Article | 15/03/2016
Les orthogneiss de Port-Béni (Côtes d'Armor) : un affleurement des roches les plus anciennes de France métropolitaine
15/03/2016
Résumé
Description et datation des roches parmi les plus anciennes de France métropolitaine : les orthogneiss icartiens de Port-Béni.
Table des matières
L'affleurement de Port-Béni
L'affleurement de Port-Béni se situe en Bretagne dans le département des Côtes – d'Armor. Dans le village de Pleubian, prendre la direction de Port-Béni et se garer sur le parking à l'entrée du hameau.
En descendant sur la grève, une vue d'ensemble de l'affleurement montre une diversité de lithologies que nous allons détailler dans la partie suivante.
Les différentes lithologies et la chronologie de leurs mises en place
Différentes lithologies sont observables sur l'affleurement. La première est une roche avec une schistosité, c'est-à-dire des plans de débit préférentiel de la roche (ou foliation car cette schistosité est marquée par la minéralogie) de teinte gris-rose et avec de gros minéraux rose-blanc : ce sont des orthogneiss.
Ces orthogneiss sont constitués de quartz, plagioclases, feldspaths potassiques et de biotites. Les amas de biotites soulignent la foliation. Les yeux de feldspaths potassiques sont déformés dans la foliation.
Les orthogneiss sont des roches métamorphiques présentant une schistosité (ou foliation). Le préfixe "ortho-" indique que le protolithe, c'est-à-dire la roche qui, par métamorphisme, donne la roche observée est magmatique. Cette origine magmatique est attestée par la présence des gros yeux de feldspaths potassiques, minéraux dont la taille indique qu'ils n'ont pu cristalliser que lors de processus magmatiques. Le protolithe de cette roche est interprété comme étant une granodiorite porphyroïde (à gros feldspaths potassiques).
La datation de ces orthogneiss a donné un âge icartien pour le protolithe, vers 1,8 milliards d'années (voir partie suivante).
Ces orthogneiss sont en contact avec d'autres roches visibles sur les figures suivantes.
Suivant la foliation des orthogneiss, d'autres roches plus sombres et aussi foliées sont intégrées dans la foliation des gneiss et forment des bandes décimétriques. Ces bandes sont constituées d'amphibolites (ou gneiss amphiboliques), roches métamorphiques composées principalement d'amphiboles et de plagioclases. Certaines des ces bandes sont formées de micaschistes. Les relations de terrain entre les orthogneiss et ces roches appartenant, comme l'orthogneiss, à l'« unité des gneiss de Port-Béni » laissent penser que les orthogneiss sont intrusifs dans ces gneiss amphiboliques, gneiss et micaschistes. Leurs protolithes sont interprétés comme des roches volcano-sédimentaires dans lesquelles la granodiorite porphyroïde, protolithe des orthogneiss, est intrusive.
Ces deux lithologies sont recoupées par des filons centimétriques d'une roche plus claire à patine d'altération de couleur rouille : une microgranodiorite, la microgranodiorite de Pleubian.
Cette microgranodiorite, terme intrusif associé au volcanisme du Trégor, est constituée de phénocristaux de plagioclase, de hornblende et de biotite avec une mésostase contenant des quartz, des plagioclases, des feldspaths potassiques de la hornblende, de la biotite et des minéraux accessoires. Des enclaves de microdiorite (roche moins différenciée que la granodiorite) sont observables dans la microgranodiorite.
La microgranodiorite de Pleubian englobe les gneiss de Port-Béni. Elle est datée à 615 Ma et est liée au cycle orogénique[1] cadomien. Elle est interprétée comme du magmatisme associé au fonctionnement d'une marge active (comme dans les Andes actuelles ou au Japon).
De la tectonique cassante, marquée par des failles, affecte les lithologies de Port-Béni.
L'ensemble de l'affleurement est recoupé par des filons métriques de (méta)dolérites, les dolérites du Trieux, composées majoritairement de pyroxènes et de plagioclases et interprétées comme des laves intrusives paléozoïques ayant subi le métamorphisme varisque.
La figure suivante, extrait de la carte géologique de Tréguier au 1/50 000, montre un résumé des relations de terrains observées à l'échelle de la carte.
Géologiquement, l'affleurement de Port-Béni se situe dans une unité géologique appelée batholite du Trégor, représentée majoritairement par des roches cadomiennes.
En résumé, des roches icartiennes (aux environs de 1,8 Ga) sont recoupées par des roches cadomiennes (aux environs de 600 Ma) et ces roches sont elles-mêmes recoupées par des roches appartenant au cycle orogénique varisque (début à milieu du Paléozoïque). Ce sont donc des roches appartenant à trois cycles orogéniques distincts, les plus anciens de France métropolitaine, qui sont visibles sur cet affleurement !
Les gneiss de Port-Béni, des roches datées de l'orogenèse icartienne
Auvray et al. (1980) [1] ont daté les orthogneiss de Port-Béni, par la méthode Concordia-Discordia sur zircon, à 1790 +19-17 Ma.
