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Vous êtes ici : Accueil RessourcesPourquoi les corps tombent-ils ? Une histoire de la gravité d'Aristote à Einstein (1/3).

Article | 15/04/2011

Pourquoi les corps tombent-ils ?

Une histoire de la gravité d'Aristote à Einstein (1/3).

15/04/2011

Vincent Deparis

Lycée Jean Monnet - Annemasse
 

Olivier Dequincey

ENS de Lyon / DGESCO

Catherine Simand

ENS de Lyon / DGESCO

Résumé

Évolution historique du concept de gravité, première partie : Aristote, Copernic, Kepler, Galilée, Descartes


La plupart des corps tombent quand on les lâche ! Pas tous d'ailleurs, certains comme la fumée ou le feu s'élèvent spontanément. D'autres encore peuvent parfois tomber, tel un morceau de bois dans l'air et parfois monter, tel ce même morceau de bois dans l'eau. Cette banalité quotidienne, qui n'étonne plus, cache un phénomène d'une grande complexité. Comment expliquer la gravité, quelle est la cause de la chute des corps ? Peu de phénomènes ont suscité au cours de l'histoire autant de réflexions, d'interrogations et de controverses. En retraçant le questionnement des savants de l'Antiquité jusqu'à nos jours, nous allons voir que même s'il existe indéniablement des percées et des esprits hors-normes, la science n'est pas le fait d'hommes seuls, ayant une intuition géniale ; les découvertes ne sont pas instantanées. Une théorie physique n'est pas le produit soudain d'une création, elle est le résultat lent, progressif, graduel d'une évolution. Les idées avancent par petites touches. Cet article s'appuie pour une petite part sur nos recherches personnelles et pour une grande part sur les travaux remarquables de Pierre Duhem1 et d'Alexandre Koyré2 , auxquels nous renvoyons le lecteur qui aimerait approfondir le sujet.

Reférences :

Aristote : la tendance naturelle des corps lourds

Aristote (384 – 322 av. J.-C.) est un philosophe grec, disciple de Platon, dont il s'émancipe pour développer une œuvre singulière, qui restera une référence pendant plus de vingt siècles. Il pense que notre connaissance vient d'abord des sens et que la raison nous permet de penser le vrai. Encyclopédiste, il s'intéresse à la totalité du savoir humain. Père de la logique, il propose la première physique complète et donne une théorie du mouvement intimement liée à l'organisation du cosmos. Sa physique n'a bien sûr plus rien à voir avec la nôtre mais on ne peut être qu'admiratif devant son unité et sa cohérence. Même si nous dirions aujourd'hui qu'elle est fausse, elle n'en est pas moins hautement intéressante. Aristote est aussi naturaliste (il en reste des traces, comme par exemple le nom de l'appareil buccal des oursins, appelé « lanterne d'Aristote ») et étudie les êtres naturels dans leur devenir. Il écrit encore sur la morale, la politique, la création, les genres littéraires et la métaphysique.

Aristote (384 – 322 av. J.-C.)

Figure 1. Aristote (384 – 322 av. J.-C.)

Portrait en marbre, d'après original en bronze (perdu) attribué à Lysippe de Sicyone.

Musée du Louvre.


Pour Aristote, la chute des corps est intimement liée à l'organisation du cosmos, à sa structure et à son ordre. À son époque, il est admis que la Terre est sphérique et se maintient en équilibre, sans aucun support physique, au centre d'un Ciel clos lui aussi sphérique. Le monde en deçà de l'orbite lunaire (le monde sublunaire) n'a rien à voir avec celui qui est situé au-delà de l'orbite lunaire (le monde supralunaire - Lune comprise). Le domaine sublunaire est celui des changements et des transformations continuelles. Il est constitué des quatre éléments : la terre, l'eau, l'air et le feu. Tous les corps qui existent sont des mélanges, en proportions diverses, de ces quatre éléments. Le domaine supralunaire est le domaine des astres, du divin, de l'éternité et de la perfection. Il ne subit aucune altération, aucune variation et est animé uniquement par des mouvements circulaires uniformes, qui ne connaissent ni début, ni fin. Il est rempli d'un cinquième élément ou « quintessence » : l'éther. Ces trois points forts de la pensée d'Aristote (la vision géocentrique, le clivage entre la Terre et le Ciel et la prééminence des mouvements circulaires uniformes) seront par la suite des verrous qu'il sera très difficile de faire sauter.

