Article | 14/04/2023
La côte picarde – Les Bas-Champs de Cayeux (Somme), une zone façonnée par la dérive littorale
14/04/2023
Résumé
Bas-champs, poldérisation et risque de submersion. Galets et dérive littorale : formation, évolution et utilisation des galets de silex.
Table des matières
- Introduction
- La formation des bas-champs : un évènement récent ayant une double origine, naturelle et anthropique
- La dérive littorale et la migration vers le Nord des galets de silex
- Les bas-champs face au risque de submersion : l'exemple de la tempête de 1990
- Les stratégies destinées à limiter la vulnérabilité de la zone des bas-champs
- Une ressource minérale économiquement importante : les galets de silex
- Conclusion
- Orientations bibliographiques
Cet article fait partie d'une série consacrée au littoral picard, qui propose de s'intéresser dans un premier temps à l’extrémité septentrionale de la falaise de craie au niveau de la ville d'Ault et aux risques associés à l'érosion, puis à la structure des Bas-Champs du Vimeu (ou de Cayeux), véritables polders gagnés sur la mer (cet article), et enfin à la Baie de Somme et à sa dynamique sédimentaire.
Introduction
L'article précédent (Les falaises d'Ault (Somme), une illustration des risques associés à l'érosion) se terminait par le constat que la zone située entre Ault et Le Tréport, qui marque la terminaison septentrionale des falaises vives normandes et picardes, présente un bilan sédimentaire négatif suite aux différents aménagements construits pour limiter l'érosion des falaises. Cet article propose de s'intéresser à la zone localisée au Nord de la ville d'Ault : les Bas-Champs de Cayeux (ou du Vimeu). Cette zone de faible altitude (4 mètres en moyenne), d'une cinquantaine de kilomètres carrés, est délimitée par un cordon de galets à l'Ouest, par la falaise morte à l'Est et par le chenal de la Somme au Nord. C'est à Onival (quartier situé au Nord de la ville d'Ault) que se termine la falaise vive (dont le pied est battu par la mer). Elle se prolonge par une falaise morte (déconnectée de la mer) à l'intérieur des terres.
La formation des bas-champs : un évènement récent ayant une double origine, naturelle et anthropique
Un contrôle par la tectonique et la dynamique sédimentaire
La structure des bas-champs prend sont origine à la fois dans des phénomènes naturels récents (quaternaires) et dans l'aménagement du territoire dès le XVIIe siècle.
Dans la région des Bas-Champs de Vimeu (ou de Cayeux), deux failles permettent d'expliquer un effondrement de la plaine picarde vers le Nord-Ouest, avec un jeu cumulé vertical de l'ordre de quelques dizaines de mètres : la faille de Saint-Valery et la faille de Mers-l'Amboise, qui présentent une direction structurale Nord-Est / Sud-Ouest. Elles auraient joué au Crétacé supérieur et au Tertiaire pour être réactivées au Quaternaire.
Les sondages menés dans les années 1970 ont montré que l'altitude du toit de la craie décroit depuis la falaise morte (quelques mètres au-dessous du niveau de la mer) vers le large (−25 m d'altitude aux alentours de la ville de Cayeux-sur-Mer). Il aurait probablement existé, lors de la dernière période glaciaire, une ancienne plateforme d'érosion, sensiblement similaire à celle actuellement visible au pied des falaises d'Ault à marée basse (voir l'article précédent Les falaises d'Ault (Somme), une illustration des risques associés à l'érosion), à cette différence près qu'elle aurait été parsemée d'écoulements fluviatiles.
La stratigraphie des bas-champs a été étudiée grâce à quelques forages réalisés dans les années 1970. L'un deux, creusé à proximité de Cayeux-sur-Mer et particulièrement documenté, montre que le toit de la craie santonienne (86 à 83 Ma) est surmontée de silts parsemés de niveaux tourbeux d'eau douce. Le plus ancien niveau de tourbe, identifié à 10 mètres d'altitude (ce qui correspond à 14 mètres de profondeur) est daté à 7500 a BP ; juste au-dessus de ce niveau de tourbe, des fossiles de gastéropodes d'eau douce (Bythinia sp.) ont été retrouvés. Les niveaux silteux supérieurs contiennent des fossiles de Scrobicularia plana, mollusque bivalve lamellibranche caractéristique du domaine marin. Enfin, des sables caractéristiques de la zone intertidale, plus récents que 5500 a BP, recouvrent les silts. La succession des dépôts ainsi que les indices paléontologiques retrouvés dans ce sondage permettent d'envisager une transition progressive d'un milieu fluviatile vers une zone d'estuaire. La zone des Bas-Champs de Cayeux aurait alors été témoin de la remontée graduelle du niveau marin au cours de l'Holocène.
