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Les énigmes géologiques et archéologiques de Saqsaywaman, la forteresse inca de Cuzco (Pérou)
30/05/2022
Résumé
Constructions résistantes aux séismes en giga-pierres de taille assemblées sans ciment, et surface « en dos de baleine strié » certainement liée à la mise en place d'un pluton ou sill visqueux dans son encaissant.
Source - © 2009 - 2004 Pierre Thomas - Сергей С. / panoramio
La citadelle forteresse de Saqsaywaman (ou Sacsayhuaman) domine Cuzco (Pérou), l'ancienne capitale des Incas. La citadelle a été construite au XIIIe siècle. Elle fut prise et largement détruite par les Espagnols en 1537. C'est maintenant un haut lieu de la « mémoire inca » pour les Péruviens amérindiens, et un site touristique majeur. Outre l'intérêt historique et archéologique certain, cette citadelle pose deux problèmes concernant la géologie.
Le premier problème est surtout archéologique. Les murailles sont faites de blocs de calcaire (d'âge crétacé) et aussi d'andésite. Ces blocs d'origine locale mesurent plusieurs mètres de côté, et pèsent jusqu'à 200 tonnes. Leur forme est souvent complexe ; ce ne sont pas de simples parallélépipèdes rectangles. Ils sont néanmoins parfaitement emboités, et ne sont liés par aucun ciment. Leur forme est si parfaitement ajustée à la forme des blocs voisins qu'on ne peut (dit-on) glisser une feuille de papier entre deux blocs. De plus, ce type de construction s'avère très résistant aux séismes, très fréquents dans la région. Les méthodes de construction de ces murailles restent en partie incomprises. Outre des explications archéologiques “sérieuses”, cette incompréhension a donné lieu à des explications assez farfelues, certaines faisant (bien sûr) appel aux extraterrestres (on n'est pas très loin de Nazca et de ses célèbres figures, cf. Le cadre géologique des lignes, dessins et autres géoglyphes de Nazca, Pérou). Sans proposer de solution à cette énigme archéologique, nous vous montrerons ces murailles et leurs giga-pierres parfaitement emboitées à la fin de cet article, avec les figures 12 à 28. C'est la première énigme (péri)géologique de Saqsaywaman.
L'autre énigme, qui fait l'objet des figures 2 à 9, correspond à la surface ondulée et striée d'une colline nommée el Rodadero (“toboggan” ou “glissière” en espagnol), colline rocheuse située au voisinage immédiat la forteresse. Ces cannelures, ondulations et stries existent à toutes les échelles : des ondulations à grand rayon de courbure (jusqu'à 10 m) voient leur surface striée par des cannelures de largeur métrique, elles-mêmes affectées des stries très fines (centimétriques). Les cannelures, au lieu d'être rectilignes, sont “bombées” dans le sens de leur longueur. Cela forme des « dômes allongés et rayés », dômes allongés en forme de « dos de baleine striés et cannelés ». Une telle surface avec toutes ces caractéristiques est tout à fait exceptionnelle, ce qui en fait son intérêt. Cette colline est constituée de diorite, ou plutôt d'une roche de “granulométrie” intermédiaire entre diorite et andésite. Stratigraphiquement (et géométriquement), cette diorite est située sous des calcaires crétacés. Le contact calcaire/diorite n'est pas visible dans le secteur (masqué par des dépôts alluviaux ou des éboulis). Plus loin, on peut voir que la diorite est intrusive dans les calcaires. L'origine de cette surface striée et cannelée est la deuxième énigme géologique de Saqsaywaman, bien moins populaire que la première énigme et aucun extraterrestre n'a été évoqué pour l'expliquer.
Source - © 2004 Сергей С. / panoramio | |
Source - © 2020 Benek | |
Source - © -- D'après Emel Yamanturk |
Source - © 2017 Mosaïque d'après Laszlovarga photo 1 et photo 2 - CC BY-SA 4.0
Trois hypothèses sont possibles et ont été proposées pour expliquer cette surface cannelée et striée : une origine glaciaire, une origine tectonique et une origine magmatique. La bibliographie disponible sur le web est relativement pauvre à ce sujet, et ne permet pas de trancher. Je n'ai personnellement pas pu passer plus de trois minutes à regarder ces stries de près lors de mes vacances péruviennes de 2009. Et c'est dommage, car je n'ai jamais vu ailleurs une telle surface. Il est difficile de tirer des conclusions “définitives” sur la base de simples photographies prises 13 ans plus tôt.