Dans le domaine sublunaire, chaque élément possède un lieu naturel, dans lequel il peut demeurer dans toute sa perfection : la terre occupe la position la plus basse et le feu la position la plus haute. L'eau et l'air ont des statuts intermédiaires et symétriques : l'air est plus près du feu et l'eau plus près de la terre. Chaque élément possède un mouvement naturel de translation rectiligne par lequel il regagne son lieu naturel lorsqu'il en a été séparé par violence : les lourds (la terre et l'eau) vont vers le centre de la Terre, confondu avec le centre de l'univers ; les légers (l'air et le feu) se dirigent vers la périphérie du monde sublunaire. Chaque élément possède donc une qualité intrinsèque qui lui permet de regagner son lieu pour rétablir à chaque instant la disposition naturelle et l'ordre du Monde. La gravité est donc une propriété constitutive de certains corps (les lourds), de même que la légèreté est une propriété de certains autres (les légers). La terre se dirige toujours vers le centre : c'est le pesant absolu. Le feu se dirige toujours vers la périphérie : c'est le léger absolu. Entre les deux, l'eau et l'air participent à la fois du pesant et du léger, selon qu'on les compare ou à la terre ou au feu3. Les corps de la surface terrestre sont donc plus ou moins lourds ou légers selon la proportion des éléments qui les constituent. Les lourds ont toujours la tendance vers le bas, sauf s'ils en sont empêchés par un support solide ou par un liquide plus lourd qu'eux. Un liquide moins lourd ne gênerait pas leur mouvement vers le bas car le plus lourd tend toujours à se placer sous le moins lourd. Ces notions seront précisées au cours du siècle suivant par Archimède (287-212 av. J.-C.). Un exemple des implications de la théorie d'Aristote : le bois est une combinaison des 4 éléments (terre, eau air, feu) dans des proportions particulières. Quand le bois brûle, le feu (les flammes) ou les composants riches en air (la fumée) montent ; l'eau (l'eau qui suinte d'une bûche humide), les composés riches en eau (les goudrons) ou riches en terre (les cendres) ont tendance à descendre ou restent en bas.

Aristote arrive à une représentation du monde sublunaire comme une succession de couches concentriques. La Terre est l'agglomérat des portions de terre qui ont atteint leur lieu naturel. Puisque chaque portion de terre possède la tendance vers le bas jusqu'à son arrivée au centre, les plus petites comme les plus grosses, il y a un tassement et une compression qui imposent que la Terre dans son ensemble ait sensiblement la forme régulière et symétrique de la sphère : « Il est donc évident que, les corps se précipitant également de toutes parts des extrémités vers un seul centre, il a fallu nécessairement que la masse devint partout entièrement pareille ; car, l'addition qui était ainsi faite étant partout égale, il a bien fallu que l'extrémité de la surface fût partout aussi à égale distance du centre. C'est là précisément la forme de la sphère »4. La Terre occupe le centre de l'univers non par accident mais par nécessité, parce que le centre de l'univers est le lieu naturel des corps pesants : « Et si l'on déplaçait la Terre et qu'on la mit là où est maintenant la Lune, chacune des parties qui composent la Terre ne se porterait pas vers la Lune, mais elles se porteraient là où elles se portent maintenant [vers le centre de l'Univers] »5. L'eau entoure la terre, elle s'écoule et se rassemble dans les endroits les plus creux. Puisqu'elle est au repos, sa surface est nécessairement sphérique. L'air environne l'eau, puis vient le feu et Aristote précise que la perfection de la sphéricité des couches est croissante au fur et à mesure que l'on s'éloigne de la Terre6 . C'est la solidité du soubassement cosmologique, de sa conception de l'univers qui assure la validité de sa conception de la gravité et de la légèreté. En retour, la gravité et la légèreté garantissent la stabilité et l'harmonieuse disposition du Monde. Cosmologie et physique sont parties liées.

Reférences :

  • 3- ARISTOTE, Traité du Ciel. Paris : A. Durand, 1866. Livre IV, Chap. IV et V, p. 306-321.
  • 4- Ibid., Livre II, Chap. XIV, par. 8, p. 214.
  • 5- Ibid., Livre IV, Chap. III, par. 2, p. 300.
  • 6- Ibid., Livre II, Chap. IV, par. 11, p. 143.