Source - © 2022 Modifié d'après N. Beun et P. Broquet, 1980 [8] | Source - © 2022 Nelson Pain, d’après la carte géologique de Saint-Valery-sur-Somme / Eu à 1/50 000 et les données de N. Beun et P. Broquet, 1980 [8] |
C'est à partir de 2 500 a BP qu'un cordon de galets de silex s'édifie à partir d'Ault-Onival sur l'estran sableux. Les causes de la localisation de ce point d'attache ne sont pas clairement élucidées, même si des facteurs tectoniques, géomorphologiques et des conditions hydrodynamiques particulières (comme la position du fleuve Somme) auraient pu jouer. Les galets proviennent de l'érosion des falaises vives, et transitent statistiquement vers le Nord en raison de la dérive littorale (voir section suivante).
La poldérisation à partir du XVIIe siècle
Dès le XVIIe siècle, on tente de soustraire des terres à l'influence marine à l'aide de digues, appelées renclôtures. La plus ancienne clairement identifiée date de 1625 et se trouve au Nord de la zone des bas-champs ; les suivantes s'échelonnent entre le XVIIe et le XVIIIe siècle. À partir de la deuxième moitié du XVIIIe siècle, sont organisés des travaux de grande ampleur qui visent à colmater le chenal qui permettait la connexion du Hâble d'Ault, zone située au Sud des bas-champs, avec la mer. Les eaux de surface ont naturellement tendance à circuler de la zone Nord-Est des bas-champs, vers le secteur Sud-Est (le Hâble d'Ault était l'exutoire de ces eaux, guidées par des canaux créés par les propriétaires fonciers des terrains du secteur) ; la création des canaux de Cayeux et de Brutelles-Lanchères permit de drainer l'eau (qui est dirigée désormais vers la baie de Somme) et d'assécher la terre.
Cette poldérisation (endiguement et assèchement de marais littoraux), qui s'acheva au XIXe siècle, rendit possible l'agriculture dans les bas-champs, dont le nom renvoie à la fois à la topographie (zone de faible altitude gagnée sur la mer, de manière analogue aux Pays-Bas) et la culture, majoritairement des plantes fourragères.
Ainsi, la zone des bas-champs picards est un milieu qui a été façonné par la conjonction de facteurs naturels et anthropiques.
La dérive littorale et la migration vers le Nord des galets de silex
Mise en évidence et quantification du déplacement des galets le long de la flèche littorale
Les galets de silex proviennent de l'érosion des falaise normandes et picardes et édifient un cordon, qui forme une flèche littorale s'étendant sur une quinzaine de kilomètres depuis le point nodal d'Ault-Onival jusqu' à l'entrée de la Baie de Somme (direction globale N15 à N25). Le trait de côte associé à ce cordon littoral formé par les galets de silex, qui reposent sur des sables marins, présente une variabilité spatiale. De manière qualitative, des cartes et photographies aériennes anciennes, comparées à des photographies aériennes actuelles, attestent du déplacement du cordon au cours du temps. Depuis le XIXe siècle, un engraissement remarquable du cordon s'est produit vers le large au niveau de Cayeux-sur-Mer et au Nord de cette ville, tandis que le secteur situé entre Ault et Cayeux-sur-Mer ne semble pas avoir migré latéralement de manière notable, voire a eu tendance à être érodé. Enfin, le poulier (partie terminale de la flèche littorale en forme de crosse) semble avoir progressé d'une centaine de mètres depuis deux siècles vers le Nord-Est.
Source - © 2011 J. Bastide [4], fond photographique aérien Ortholittorale
Ainsi, trois grandes zones peuvent être décrites le long du cordon de galet : une zone d'érosion depuis Ault jusqu'à Cayeux-sur-Mer (recul de l'ordre de moins d'un mètre par an), une zone d'apparente stabilité en terme de dynamique sédimentaire au niveau de la ville de Cayeux-sur-Mer (fulcrum, qui désigne le point de pivotement de la flèche littorale en terme de bilan sédimentaire), et, enfin, un secteur de forte accumulation depuis le Nord de Cayeux-sur-Mer jusqu'à la Pointe du Hourdel, où se trouve le poulier.