Les stries et cannelures pourraient avoir une origine glaciaire, comme c'est le cas par exemple à Central Park (cf. Polis, stries glaciaires et blocs erratiques à Central Park, New York (USA)). D'après la bibliographie, les glaciers quaternaires n'auraient pas atteint la (relativement) basse altitude de Cuzco (3600 m), altitude trop faible pour un site situé entre l'équateur et le tropique Sud.
Les stries et cannelures pourraient avoir une origine tectonique. La surface correspondrait à un plan de faille peu penté, et cannelures et stries correspondraient à des tectoglyphes, comme on en voit par exemple, sur un plan vertical dans ce cas, sur la faille du Vuache (cf. Miroir de faille décrochante : faille du Vuache, la Petite Balme, Sillingy (Haute Savoie)). Le plan de faille séparerait la diorite (en bas) des calcaires crétacés (en haut). J'ai vu de nombreux miroirs de faille au cours de ma carrière, mais jamais avec cette morphologie, en particulier je n'ai jamais vu de telles ondulations des stries et cannelures dans le sens de leur longueur.
Les stries et cannelures pourraient aussi avoir une origine magmatique, ce que m'avait suggéré (en 2009) leur géométrie si particulière. C'est d'ailleurs la solution privilégiée dans la bibliographie récente, par exemple par Spencer et Ohara (2008) (cf. figure 4 de Magmatic and tectonic continuous casting in the circum-Pacific region). La diorite correspondrait à une intrusion magmatique (pluton, ou sill épais) dans des calcaires crétacés. Au niveau du toit de cette intrusion, la diorite est très visqueuse, car en cours de refroidissement au contact de l'encaissant. Le mouvement relatif entre l'encaissant calcaire et la diorite très visqueuse aurait déformé et “rayé” le plus déformable des deux compartiments, à savoir la diorite “pâteuse”.
Une analogie “actuelle” de cette hypothèse peut être proposée. Quand une injection de lave très visqueuse (dacite, rhyolite…) se fait à travers un conduit volcanique (filon, pipe…) et sort sous forme d'aiguille ou de dôme, il arrive que la surface de cette aiguille soit cannelée et striée comme l'est la surface d'el Rodadero. C'est le cas, par exemple, de l'aiguille de dacite sortie en 1902 au sommet de la Montagne Pelée (Martinique) (cf. figure tirée de Lacroix (1903)). C'est aussi le cas d'une aiguille (de dacite elle aussi) extrudée latéralement en 2004-2005 au centre du cratère d'effondrement résultant de l'éruption de 1980 du Mont Saint-Helens. La surface de cette extrusion est parcourue de crêtes et sillons parallèles à la direction du magma très visqueux. Cette structure a d'ailleurs été appelée « dos de baleine » par les géologues américains.
Source - © 2005 USGS, Cascades Volcano Observatory
On peut trouver en Auvergne des cas où la base scoriacée déjà solide d'une coulée de basalte a progressé sur un substratum argilo-sableux et l'a rayé et déformé (cf. Stries de progression, thermométamorphisme, minéraux hydrothermaux…, les merveilles maintenant presque disparues des coulées du Puy de Gravenoire). On a là une situation miniature identique à la colline el Rodadero dans le cas de l'hypothèse magmatique : un déplacement relatif entre un compartiment inférieur “déformable et rayable” et un compartiment supérieur plus résistant.
À encore plus petite échelle, cette morphologie de cannelures se retrouve à la surface des pillow-lavas quand un nouveau pillow sort d'un ancien après en avoir crevé la surface vitreuse déjà solide (cf. la photographie Pillow lava on the ocean floor or Hawaii).
Les origines 2 et 3 ne sont pas incompatibles (mise en place syntectonique d'une intrusion dioritique). Des études, sur le terrain ou bibliographiques approfondies, devraient permettre de trancher formellement entre ces trois origines possibles, bien que l'origine magmatique soit la plus probable.
Après s'être posé des questions sur l'origine de la surface d'el Rodadero, on peut s'en poser sur les techniques de construction des remparts de la citadelle. Avec les figures 12 à 28, nous nous contenterons de faire du « tourisme archéologique » et d'admirer le savoir-faire des civilisations précolombiennes sans chercher à comprendre les techniques des bâtisseurs incas. Sur ces figures, il faudra noter en particulier la taille des blocs ayant servi à bâtir ces édifices et leur parfait agencement malgré leur forme non standardisée.
Source - © 2007 Tolvo - CC BY-SA 3.0 | |