Nicolas Copernic : les gravités planétaires

Nicolas Copernic (1473-1543) est un astronome polonais. Il bouleverse la vision du monde en réfutant le géocentrisme des Anciens et en affirmant que c'est le Soleil, qui est bien plus gros et plus lumineux que la Terre, qui occupe le centre du Monde. La Terre perd sa position centrale et devient une simple planète mais ce sont ses mouvements (rotation sur elle-même et révolution autour du Soleil) qui explique les déplacements apparents dans le ciel. Il y a retournement complet des interprétations puisque Copernic attribue à la Terre, ce qui était autrefois projeté dans le ciel. Il ne cherche plus à « sauver les apparences » mais il veut comprendre l'ordre sous-jacent et l'harmonie du système solaire. Copernic reste cependant imprégné de certaines idées anciennes et continue de penser que le mouvement des planètes résultent de la combinaison de mouvement circulaires uniformes.

Nicolas Copernic (1473-1543)

Figure 2. Nicolas Copernic (1473-1543)

Tableau daté de 1580, exposé au musée de Torun (Pologne). Artiste inconnu.


Si la Terre n'occupe plus sa position centrale, toute l'organisation du monde d'Aristote s'écroule. Sa théorie des lieux et des mouvements naturels ne tient plus. La gravité ne peut plus être la tendance naturelle des corps lourds à se déplacer vers le centre du Monde, puisqu'il ne coïncide plus avec le centre de la Terre. Copernic doit inventer autre chose. Il explique, comme Aristote, que si la Terre est sphérique, c'est parce que chaque portion de terre tend à aller vers le centre. Mais il prolonge sa réflexion en disant que la sphéricité observée de tous les autres corps célestes - le Soleil, la Lune et les planètes - doit pouvoir s'expliquer de la même façon. Pour les Anciens, il n'existait qu'une gravité, vers le centre du Monde. Pour Copernic, il en existe plusieurs, vers le centre de chaque astre. La gravité n'est plus interprétée comme la tendance d'un corps lourd à rejoindre son lieu naturel mais comme la tendance d'une partie séparée de sa planète à rejoindre cette planète et à s'y réunir. Elle est ce qui permet à une planète de maintenir son intégrité. Copernic expose : « Quant à moi je considère que la gravité n'est rien d'autre qu'un certain désir naturel que la providence divine de l'artisan de toutes choses a implanté dans les parties pour qu'elles s'apportent la totalité dans l'unité en s'unissant en forme de globe. Il est vraisemblable que cette disposition se trouve aussi dans le Soleil, la Lune et les autres brillantes planètes pour que, grâce à son action, elles persistent dans cette sphéricité qui les rend visibles, tout en accomplissant néanmoins de bien des manières leurs circuits »7. La gravité provient de la sympathie du semblable pour le semblable et permet aux parties séparées d'un même tout de se rassembler et de reconstituer ce tout. La gravité est particulière à chaque astre et est réservée aux parties de cet astre : les parties terrestres tendent vers la Terre, les lunaires vers la Lune et les solaires vers le Soleil. Ainsi, si une partie terrestre était transportée et placée dans le voisinage de la Lune, elle retomberait vers la Terre et non vers la Lune, pourtant plus proche.

Reférences :

  • 7- Cité in KOYRÉ A., Études newtoniennes, op. cit., « Newton et Descartes - Appendices F», p. 210.

Johannes Kepler : l'attraction par un corps apparenté

Johannes Kepler (1571-1630) est un astronome allemand. Après la réfutation du géocentrisme par Copernic, Kepler détruit une deuxième conception importante des Anciens : celle du mouvement circulaire uniforme, considéré comme le seul mouvement possible pour les astres. Ses travaux s'appuient sur les observations astronomiques extrêmement nombreuses et précises de Tycho Brahé, notamment pour la planète Mars. Pendant dix ans, il cherche à expliquer la position des planètes dans le ciel en essayant diverses combinaisons de mouvements circulaires, sans succès. Il aboutit finalement à ses trois lois empiriques, qui donnent pour la première fois une description exacte et cohérente des mouvements planétaires et qui seront à la base de l'œuvre de Newton :

  • Chaque planète décrit une orbite elliptique autour du Soleil : le Soleil est l'un des foyers de l'ellipse.
  • Le rayon qui joint la planète au Soleil balaye des aires égales en des durées égales : la planète se déplace donc d'autant plus rapidement qu'elle est proche du Soleil.
  • Si a est le demi-grand axe de l'orbite de la planète et T sa période, le rapport a3/T2 est une constante pour l'ensemble des planètes du système solaire : l'unité du système solaire est établie.
Johannes Kepler (1571-1630)

Figure 3. Johannes Kepler (1571-1630)

Copie d'un tableau original. Artiste inconnu.


