Image de la semaine | 04/06/2018
Les meules à grenats de Saint-Marcel (Val d'Aoste, Italie) : quand la géologie rencontre l'artisanat et l'histoire
04/06/2018
Résumé
Une ophiolite métamorphique hydrothermalisée à grenats “résistants” et durs, un matériau de choix pour les meules à grains.
Le site minier de Servette dans le vallon de Saint Marcel (Val d'Aoste, Italie) extrayait deux “produits” bien différent : du minerai de cuivre (voir plus loin) et des pierres à meule.
Le Vallon de Saint Marcel est entièrement creusé dans des ophiolites très métamorphisées, et plus précisément dans des métabasaltes (éventuellement de métagabbros) métamorphisés dans les faciès schiste bleu et éclogite. Ces roches appartiennent à une ancienne lithosphère océanique qui a été subductée avant la collision alpine. Les minéraux caractéristiques de ces faciès, glaucophane et omphacite (pyroxène fait d'une solution solide de diopside et de jadéite, relativement rare dans ce secteur), ont localement été transformés par un hydrothermalisme et un rétrométamorphisme tardifs en un mélange chlorite + talc, et d'autres minéraux non visibles dans les photographiess de cet article comme de l'épidote… Ce rétrométamorphisme et cet hydrothermalisme tardifs sont sans doute liés à la remontée des unités profondes lors de la collision qui a suivi la subduction alpine, et à leur écaillage au sein de la croute continentale. Certains minéraux stables dans les faciès schiste bleu et/ou éclogite (chloritoïde – à ne pas confondre avec la chlorite, grenat) n'ont été déstabilisés ni lors de cet hydrothermalisme tardif ni lors de ce métamorphisme rétrograde, et perdurent dans la roche. On trouve donc dans ce vallon de Saint Marcel (1) des schistes bleus et des éclogites, (2) des chloritoschistes et des talcschistes à grenats et chloritoïdes, et (3) tous les intermédiaires possibles. Les roches ayant été modifiées par cet hydrothermalisme et ce métamorphisme tardifs sont très intéressantes pour faire des meules à grain. Les meules traditionnelles (en grès, en granite…) s'usent au cours de leur usage ; leurs surfaces deviennent lisses ; elles écrasent de moins en moins bien les grains. Les sillons creusés dans la surface de la meule pour permettre l'évacuation de la farine deviennent de moins en moins profond et la farine s'évacue mal. Au bout de 50 à 100 h de fonctionnement, il faut démonter le moulin, marteler la surface des meules pour les rendre rugueuses et abrasives, et recreuser les sillons d'évacuation. Si les carriers ont bien choisi les pierres à meule, avec une matrice (talc + chlorite) bien tendre et des grenats durs bien saillants, ces manipulations de “rajeunissement” des meules deviennent inutiles.
Une utilisation astucieuse de la différence de dureté entre les minéraux !
L'exploitation des roches du vallon de Saint-Marcel pour faire des meules était relativement marginale par rapport à la principale activité minière du secteur : l'exploitation du cuivre. Depuis au moins l'époque romaine et jusqu'au milieu du XXème siècle, d'importantes mines extrayaient des sulfures : pyrite (FeS2) et chalcopyrite (CuFeS2). C'est ce dernier minéral qui était surtout recherché comme minerai de cuivre. Ces sulfures formaient des amas, des lentilles et des filons dispersés dans la masse des métabasites. Avant la subduction, ces métabasites étaient principalement des basaltes, et l'hydrothermalisme océanique (qu'on appellera hydrothermalisme 1) y avait généré des cheminées et autres amas sulfurés (des fumeurs et autres sources hydrothermales). Lors de la subduction, il y a eu déshydratation partielle de la lithosphère océanique, entrainant une circulation de fluides, ce qui a dû déplacer et remobiliser les sulfures (hydrothermalisme 2). Lors de la remontée et de l'écaillage de l'ancienne lithosphère océanique au sein d'écailles de croûte continentale, il y a eu de nouvelles circulations de fluides, qui ont, entre autres, transformé le glaucophane en mélange chlorite + talc (hydrothermalisme 3), mais qui ont dû aussi redéplacer et remobiliser les sulfures. La géométrie des corps minéralisés en sulfures qu'exploitaient les mineurs n'a donc plus rien à voir avec la géométrie initiale des dépôts des sources hydrothermales du fond des océans. Les mineurs exploitaient ces niveaux riches en sulfures, et laissaient les « morts terrains » aux fabricants de meules qui devait choisir les roches indemnes de sulfures (substances peu compatibles avec l'usage alimentaire de la farine).
Source - © 2018 Vincent Conion | Source - © 2018 Vincent Conion D'autres échantillons et lames minces du secteur de la mine de Servette peuvent être trouvés en passant par la lithothèque géolocalisée de l'ENS de Lyon. |