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Article | 25/04/2018

Sans dessus dessous, un roman méconnu de Jules Verne

25/04/2018

Étienne Ghys

ENS de Lyon - Unité de mathématiques pures et appliquées

Yves Gomas

Univ. Claude Bernard (Lyon 1) - S2HEP

Olivier Dequincey

ENS de Lyon / DGESCO

Résumé

Connaissant les mouvements "naturels" de l'axe de la Terre (précession, inclinaison), voyons comment Jules Verne a imaginé une entreprise destinée à déplacer "artificiellement", et instantanément, le pôle de rotation de la planète.


Transcription par Yves Gomas de la présentation d'Étienne Ghys du 07 décembre 2015 à l'ENS de Lyon, donnée dans le cadre du cours pluridisciplinaire des écoles doctorales EPIC, PHAST et INFOMATH intitulé La Terre, sa forme, sa rotation, ses marées - Morceaux choisis mathématiques, géophysiques et historiques.

Le roman

Paru en 1889, le roman de Jules Verne Sans dessus dessous ne s'adresse pas au même lectorat que ceux qui ont fait précédemment le succès de l'auteur. Des héros plutôt sympathiques dans deux autres ouvrages deviennent des personnages odieux, et finalement ridicules.

"Sans dessus dessous", Jules Verne

En 1865 (De la Terre à la Lune) puis 1869 (Autour de la Lune), Jules Verne avait imaginé d'envoyer vers la Lune un boulet de canon emportant trois passagers. L'initiative de l'expédition revenait à des américains, membres du Gun Club, dont l'ingénieur Barbicane et l'artilleur-calculateur Maston.

Vingt ans plus tard, les mêmes personnages s'ennuient un peu et veulent se lancer dans une nouvelle aventure. Ils réussissent à acheter tout l'Arctique, au-delà du 80ème parallèle, en étant certains d'y trouver des terres émergées, du charbon en abondance, et d'autres richesses minières. Pour exploiter facilement ces ressources, « il suffit » de faire fondre la glace… C'est dans ce but que les membres du Gun Club prévoient tout simplement de déplacer le pôle de 23°28', et de créer un nouvel axe de rotation de la Terre perpendiculaire au plan de l'écliptique.

Pour écrire ce roman, Jules Verne a collaboré avec l'un de ses amis, qu'il a rémunéré pour son travail, Albert Badoureau (1853-1923) qui était major de Polytechnique, ingénieur des Mines, et bon mathématicien. Toute la correspondance entre les deux hommes a été conservée. Dans le livre, le personnage de ce mathématicien français s'appelle Alcide Pierdeux (et ce « π r2 » n'est pas le seul jeu de mots médiocre de l'ouvrage !).

Un livre étonnant

Par rapport aux autres romans de Jules Verne, ce livre présente de nombreux éléments très surprenants.

Les savants sont présentés comme totalement irresponsables, méprisants pour la nature et l'environnement en général, et plus encore pour les populations nombreuses qui seront inévitablement victimes des conséquences de leurs projets.

D'autre part, il existe un seul personnage féminin dans l'histoire, et sa présence permet à Jules Verne d'attribuer à Maston des propos misogynes dès le premier chapitre.

– Ainsi, monsieur Maston, vous prétendez que jamais femme n'eut été capable de faire progresser les sciences mathématiques ou expérimentales ?

– À mon extrême regret, j'y suis obligé, mistress Scorbitt, répondit J.-T. Maston. Qu'il y ait eu ou qu'il y ait quelques remarquables mathématiciennes, et particulièrement en Russie, j'en conviens très volontiers. Mais, étant donnée sa conformation cérébrale, il n'est pas de femme qui puisse devenir une Archimède et encore moins une Newton.

– Oh ! monsieur Maston, permettez-moi de protester

[…]

– Allons, je vois bien que vous nous déniez toute aptitude pour les hautes spéculations...

– Toute aptitude ?... Non, mistress Scorbitt. Et, cependant, je vous ferai observer que, depuis qu'il y a des habitants sur la Terre et des femmes par conséquent, il ne s'est pas encore trouve un cerveau féminin auquel on doive quelque découverte analogue a celles d'Aristote, d'Euclide, de Kepler, de Laplace, dans le domaine scientifique.