Kepler poursuit la réflexion amorcée par Copernic et réfute l'idée de légèreté d'Aristote. Ce dernier expliquait la diversité des mouvements observés (le fait que certains corps tombent alors que d'autres, tels la fumée ou le feu, s'élèvent spontanément) grâce à deux tendances naturelles : la gravité des corps lourds vers le centre du Monde et la légèreté des corps légers vers la périphérie du Monde. Kepler explique que certains corps montent, non parce qu'ils tendent à rejoindre leur lieu naturel, mais parce qu'ils sont chassés vers le haut par d'autres corps plus lourds : « L'action du feu ne consiste pas à gagner la surface qui termine le Monde, mais à fuir le centre ; non pas le centre de l'Univers, mais le centre de la Terre ; et ce centre non pas en tant que point, mais en tant qu'il est au milieu d'un corps, lequel corps est très opposé à la nature du feu, qui désire se dilater ; je dirai plus, la flamme ne fuit pas, mais elle est chassée par l'air plus lourd comme une vessie gonflée le serait par l'eau »8. Kepler affirme que la tendance naturelle vers le haut n'existe pas en soi, qu'elle n'est qu'une conséquence du mouvement vers le bas d'un corps plus lourd. Il intègre ainsi une idée même d'Aristote (le plus lourd a toujours tendance à se placer sous le moins lourd) mais il l'explique uniquement par l'intermédiaire de la gravité. Il simplifie donc le problème, en affirmant que tous les mouvements vers le bas ou le haut ont une seule et même cause.

Kepler revoit ensuite entièrement la conception de la gravité et apporte une innovation capitale : la gravité n'est plus une tendance que possède un corps de lui-même, soit à se mouvoir vers le centre du Monde comme pour Aristote, soit à rejoindre son Tout comme pour Copernic, mais elle résulte d'une attraction par un autre corps apparenté. Il distingue « la tendance innée d'un corps vers » (la cause du mouvement est dans le corps même qui se déplace) et « l'attraction par » un autre corps (la cause du mouvement d'un corps est extérieur à lui, dans l'action d'un autre corps). Il souligne donc le caractère actif de la gravité, qui n'est plus une tendance naturelle mais une attraction mutuelle entre deux corps semblables. Il développe ses conceptions à partir de l'analogie avec l'attraction magnétique, en s'appuyant sur les travaux de William Gilbert (1544-1603). Le mouvement du fer vers l'aimant est alors un modèle de la chute des corps vers la Terre : si l'aimant est tenu immobile, le fer se met en mouvement pour aller s'y coller ; si c'est le fer qui est bloqué, c'est l'aimant qui se déplace ; et si les deux sont libres, ils s'approchent l'un de l'autre réciproquement. C'est cette attraction magnétique qui va permettre de concevoir une attraction par des masses apparentées. Kepler dépasse même parfois l'analogie et assimile carrément la gravité au magnétisme : « la gravité est une force magnétique qui réunit des corps semblables »9.

Kepler présente sa vraie doctrine de la gravité : « La gravité est une disposition corporelle réciproque entre des corps apparentés pour s'unir ou se conjoindre (à cet ordre des choses appartient aussi la faculté magnétique) en sorte que la Terre tire la pierre beaucoup plus que la pierre ne tend vers la Terre. Les corps lourds (surtout si nous plaçons la Terre au centre du monde) ne sont pas portés vers le centre du monde comme centre du monde, mais comme centre d'un corps rond apparenté, c'est-à-dire la Terre. C'est pourquoi, où que la Terre soit placée, ou bien qu'elle se transporte par sa puissance animale, les corps lourds sont toujours portés vers elle »10. Kepler s'oppose ici ouvertement à la conception d'Aristote, qui affirmait que si l'on déplaçait la Terre là où se trouve la Lune, les corps lourds ne tomberaient plus vers la Terre mais toujours vers le centre de l'univers. Il continue : « Si deux pierres étaient placées dans quelque lieu du monde voisines l'une de l'autre, hors de la zone d'influence d'un troisième corps apparenté, ces deux pierres, de la même manière que deux corps magnétiques, se joindraient en un lieu intermédiaire, chacun s'approchant de l'autre d'un intervalle comparativement aussi grand que la masse de l'autre »11. Kepler soutient que l'attraction est mutuelle entre deux corps apparentés : la pierre attire la Terre autant qu'elle en est attirée et deux pierres placées dans l'espace s'attirent l'une l'autre. Il affirme en outre que cette attraction est proportionnelle à la grandeur des corps respectifs. Il dit enfin que l'attraction de la Terre se fait sentir très certainement au-delà de la Lune et que si la Lune n'était pas retenue sur son orbite, elle se rapprocherait de la Terre : « Si la Lune et la Terre n'étaient pas maintenues par une force animale, ou quelque autre équivalente, chacune sur son circuit, la Terre monterait vers la Lune (...) et la Lune descendrait vers la Terre »12. (Kepler ignore la loi de l'inertie et ne comprend pas le mouvement orbital des planètes : la gravité mutuelle entre la Terre et la Lune n'explique pas la révolution de la Lune mais au contraire gêne ce mouvement). Il suit des idées de Kepler que si une partie terrestre était lâchée à proximité de la Lune, elle tomberait vers la Lune et non vers la Terre (comme le pensait Copernic). La gravité d'une partie terrestre ne consiste plus à rejoindre son Tout (la Terre) mais bien en l'attraction entre deux masses apparentées.

