. Armand, S. Belviso, B. Bombled, L. Bopp, A. Bowie, C. Brunet, C. Brussaard, F. Carlotti, U. Christaki, A. Corbière, I. Durand, F. Ebersbach, J.-L. Fuda, N. Garcia, L. Gerringa, B. Griffiths, C. Guigue, C. Guillerm, S. Jacquet, C. Jeandel, P. Laan, D. Lefèvre, C. Lo Monaco, A. Malits, J. Mosseri, I. Obernosterer, Y.-H. Park, M. Picheral, P. Pondaven, T. Remenyi, V. Sandroni, G. Sarthou, N. Savoye, L. Scouarnec, M. Souhaut, D.Thuiller, K. Timmermans, T. Trull, J. Uitz, P. van Beek, M. Veldhuis, D. Vincent, E. Viollier, L. Vong, T. Wagener, 2007. Effect of natural iron fertilization on carbon sequestration in the Southern Ocean, Nature, 446, 1070-1074 [pdf]
S. Blain, G. Sarthou, P. Laan, 2008. Distribution of dissolved iron during the natural iron-fertilization experiment KEOPS (Kerguelen Plateau, Southern Ocean), Deep Sea Research Part II: Top. Studies in Oceanography, 55, 594-605 [pdf] (KEOPS: Kerguelen Ocean and Plateau compared Study)
L. Mathieu, P. Byrne, D., Guillaume, B. van Wyk de Vries, B. Moine, 2011. The field and remote sensing analysis of the Kerguelen Archipelago structure, Indian Ocean, Journal of Volcanology and Geothermal Research, 199, 206-215 [pdf]
L. Ponthus, M. de Saint Blanquat, D. Guillaume, M. Le Romancer, N. Pearson, S. O'Reilly, M. Grégoire, 2020. Plutonic processes in transitional oceanic plateau crust: Structure, age and emplacement of the South Rallier du Baty laccolith, Kerguelen Islands, Terra Nova 32, 408-414 [pdf]
M. Rembauville, I. Salter, F. Dehairs, J.-C. Miquel, S. Blain, 2017. Annual particulate matter and diatom export in a high nutrient, low chlorophyll area of the Southern Ocean, Polar Biology. 41, 25-40 [pdf]
P. Thomas, 2019. Le guano et les oiseaux des iles Ballestas, Pérou : les conséquences d’un upwelling, Planet Terre - ISSN 2552-9250
D. Verfaillie, J. Charton, I. Schimmelpfennig, J. Stroebele, V. Jomelli, F. Bétard, V. Favier, J. Cavero, E. Berthier, H. Goosse, V. Rinterknecht, C. Legentil, R. Charrassin, G. Aumaître, D.L. Bourlès, K. Keddadouche, 2021. Evolution of the Cook Ice Cap (Kerguelen Islands) between the last centuries and 2100 ce based on cosmogenic dating and glacio-climatic modelling, Antarctic Science, 33, 301-317