– Est-ce donc une raison, et le passé engage-t-il irrévocablement l'avenir ?

– Hum ! ce qui ne s'est point fait depuis des milliers d'années ne se fera jamais... sans doute.

– Alors je vois qu'il faut en prendre notre parti, monsieur Maston, et nous ne sommes vraiment bonnes...

– Qu'à être bonnes ! répondit J.-T. Maston.

À noter que Badoureau s'est offusqué de la première version de l'introduction de Jules Verne, et lui a signalé l'existence de Sofia Kovalevskaïa. C'est pour cela que Maston mentionne une mathématicienne russe… mais l'idée générale n'est pas changée (les femmes n'ont qu'un rôle marginal dans l'œuvre de Jules Verne, sur ses 71 romans, un seul, Mistress Branican (1891), a pour personnage principal une femme).

Quant à Mistress Scorbitt, son rôle dans l'histoire est double : c'est sa fortune personnelle qui sert à financer l'opération envisagée, et c'est son intervention qui est la cause involontaire de l'échec final. En effet, elle téléphone à deux reprises à Maston (dont elle est amoureuse) en plein orage. Le mathématicien vient juste de commencer à calculer les caractéristiques d'un gigantesque canon, dont le recul fera changer l'axe de la Terre. Il est dérangé dans son travail et commotionné par une décharge de foudre tombée sur la ligne téléphonique. Son tableau tombe et un nombre écrit à la craie est partiellement effacé. Quand il reprend ses calculs, il manque trois zéros… Après élévation à la puissance quatre, le résultat final sera erroné d'un facteur 1012. Mais ni Maston ni ses collègues ne s'en aperçoivent, et le projet de déplacement du pôle est lancé.

L'artilleur-calculateur Maston en plein calcul

Un projet aux effets catastrophiques

L'effet cherché est le déplacement du pôle : il supprimera les saisons, et amènera les glaces arctiques à une latitude suffisamment basse pour qu'elles puissent fondre. Mais d'autres effets sont prévisibles : le déplacement du bourrelet océanique causé par la force centrifuge, et les changements d'altitude des terres émergées. Notons au passage que Badoureau raisonne comme si la forme de la Terre, parfaitement rigide, ne devait pas être modifiée par le changement d'axe de rotation. Il calcule que les variations de niveau pourront atteindre jusqu'à 8415 m. Certaines régions habitées du monde vont être submergées, et d'autres élevées à une hauteur qui empêchera la respiration. Badureau a tracé les changements prévus sur un globe terrestre, et Jules Verne explique avec beaucoup de détails la localisation de ces cataclysmes.

Le globe de Badoureau

Figure 3. Le globe de Badoureau

Globe ayant appartenu à Jules Verne et annoté par son ami Albert Badoureau.


Le lecteur apprend ensuite qu'un canon a été construit « à une hauteur de cent pieds », à la base du Kilimandjaro. C'est un tunnel horizontal de 27 m de diamètre et de 600 m de longueur, dont l'intérieur est revêtu de fonte bien lisse. Le boulet de 180 000 tonnes, en fonte, doit être éjecté à 2 800 km/s. La charge propulsive est formée de 2000 tonnes de « méli-mélonite », super-explosif inventé par Jules Verne pour la circonstance. L'engin est mis à feu à la date et à l'heure prévue, la province est dévastée par le souffle… mais il ne se passe rien de perceptible dans le reste du monde. L'axe de la rotation terrestre n'a pas changé.

Le tunnel du Kilimandjaro

Heureux dénouement

Évidemment, le monde entier se moque des responsables de cette aventure. Alcide Pierdeux communique aux journaux une explication : dans ses calculs, Maston a pris 40 000 m pour la circonférence terrestre, au lieu de 40 000 km. Le pôle n'a été déplacé que de 3 millièmes de millimètre, il aurait fallu mille milliard (1012) de canons pour obtenir l'effet désiré.