Les marées océaniques viennent renforcer son idée de la gravité. Il est reconnu depuis l'Antiquité que le flux et le reflux de la mer suit précisément le mouvement de la Lune dans le ciel et donc que le mouvement des eaux est en quelque sorte contrôlé par cet astre. À l'époque de Kepler, il est alors commun de dire que la Lune agit sur les eaux car, comme le semblable attire le semblable, il est normal que les eaux cherchent à rejoindre la Lune qui, pour les astrologues et les médecins, est l'astre humide par excellence. Kepler réfute cette idée et en présente une autre : « Je suis le premier, que je sache, à avoir dévoilé, dans mes prolégomènes aux Commentaires sur les mouvements de Mars, le procédé par lequel la Lune cause le flux et le reflux de la mer. Il consiste en ceci : la Lune n'agit pas comme astre humide ou humectant, mais comme masse apparentée à la masse de la Terre ; elle attire les eaux de la mer par une action magnétique, non parce qu'elles sont des humeurs, mais parce qu'elles sont douées de la substance terrestre, substance à laquelle elles doivent également leur gravité »13. C'est parce que la Lune et la Terre sont deux masses apparentées qu'elles peuvent agir l'une sur l'autre.

Pour Kepler, cependant, la gravitation n'est pas universelle. L'attraction mutuelle ne s'exerce qu'entre des corps apparentés. Elle a lieu entre une pierre et la Terre, entre la Terre et la Lune mais pas entre la Terre et les planètes, ni entre les planètes et le Soleil, qui n'a rien de semblable avec elles. Les planètes ne sont donc pas attirées par le Soleil comme peut l'être la Lune par la Terre. Elles tournent autour de lui car elles sont entraînées par sa rotation propre. Le Soleil envoie aux planètes un certaine qualité qui fait que leur mouvement ressemble au sien. Il est donc la cause de la révolution des planètes autour de lui dans le sens où il leur transmet son propre mouvement au moyen d'une vertu immatérielle, analogue à la fois à la lumière et à la force magnétique.

Reférences :

  • 8- Cité in DUHEM Pierre, La théorie physique, son objet, sa structure, op. cit., p. 187.
  • 9- Cité in KOYRÉ A., « Newton et Descartes - Appendices F », op. cit., p. 211.
  • 10- Ibid., p. 211.
  • 11- Ibid., p. 211-212.
  • 12- Ibid., p. 212.
  • 13- Cité in DUHEM Pierre, La théorie physique, son objet, sa structure, op. cit., p. 191.

Galilée : de la gravité, nous ne connaissons que le nom

Galileo Galilei (1564 – 1642), dit Galilée, est un physicien et astronome italien. Son rôle dans l'histoire des sciences est immense. Pointant une lunette astronomique vers le ciel, il découvre les montagnes lunaires et les taches solaires, ce qui prouve que le monde céleste n'est pas aussi parfait et éternel que le supposait Aristote. Il découvre également les satellites de Jupiter et démontre que tout ne tourne pas autour de la Terre. La distinction entre le monde sublunaire et le monde supralunaire des Anciens ne tient plus et du coup la théorie des lieux et des mouvements naturels perd son fondement et sa justification. Après une réfutation complète et systématique de tous les principes scientifiques et philosophiques d'Aristote, Galilée construit une nouvelle physique et développe le raisonnement scientifique moderne, basé sur l'imbrication entre les expériences et les analyses mathématiques. Par ses études sur la chute des corps, il pose les fondements de la mécanique. En raison de sa défense du système copernicien, il est condamné par le tribunal de l'Inquisition, qui le fait abjurer en 1633.