Source - © 1980 D'après Auvray et al., Can. J. Earth. Sci. [1], redessiné
Détaillons le principe de cette méthode. Tout système de datation absolue repose sur trois aspects :
- un couple père-fils, couple élément radioactif (celui qui se désintègre = le père) – élément radiogénique (celui qui se forme = le fils),
- un système que l'on date (minéral, voire partie d'un minéral ou roche totale),
- une température en deçà de laquelle l'élément fils ne diffuse plus hors du système, appelée température de fermeture (ou de clôture) du système.
La méthode Concordia-Discordia repose sur les radioactivités de deux isotopes de l'uranium, 238U et 235U. Dans le cas des gneiss de Port-Béni, elle est appliquée à un minéral accessoire classique des granites et des gneiss : le zircon (ZrSiO4) dont l'uranium est un élément trace abondant dans le réseau cristallin, ce qui explique l'utilisation de cette méthode. Ce minéral à fort relief et à teintes de biréfringences vives en lumière polarisée analysée (LPA) présente une forme de prisme allongé aux extrémités pyramidales.
Source - © 2015 Damien Mollex, Lithothèque ENS de Lyon, | Source - © 2015 Damien Mollex, Lithothèque ENS de Lyon, |
Le 238U se désintègre en 206Pb, et le 235U en 207Pb, selon les équations suivantes résultant des lois physiques de la désintégration radioactive :
- ,
- ,
où λ238 et λ235 sont les constantes de désintégration respectives de 238U en 206Pb et de 235U en 207Pb.
Or le zircon est ce que l'on appelle un système riche, c'est-à-dire qu'au-dessus de la température de fermeture du système, son réseau cristallin étant incompatible avec l'isotope fils (radiogénique), celui-ci diffuse hors du zircon. Autrement dit 206Pb(t=0) = 207Pb(t=0) = 0, il n'accumule du plomb qu'en dessous de sa température de clôture. Or la température de fermeture du zircon pour le couple U-Pb est élevée et de l'ordre de 900°C. Ce qui signifie que l'âge obtenu par la méthode U-Pb est l'âge de passage sous l'isotherme 900°C, ce qui correspond, pour une roche de composition granitique, à son âge de cristallisation.
Les équations peuvent donc s'écrire sous la forme :
- ,
- .
Ce couple d'équations est un système paramétrique qui permet de tracer la courbe d'évolution des rapports Pb/U en fonction du temps pour un système fermé (pas de fuite de plomb) sans plomb initial : c'est la courbe Concordia (courbe bleue dans la figure 19, ci-dessus). En effet, les deux équations donnent respectivement, pour une valeur de temps donnée, l'ordonnée et l'abscisse du point qu'il suffit de reporter dans le graphique pour un nombre important de valeur de "t" pour tracer la courbe Concordia.
Mais, au cours de l'histoire géologique de la roche, il peut se produire des phénomènes de réouverture partielle du zircon à l'origine de perte de plomb. Ce sont par exemple des épisodes de métamorphisme. Les différents zircons perdent plus ou moins de plomb mais restent alignés sur une droite (la Discordia) qui relie, lors de la perte de plomb, le point indiquant la position du système avant ouverture (sur la Concordia) et le point (0,0) qui correspondrait à une perte totale de plomb.
La figure suivante montre le devenir des rapports 206Pb/238U et 207Pb/235U des zircons en cas de réouverture du système sur un exemple.
La droite Discordia est obtenue par des mesures, par spectrométrie de masse, de concentrations et de rapports isotopiques menées sur les zircons. L'intercept supérieur est interprété comme l'âge de cristallisation et l'intercept inférieur comme l'âge de réouverture du système.
D'autres minéraux comme la monazite (phosphate de terres rares) ou la titanite (ou sphène, silicate de calcium et de titane) peuvent aussi être datés par cette méthode.
Étant donné que les orthogneiss sont interprétés comme une granodiorite intrusive dans des formations volcano-sédimentaires, l'âge obtenu n'est pas celui de toute la série icartienne, mais un âge minimum, celui de l'épisode magmatique associé à la mise en place du protolithe des orthogneiss : une granodiorite.
Cependant, ces résultats posent de nombreuses questions et la bibliographie, pauvre sur ce sujet, n'apporte que peu de réponses. Et cet article de vulgarisation n'a pas la prétention d'y répondre. Mais esquissons tout de même quelques remarques.
Tout d'abord, on peut s'étonner du fait que le métamorphisme responsable de la formation des orthogneiss ne soit pas enregistré par une réouverture des zircons à la diffusion. Une manière de lever ce problème est de proposer que le métamorphisme est (quasi-) contemporain de la mise en place et donc que l'évènement enregistré est (quasi-) contemporain de la mise en place de l'orthogneiss. Une autre hypothèse est de proposer que l'intensité du métamorphisme a été telle, que les zircons ont été totalement réouverts et que le plomb accumulé depuis la première fermeture du système a totalement diffusé en dehors du zircons. Dans ce cas, l'âge obtenu ne serait pas celui de l'évènement magmatique mais celui du métamorphisme, le protolithe serait donc plus ancien que 1,8 Ga.