La vitesse moyenne de déplacement des galets le long de la flèche littorale, estimée à la fois par le suivi de certains galets grâce à des traceurs (182Ti) et des bilans volumétriques, est comprise entre 2 et 5 mètres par an au Nord de Cayeux-sur-Mer ; elle est beaucoup plus réduite au Sud de la ville, en raison notamment des aménagements anthropiques réalisés dans cette zone à partir des années 1990.
Les processus à l'origine de la migration des galets : houle, marées et tempêtes
Les galets se déplacent le long de la flèche littorale grâce à la conjonction de trois phénomènes.
Le premier phénomène est la houle, mouvement ondulatoire de la mer provoqué par le frottement du vent sur la surface. La houle est influencée par la force et la durée d'action du vent, et par le fetch, qui désigne la distance en mer sur laquelle un vent souffle sans rencontrer d’obstacle. Les vents dominants sont orientés Sud-Ouest / Nord-Est dans la Manche, entre le Pas-de-Calais et la Baie de Seine (IFREMER, 2012, Caractéristiques et état écologique - Manche et mer du Nord). La direction des vents conditionne la direction de la houle : celle-ci progresse en surface avec un angle de 45° vers la droite (dans l’hémisphère Nord) par rapport au sens du vent, selon le transport d’Ekman (pour comprendre ce concept, se référer, par exemple, à la conférence Mouvements des enveloppes fluides. Le long de la côte picarde, les vagues arrivent avec une direction du Sud-Ouest vers le Nord-Est, et les sédiments sont donc charriés selon une direction Ouest / Est (en répondant aux domaines définis par le diagramme de Hjulström (voir, par exemple, l'article Les galets mous de la molasse miocène de Saint-Fons (Rhône), comparaison avec leurs équivalents actuels dans les slikkes pour plus de détails). Ainsi, les vagues, qui viennent déferler le long des côtes et qui entrainent des sédiments, permettent la progression de ceux-ci avec un certain angle par rapport à la côte, grâce au jet de rive. La nappe de retrait de la vague, déterminée par la ligne de plus grande pente, entraine les sédiments perpendiculairement au trait de côte. Le transport global des sédiments est donc orienté vers le Nord-Ouest le long de la côte. Le transport des sédiments résultant du jet de rive et de la nappe de retrait est appelé en anglais le beach-drift, et permet d'expliquer la migration des galets le long de la flèche littorale des bas-champs (voir Figure 17, et l'article Géologie et aménagement du territoire, un exemple d'échec : l'aménagement de l'estuaire de la Slack (Pas de Calais) pour une situation analogue un peu plus au Nord de la Baie de Somme). La dérive littorale au sens strict (longshore drift en anglais) traduit le courant marin qui circule parallèlement au trait de côte. En français, la dérive littorale au sens large englobe à la fois le transport global des sédiments sur la plage (beach-drift) et le courant marin situé au large, parallèle à la côte (longshore drift).
Source - © 2021 Ducthoceanographer – CC BY-SA 4.0 |
Le deuxième facteur influençant la migration des galets est la marée. La côte picarde est un environnement macrotidal, c'est-à-dire que le marnage (différence de niveau entre une pleine mer et une basse mer consécutives) est de l'ordre d'une dizaine de mètres (pour un rappel sur les phénomènes de marée et le vocabulaire associé, on pourra, par exemple, se référer à l'article Le Mont-Saint-Michel et sa baie, au rythme des marées). Lors de la marée basse, la mer n'atteint pas le cordon, et donc ne permet pas le déplacement des galets. C'est uniquement à marée haute qu'ils sont transportés par la houle (et cela provoque le roulis, bruit caractéristique associé au déplacement des galets).
Enfin, le troisième et dernier facteur est d'ordre météorologique : ce sont les tempêtes. Les forts vents, qui entrainent une houle intense, combinés à une diminution de pression atmosphérique qui provoque une élévation de la surface de la mer (environ 1 cm par hectopascal en moins), sont susceptibles d'augmenter le transferts sédimentaire vers le Nord, notamment des galets (jusqu'à 14 m/jour, à comparer aux 2 à 5 mètres par jour en moyenne).