Galileo Galilei, dit Galilée (1564 – 1642)

Figure 4. Galileo Galilei, dit Galilée (1564 – 1642)

Extrait d'un portrait peint par Justus Sustermans, 1636.


Galilée a une conception de la gravité qui se rattache à celle de Copernic. Dès la première journée du célèbre Dialogue sur les deux Système du Monde publié en 1632, il affirme à travers les paroles de Salviati : « Les parties de la Terre se meuvent non parce qu'elles tendent vers le centre du Monde, mais pour se réunir avec leur tout, et que c'est pour cela qu'elles ont une inclination naturelle vers le centre du globe terrestre, en vertu de laquelle elles conspirent à former et à conserver ce globe. (…) Si de ce que toutes les parties de la terre s'accordent entre elles et conspirent pour former leur tout, il résulte qu'elles y concourent toutes avec une inclinaison égale, et qu'elles composent une sphère pour s'unir le plus possible entre elles, pourquoi ne devrions-nous pas alors croire aussi que, si la Lune, le Soleil et les autres corps du monde ont, eux également, une forme ronde, c'est tout simplement parce que leur instinct concorde et que toutes les parties qui les composent concourent naturellement ? Qu'une de leurs parties, par une quelconque violence, soit séparée de son tout, n'est-il pas raisonnable de croire qu'elle y retourne spontanément, en vertu d'un instinct nature ? »14. Comme Copernic, Galilée pense que chaque astre possède une gravité propre, qui explique sa forme ronde et qui assure sa cohésion.

Dans un autre passage du Dialogue, Salviati s'interroge sur la cause qui meut les parties de la Terre vers le bas. L'échange qui s'ensuit avec Simplicio est essentiel : « SIMPLICIO : La cause de cet effet est bien connu, chacun sait que c'est la pesanteur [gravita]. SALVIATI : Vous vous trompez, signor Simplicio. Ce que vous devez dire, c'est que chacun sait qu'on l'appelle pesanteur. Mais ce que je vous demande, ce n'est pas le nom, c'est l'essence de la chose : de cette essence, vous n'en savez pas plus que de l'essence de ce qui fait tourner les étoiles, si ce n'est le nom qu'on y a attaché et qui est devenu familier, banal, parce qu'on en a fait l'expérience fréquemment, mille fois par jour ; mais ce n'est pas cela qui nous fait mieux comprendre quel est le principe, ou la vertu, qui meut la pierre vers le bas »15. Pour Copernic, la gravité est la vertu qui permet à une partie séparée de rejoindre son tout et de s'y réunir. Galilée remarque que cette vertu nous reste inaccessible, que nous ne savons pas ce qu'est la gravité, que nous n'en connaissons que le nom.

Galilée s'oppose fermement à l'idée de Kepler d'une action possible de la Lune sur la Terre par l'intermédiaire d'une attraction, qui est pour lui un phénomène occulte, inconvenant pour un esprit rationnel. À propos des marées, que Kepler explique, on le rappelle, par la gravité mutuelle de la Terre et la Lune, Galilée expose : « C'est presque comme si la Lune et le Soleil jouaient un rôle actif dans la production de ces effets [l'ampleur des marées], mais cela répugne entièrement à mon intellect : voyant que le mouvement des mers est un mouvement local, perceptible, d'une immense masse d'eau, je ne puis croire à des lumières, des chaleurs tempérées, à des dominations de qualités occultes [l'attraction de Kepler] et autres vaines imaginations du même genre ; tout cela n'est pas et ne peut être cause du flux, au point même que c'est au contraire plutôt le flux qui en est la cause ; c'est lui qui les produit en des cerveaux plus portés à la loquacité et à l'ostentation qu'à la réflexion et à la recherche des opérations les plus secrètes de la nature »16. Ou encore : « Mais de tous les grands hommes qui ont philosophé sur cet effet si étonnant de la nature [les marées], c'est Kepler qui m'étonne les plus : cet esprit libre et pénétrant avait à sa disposition les mouvements attribués à la Terre, il a pourtant prêté l'oreille et donné son assentiment à un empire de la Lune sur l'eau, des propriétés occultes et autres enfantillages du même genre »17.