Un autre point intrigant est que ni les évènements liés à l'orogenèse cadomienne (vers 615-600 Ma), ni les évènements liés à l'orogenèse varisque (vers 350-300 Ma) ne sont enregistrés par la réouverture des zircons et donc marqués par la Discordia. En effet, la mise en place de la microgranodiorite, datée à 615 Ma, n'est pas enregistrée. Une hypothèse est que l'échantillon a été "isolé" thermiquement de la réouverture, parce que la température du magma microgranodioritique (aux alentours de 700°C) n'était pas suffisante pour rouvrir le système et/ou parce que l'échantillon était éloigné du contact entre les orthogneiss et la microgranodiorite (qui est une roche intrusive mais mise en place à une profondeur peu importante).
Autre point qui pose question, l'âge de l'intercept inférieur. Cet âge à 467 Ma n'est associé à aucun évènement géodynamique. Il est contemporain des évènements du cycle orogénique varisque, avec notamment la mise en place de lithologies particulières dans les terrains varisques : le complexe leptyno-amphibolique. Problème, ce type de lithologie n'est absolument pas rencontré dans le Trégor. Cependant, il pourrait résulter de la mise en place des dolérites du Trieux dont l'âge n'est pas précisément connu (mais qui semble contemporaine), la température d'un magma basique (de l'ordre de 1200°C) étant suffisante, elle, pour rouvrir le zircon à la diffusion.
Tout cela peut remettre en cause la pertinence des résultats de ces datations et mériterait des études complémentaires. Cependant, l'appartenance de ces orthogneiss à l'orogenèse icartienne n'est pas à mettre en cause et l'âge obtenu est cohérent avec ceux trouvés pour les autres affleurements d'Icartien en France. Les méthodes actuelles permettent de faire des analyses in situ des zircons qui peuvent être zonés enregistrant les différents évènements. Or, les analyses des années 80 devaient être faites sur zircons entiers avec des méthodes conduisant à l'abrasion des parties les plus externes et donc la perte d'information sur les évènements les plus jeunes (par exemple, dans notre cas, l'orogenèse varisque) enregistrés par les zircons. De plus la précision des mesures de concentration et de rapports isotopiques s'est beaucoup améliorée depuis ces premières analyses.
Encore une preuve, si elle était à faire, que de passionnants travaux restent à mener sur la géologie de la France.
L'orogenèse icartienne en France
En France métropolitaine, seuls quelques affleurements situés dans le Nord de la Bretagne, dans les îles anglo-normandes et en Normandie, et répartis sur un alignement Nord-Est / Sud-Ouest de direction N45 présentent des âges icartiens. Ils appartiennent au domaine domnonéen du Massif armoricain.
Le nom icartien vient de la localité d'Icart Point sur l'île de Guernesey. Cette orogenèse porte aussi le nom de pentévrienne (d'après le Penthièvre, région à l'Est des Côtes d'Armor) ou d'éburnéenne en Afrique de l'Ouest.
Les datations "propres" des gneiss d'Icart ont donné des âges d'environ 2 milliards d’années.
Mis à part leur implication dans la marge active cadomienne aux alentours de 600 Ma, leurs contextes de formation et de métamorphisme sont très mal contraints.
Bibliographie
B. Auvray, R. Charlot, P. Vidal, 1980. Données nouvelles sur le protérozoïque inférieur du domaine nord – armoricain (France) : âge et signification, Can. J. Eath. Sci., 17, 532-538
S. Durand (coord.), 1977. Guides géologiques régionaux - Bretagne, Masson éd., 208p.
E. Le Goff, M. Ballèvre, E. Egal, D. Thieblemont, C. Truffert, 2004. La chaîne panafricaine en Bretagne, France, Livret Guide Excursion, 20ème Colloque de Géologie Africaine, 80p.
Merci à Jean-Emmanuel Martelat (LGLTPE, ENS de Lyon – Univ. Lyon 1) pour ses éclairages sur la datation U-Pb sur zircons, et à Simon Couzinié pour ses relectures attentives.
[1] La notion de cycle orogénique est un modèle décrivant tous les évènements amenant à la formation et à la destruction d'une chaîne de montagnes. Les étapes successives sont le rifting continental qui consiste en une fracturation au sein d'un domaine continental stable, puis l'océanisation avec la mise en place d'une lithosphère océanique entre les blocs continentaux, la fermeture de ce domaine océanique par subduction océanique, puis la rencontre des lithosphères continentales et la formation des chaînes de montagnes lors de la collision continentale, et enfin l'effondrement de cette chaîne de montagnes (cf. figure 4 de Il ne faut pas confondre granite et granite). Il faut bien comprendre que c'est un modèle, très discuté et très discutable mais qui permet de replacer des évènements géologiques locaux dans des évènements plus globaux.