Les bas-champs face au risque de submersion : l'exemple de la tempête de 1990
La poldérisation qui résulte des actions anthropiques a été occasionnellement remise en cause par les phénomènes météorologiques. Au cours du dernier siècle, une demi-douzaine d'évènements ont entrainé des submersions plus ou moins importantes dans les bas-champs, dont la plus considérable a été celle de 1990.
Du 26 au 28 février 1990, des conditions météorologiques exceptionnelles se combinent et permettent aux vagues de dépasser le sommet du cordon de galets au niveau du Hâble d'Ault. Des vents d'une centaine de kilomètres par heure avec une direction Ouest à Sud-Ouest sont enregistrés, et des rafales jusqu'à 150 kilomètres par heure soufflent sur la côte. De plus, les coefficients de marées sont relativement forts (108 – le maximum théorique étant 120). La dépression, avoisinant les 980 hPa et dont le centre est localisé sur les iles britanniques, entraine une élévation de la surface topographique marine d'une trentaine de centimètres.
La conjonction de ces paramètres occasionne une surcote (dépassement du niveau de la mer par rapport à la moyenne) d'un peu moins d'un mètre, avec des estimations de vagues dépassant les 5 mètres. Certaines vagues dépassent le haut du cordon, l'arasent et permettent à l'eau de pénétrer à l'intérieur des terres. L'écluse du canal de Cayeux, située en arrière du cordon, cède dans la nuit du 26 au 27 février. À l'aval, la vanne située après jonction entre le canal de Cayeux et celui de Brutelles-Lanchères, au Nord des bas-champs (voir Figure 8), est fermée pour éviter que l'eau ne pénètre à marée haute. Les eaux s'accumulent donc en arrière du cordon de galets, à l'amont, dans la zone du Hâble d'Ault, ce qui provoque dans la nuit du 2 au 3 mars 1990 la rupture du cordon sur une centaine de mètres de longueur. Les eaux s'écoulent vers la mer. La connexion entre la mer et les bas-champs est rétablie pendant quelques heures, comme avant les travaux du XVIIIe siècle qui avaient permis d'isoler la zone de l'influence marine. Les marées hautes des jours suivants engendrent la pénétration des eaux à l'intérieur des terres. La brèche est rapidement colmatée par des engins quelques jours après son ouverture. Outre le rôle des conditions météorologiques et océanographiques, la rupture du cordon de galets s'explique également par la géométrie du cordon : il est relativement fin au niveau du Hâble d'Ault, par rapport à la zone au Nord de Cayeux. Enfin, le ramassage de galets pour l'industrie dans le secteur situé entre Ault et Cayeux (voir plus loin) a eu pour effet d'affaiblir la structure du cordon.
Les conséquences de la tempête de 1990 sont multiples : inondation d'environ 25 km² de terres cultivables, salinisation des terres, déplacement des habitants des villes à l'Est de Cayeux, destruction d'un camping et mort d'un cheptel ovin et porcin. Outre le “gypsage” des terres, réalisé afin de les désaliniser (épandage de gypse, de formule CaSO4.2H2O, dont le calcium peut se substituer au sodium par échange cationique, ce qui a pour conséquence de réduire la salinité des terres, le sodium étant toxique pour les cultures), des travaux de grande ampleur ont été entamés à la suite de cet évènement dans le but de consolider le cordon. À partir du début des années 1990, les politiques publiques s'orientent vers une défense acharnée contre la mer, à travers des aménagements du cordon.
Les stratégies destinées à limiter la vulnérabilité de la zone des bas-champs
Dès les années 1960, des aménagements sont proposés afin de ralentir le trajet des galets le long de la flèche littorale et de réduire l'érosion. Le déficit sédimentaire constaté associé aux aménagements à l'amont (voir l'article précédent Les falaises d'Ault (Somme), une illustration des risques associés à l'érosion) provoque une érosion du cordon dans la partie Sud du trait de côte des bas-champs. Entre 1960 et 1986, une cinquantaine d'épis sont édifiés le long du cordon de galets, entre Ault-Onival et le Hâble d'Ault. Ces structures d'une centaine de mètres de long, construites en béton recouvrant une assise de palplanches en acier, sont orientées perpendiculairement au trait de côte et renforcées d'une armature d'acier. Les épis ont pour rôle de ralentir le déplacement des galets le long du littoral.