Pour Galilée, il n'est d'aucun profit de chercher la nature de la gravité – les explications qu'en donnent les philosophes ne sont que des mots –, il suffit de savoir que son action suit des lois mathématiques précises. Comme pourra le faire Newton plus tard, il ne cherche pas ce qu'est la gravité, il cherche quels sont ses effets. Ce sera l'objet Des Troisième et Quatrième Journées des Discours concernant deux sciences nouvelles, publiés en 1638, où il donnera d'une manière magistrale la loi de la chute des corps.

Reférences :

  • 14- GALILÉE, Dialogue sur les deux grands système du monde, 1632. Réédition Paris : Seuil, Points Sciences, 1992, p. 127.
  • 15- Ibid., p. 377.
  • 16- Ibid., p. 633.
  • 17- Ibid., p. 652.

René Descartes : la pression des tourbillons

Réné Descartes (1596 – 1650) est un philosophe et savant français. Il refuse l'usage dogmatique de l'autorité et n'admet en sciences que la raison. Son ambition est de fonder une science universelle, dont il s'efforce de donner la méthode : construire par ordre ses pensées pour atteindre la vérité, grâce à l'intuition du vrai et au raisonnement déductif. Il met au point une mécanique rationnelle qui intègre les aspects nouveaux de la révolution copernicienne et qui remplace rapidement les doctrines aristotéliciennes. Elle aura une large influence en Europe pendant un siècle. Il propose une nouvelle cosmogonie à partir d'une idée féconde : le monde est le lieu de mouvements relativement simples, son état présent garde la trace de son origine et de son évolution. On peut donc reconstituer son histoire en imposant quelques lois simples à un chaos originel, qui ensuite évolue naturellement sans intervention divine. Ses idées sur l'organisation de l'univers sont présentées dans son traité du Monde, achevé en 1633 mais qui ne sera pas publié de son vivant pour ne pas risquer une condamnation religieuse.

Descartes (1596 – 1650)

Figure 5. Descartes (1596 – 1650)

Huile sur toile, Musée du Louvre


Le monde imaginé par Descartes est infini, sans vide, en constant mouvement et exclusivement composé de trois éléments. Le premier est l'élément le plus subtil, le plus pénétrant, le plus petit et le plus agité qui soit. Le deuxième et le troisième sont de plus en plus grossiers et de moins en moins rapides. Le Soleil et les étoiles (les corps lumineux) sont uniquement composés du premier élément, les cieux (les corps transparents) des deux premiers et la Terre et les planètes (les corps obscurs) des trois entièrement mêlés. Pour Descartes, le vide n'existe pas. Dès qu'il y a une étendue, il y a nécessairement une substance qui la comble. L'espace entre le Soleil et les planètes est ainsi entièrement rempli du deuxième élément (mêlé au premier) et organisé en d'énormes tourbillons imbriqués les uns dans les autres. Le tourbillon principal est mis en mouvement par la rotation propre du Soleil, qui en occupe le centre. Il emporte les différentes planètes sur leurs orbites, qui sont donc en repos par rapport à lui. Comme la vitesse angulaire du tourbillon décroît au fur et à mesure de l'éloignement au Soleil en raison d'une sorte de friction, les planètes effectuent leur révolution autour du Soleil d'autant plus lentement qu'elles sont distantes du centre. La rotation propre des planètes génère des tourbillons secondaires qui entraînent les satellites. Dans le monde de Descartes, rien ne peut se déplacer sans être poussé ou tiré, chaque phénomène a une raison palpable. Pour connaître la loi d'un phénomène, il faut d'abord en comprendre la cause. C'est une vision mécaniste de l'univers, où toute chose est régie par les seules lois du mouvement.