Après la submersion de 1990, 25 nouveaux épis sont construits du Hâble d'Ault jusqu'au Sud de Cayeux-sur-Mer, et les anciens épis sont reconstruits ou restaurés. En effet, ils sont continuellement détériorés par le déplacement des galets (abrasion à marée haute majoritairement), et par l'eau de mer qui provoque la corrosion de l'armature métallique lorsque celle-ci est apparente. En 2014, 25 épis supplémentaires sont construits à la hauteur de la ville de Cayeux-sur-Mer (ArcelorMittal) pour un budget de 18 millions d'euros, ce qui porte à une centaine le nombre d'épis qui s'échelonnent entre Ault-Onival et Cayeux-sur-Mer.
Cette stratégie va de pair avec un rechargement régulier du cordon en galets au Sud des bas-champs puisque le secteur Sud des bas-champs est une zone d'érosion (déficit sédimentaire dû aux aménagements en amont de la cellule sédimentaire). Il y est donc nécessaire de réapprovisionner constamment le cordon avec des galets provenant de l’arrière de la digue ou de la Pointe du Hourdel, sans quoi les assauts répétés de la mer l'affaiblirait. Entre 1973 et 1990, 420 000 m³ de galets ont été apportés entre Ault-Onival et le Hâble d'Ault. Entre 1990 et 1994, ce sont 660 000 m³ de galets qui ont été déversés. À partir de 1995, la politique de rechargement faisait état de 20 000 m³ par an. Le dernier rechargement massif en date a été réalisé en mars 2022 au niveau de la ville de Cayeux-sur-Mer.
Au vu de l'énergie dépensée et des couts d'aménagements (publics) nécessaires au maintien du trait de côte, la question qui se pose est celle des enjeux qui conduisent à défendre coute que coute cette région face à la mer. Ils sont de nature variée : citons les activités agricoles (cultures fourragères), cynégétiques (la chasse étant pratiquée en Baie de Somme et dans les bas-champs) et industriels (galets de silex). Le territoire des Bas-Champs de Vimeu présente en outre un fort intérêt écologique (site de reproduction régional du butor étoilé et de deux espèces de gravelot, présence de plantes rares et protégées telles que l'orchis négligé). Enfin, et plus que les intérêts précédents, c'est surtout la protection des bâtiments et des habitants de cet espace qui représente l'enjeu majeur de la protection du littoral.
Même si les stratégies politiques actuelles sont davantage tournées vers le maintien du trait de côte malgré la hausse progressive du niveau marin qui menace la zone à long terme, des réflexions ont été engagées, il y a une dizaine d'années, autour d'une dépoldérisation du Hâble d'Ault. Une « étude de faisabilité de dépoldérisation partielle et éventuelle » proposait un scénario visant à ouvrir une brèche dans la digue sur une largeur de 440 mètres, afin de redonner un caractère maritime à la zone.
Une ressource minérale économiquement importante : les galets de silex
L'origine, l'extraction et les utilisations des galets de silex dans l’industrie
L'article précédent (Les falaises d'Ault (Somme), une illustration des risques associés à l'érosion) précisait l'origine des galets de silex qui forment la flèche littorale délimitant la zone des bas-champs : il s'agit des nodules rencontrés au sein des falaises vives. Ces rognons de silex libérés au pied des falaises lors d'un épisode d'éboulement de celles-ci sont transportés statistiquement vers le Nord par les courants marins. Les rognons enchâssés dans la craie, initialement sub-anguleux, s'arrondissent progressivement au gré des chocs liés au transport. Comme les cellules hydro-sédimentaires sont relativement peu “poreuses” le long du littoral, les galets qui se retrouvent au pied des falaises vives picardes (depuis le Nord de la ville du Tréport, en Seine-Maritime, jusqu'à Ault) sont ceux qui sont destinés à arriver sur la flèche qui cerne les bas-champs, et à migrer le long de la digue, pour atteindre un jour le poulier. Il est intéressant de noter que la ville de Cayeux-sur-Mer tire son nom de Cayeu (Nègre, 1991, Toponymie générale de la France, tome 1, p.252 ), qui signifie “caillou”, très probablement en référence aux galets qui forment la digue qui protège la ville.