Comme pour Copernic et Kepler, Descartes affirme que la gravité est propre à chaque astre. Elle résulte pour lui d'une sorte de pression exercée sur les corps par la matière des tourbillons. Les corps réagissent en effet différemment à la force centrifuge du mouvement tourbillonnaire suivant leur composition. Plus ils contiennent des parts importantes du deuxième élément (l'air en contient plus que l'eau et l'eau plus que la terre), plus ils répondent facilement à la force centrifuge, chassant les autres corps vers le bas. Descartes expose : « Mais je désire maintenant que vous considériez quelle est la pesanteur de cette terre, c'est-à-dire la force qui unit toutes ces parties, et qui fait qu'elles tendent toutes vers son centre, chacune plus ou moins, selon qu'elles sont plus ou moins grosses et solides ; laquelle n'est autre, et ne consiste qu'en ce que les parties du petit ciel qui l'environne, tournant beaucoup plus vite que les siennes autour de son centre, tendent aussi avec plus de force à s'en éloigner, et par conséquent les y repoussent. (…) Mais afin que vous entendiez ceci plus clairement, considérez la terre EFGH, avec l'eau 1.2.3.4, et l'air 5.6.7.8. (…) Puis considérez aussi la matière du ciel, qui remplit non seulement tout l'espace qui est entre les cercles ABCD et 5.6.7.8, mais encore tous les petits intervalles qui sont au-dessous entre les parties de l'air, de l'eau, et de la terre. Et pensez que, ce ciel et cette terre tournant ensemble autour du centre T, toutes leurs parties tendent à s'en éloigner, mais beaucoup plus fort celles du ciel que celles de la terre, à cause qu'elles sont beaucoup plus agitées. (…) Puis considérez que, n'y ayant point aucun espace au-delà du cercle ABCD qui soit vide, ni où les parties du ciel contenues au-dedans de ce cercle puissent aller, si ce n'est qu'au même instant il en rentre d'autres en leur place qui leur soient toutes semblables, les parties de la terre ne peuvent aussi s'éloigner plus qu'elles ne font du centre T, si ce n'est qu'il en descende en leur place de celles du ciel, ou d'autres terrestres, tout autant qu'il en faut pour la remplir ; ni réciproquement s'en approcher, qu'il n'en monte tout autant d'autres en leur place »18.Cela étant posé, Descartes poursuit et explique la chute d'une pierre : « Il est évident que, cette pierre contenant en soi beaucoup plus de la matière de la terre, et en récompense en contenant d'autant moins de celle du ciel, qu'une quantité d'air d'égale étendue, et même ses parties terrestres étant moins agitées par la matière du ciel que celles de cet air, elle ne doit pas avoir la force de monter au-dessus de lui, mais bien lui, au contraire, doit avoir la force de la faire descendre au-dessous : en sorte qu'il se trouve léger, étant comparé avec elle, au lieu qu'étant comparé avec la matière du ciel toute pure, il est pesant. Et ainsi vous voyez que chaque partie des corps terrestres est pressée vers T : non pas différemment par toute la matière qui l'environne, mais seulement par une quantité de cette matière, justement égale à sa grosseur, qui, étant au-dessous, peut prendre sa place en cas qu'elle descende »19. La gravité résulte donc d'un processus local de légèreté relative.

Le ciel de la Terre imaginés par Descartes

Figure 6. Le ciel de la Terre imaginés par Descartes

ABCD est l'orbite de la Lune, EFGH la Terre, 1234 les mers qui recouvrent entièrement la Terre et 5678 l'atmosphère.


À l'époque de Descartes, les idées de Kepler d'une gravité mutuelle entre la Terre et la Lune sont connues et discutées. Apparaît alors le problème de la variation de la gravité avec la distance. Le père Mersenne (1588-1648) pose directement la question à Descartes de savoir « si un corps pèse plus ou moins, étant proche du centre de la Terre qu'en étant éloigné ». Ce dernier répond : « Les planètes qui n'ont pas en soi de lumière, comme la Lune, Vénus, Mercure etc., étant comme il est probable, des corps de même matière que la Terre... il semble que ces planètes devraient donc être pesantes et tomber vers la Terre, si ce n'était que leur grand éloignement leur en ôte l'inclinaison »20. Il ne s'agit plus seulement ici de l'idée d'une gravité entre la Terre et la Lune mais bien entre toutes les planètes. L'idée de l'attraction universelle est en chemin même si on ne comprend pas comment elle pourrait se concilier avec le modèle d'univers de Descartes, où les gravités planétaires sont liées aux mouvements tourbillonnaires.

Reférences :

  • 18- Cité in VERDET Jean-Pierre, Astronomie & Astrophysique. Textes essentiels. Paris : Larousse, 1993, p. 406-407.
  • 19- Ibid., p. 408.
  • 20- Cité in DUHEM Pierre, La théorie physique, son objet, sa structure, op. cit., p. 192.

Article réalisé avec le soutien financier de Sciences à l'École dans le cadre de l'opération LUNAP.