L'exploitation des galets de silex existe depuis le milieu du XIXe siècle sur le cordon littoral des bas-champs. Ils sont prélevés à la main à la fois sur la côte (55 tonnes par an – site internet de Cayeux-sur-Mer), où les pelles mécaniques ont remplacé les hottes et les mulets pour le transport, mais également sur d'anciens cordons au niveau du Hourdel (250 tonnes par an). Actuellement, quatre entreprises exploitent les galets de silex, et emploient directement une petite centaine de personnes. Les exploitants ont le devoir de participer au rechargement périodique de la flèche littorale, notamment dans la zone comprise entre Ault et Cayeux. Ce rechargement s'oppose à une exploitation du galet sur le long terme : en effet, la taille des galets diminue le long de la flèche littorale. Les galets prélevés, soit en arrière de la digue, soit directement sur le cordon au niveau du poulier, et qui sont déversés entre Ault et Cayeux-sur-Mer, ont pour destin une diminution inexorable de taille, en lien avec les chocs qu’ils subissent.
Les galets de silex sont très purs (plus de 98 % de silice), relativement durs (7 à 8 sur l'échelle de Mohs), et présentent une inertie chimique vis-à-vis des acides et des bases, ce qui leur permet d'être utilisés pour des applications variées. Historiquement, ils étaient exportés à l'étranger à destination de potiers britanniques, qui utilisaient la poudre issue de la calcination des galets pour améliorer la blancheur et la solidité de certaines céramiques. La calcination, réalisée aux alentours de 1600°C, permet la formation de cristobalite, un polymorphe de haute température du quartz (Figure 34). D'autres usages sont apparus au cours du XXe siècle : la « farine » de cristobalite peut être utilisée dans certaines peintures routières et dans des revêtements de chaussée. D'autre galets sont portés à 900°C et sont employés comme granulats dans le béton et dans des enrobés clairs. Enfin, des galets non calcinés peuvent servir de charge de broyage.
Source - © 2023 Nelson Pain, d'après AlexStrekeisen
Les galets de silex comme matériau local de construction
Les galets de silex ont aussi été utilisés en tant que matériau de construction. L'église Saint-Pierre d'Ault, par exemple, datée du XIIIe siècle, a été construite en damier de pierres blanches et de galets de silex. C'est également le cas de l'église Saint-Martin de Saint-Valery-sur-Somme, et d'autres bâtiments plus modestes de la picardie martime.
Conclusion
La zone des bas-champs picards a été façonnée à la fois par des processus naturels et des aménagements anthropiques, qui ont eu tendance à soustraire les terres à l'influence marine. Les épisodes météorologiques extrêmes rappellent aux habitants que cette région est vulnérable face au risque de submersion. Une stratégie de défense contre la mer s'est progressivement mise en place, notamment à la suite de la tempête de 1990 qui a provoqué d'importantes inondations. Malgré tout, le cordon littoral constitué de galets représente une ressource minérale exploitée.
Le prochain article propose de s'intéresser à la zone qui jouxte les bas-champs au Nord : la Baie de Somme. La dynamique sédimentaire dans cette zone provoque un comblement progressif, que les humains tentent de contrer.
Remerciements
Merci à Alexandre Aubray, Maxime Henriquet et Cyril Langlois pour leur relecture et leurs suggestions qui ont permis d’enrichir cet article.
Orientations bibliographiques
Ouvrages
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A.-É. Paquier, F. Desmazes (coord.), 2022. Littoral : géologie, évolution et risques (Dossier), Géochronique, 164, 23-56 [présentation du dossier]
F. Verger, 2009. Zones humides du littoral français, Éditions Belin, 448p. ISBN 978-2-7011-5201-1
Articles scientifiques
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J. Bastide. E. Anthony, F. Dolique, 2005. Le littoral des Bas-Champs (Picardie, France) soumis aux risques perpétuels d'inondation, The Fourth Inter-Celtic Colloquium on Hydrology and Management of Water Resources, 15p.
V. Bawedin, 2007. Les inondations de 1990 : l'occasion manquée d'une dépoldérisation spontanée ?, in Les Bas-Champs picards : enjeux entre terre et mer, J.-M. Hoeblich (dir.), 85-87
V. Bawedin, J.-M. Hoeblich, 2006. Les Bas-Champs de Cayeux (Somme, France) : vers une gestion intégrée ?, Vertigo, 7, 3
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Sites et documents web
Site de Jacques Beauchamp, ancien professeur à l’Université de Picardie Jules Verne, qui a notamment travaillé sur les secteurs étudiés dans cet article (voir sa présentation de la Baie de Somme)