Matson se souvient des circonstances dans lesquelles il a commis cette erreur, et réalise que c'est la faute de Mrs Scorbitt : « Quelle secousse reçut la malheureuse femme, lorsque J.-T. Maston dut lui dire dans quelles circonstances s'était produite l'erreur !... Oui !... elle était la cause de ce désastre !... C'était par elle que J.-T. Maston se voyait déshonoré […] ».

Cela n'empêche pas Mrs Scorbitt et Maston de se marier, et l'histoire se termine par ce paragraphe rassurant : « Il semble donc que les habitants du globe peuvent dormir en paix. Modifier les conditions dans lesquelles se meut la Terre, cela est au-dessus des efforts permis a l'humanité. Il n'appartient pas aux hommes de rien changer a l'ordre établi par le Créateur dans le système de l'Univers ».

Quelques remarques

Le livre a été publié avec un « chapitre supplémentaire, dont peu de personnes prendront connaissance ». Cette partie est présente dans la première édition, numérisées sur Gallica, mais elle est supprimée dans la plupart des éditions ultérieures. C'est le seul ouvrage de Jules Verne qui soit accompagné d'un appendice mathématique copieux, comportant une vingtaine de pages avec schémas et calculs. Les explications sont rédigées par Albert Badoureau, qui détaille le calcul de l'effet du tir sur la rotation de la Terre et sur le déplacement du pôle. Ses résultats ont été indiqués ci-dessus : le pôle ne serait déplacé que de 3 micromètres par le tir, il aurait fallu transférer une quantité de mouvement 1012 fois plus grande pour obtenir l'effet recherché[1].

Il serait fastidieux de faire la liste des invraisemblances et des erreurs contenues dans ce roman. Signalons particulièrement deux erreurs d'Albert Badureau.

- Il affirme que le boulet, suffisamment éloigné de la Terre pour que l'attraction de celle-ci devienne négligeable, « décrit une conique autour du Soleil, comme une nouvelle planète ». Or la vitesse indiquée (2 800 km/s) est très largement supérieure à la vitesse hyperbolique dans le système solaire. Le boulet ne peut donc pas rester en orbite autour du Soleil.

- Il raisonne comme si la Terre était parfaitement rigide, ce qui est inexact. Si son axe de rotation changeait de façon notable, la Terre prendrait une nouvelle forme ellipsoïdale de révolution (sur les 21 km d'aplatissement du rayon polaire par rapport au rayon équatorial, environ un tiers de la déformation est élastique et donc instantanément "modifiable", le reste s'équilibrerait de manière visco-élastique selon les caractéristiques du manteau terrestre - comme pour le rebond post-glaciaire[2] - soit en 50 à 100 ka).

Dans ce roman, Jules Verne affiche des opinions antiféministes et réactionnaires assez courantes dans la bourgeoisie de son temps. Il se montre d'autre part très ironique et plutôt pessimiste : ses personnages sont prêts à faire n'importe quoi s'ils peuvent en tirer profit, et ils manquent totalement de réflexion sur les conséquences de leurs actes.

Bibliographie

Le roman et deux liens où trouver de nombreuses références d'ouvrages et d'articles.

Jules Verne, 1889. Sans dessus dessous, Bibliothèque d'Éducation et de Récréation, J. Hetzel et Cie, Paris - Versions numérisées sur Gallilca : pdf avec illustrations, ou pdf sans illustrations mais avec le « chapitre supplémentaire... » - Version pdf texte sans illustration auprès de la Bibliothèque électronique du Québec

Sans dessus dessous, ou la Terre désaxée, page personnelle de Jacques Crovisier sur le site de l'Observatoire de Paris

Jules et Albert à propos de Sophie dans Sans dessus dessous, article de Jacques Crovisier sur verniana.org (Jules Verne studies / Études Jules Verne)



[1] L'équipe du Gun Club a oublié un raisonnement basique en ordre de grandeur (raisonnement que nous ne prenons pas non plus toujours le temps de faire). Le rapport des diamètres entre le boulet et la Terre (27 / 12 000 000) est d'environ 10-6, et le rapport des masses d'environ 10-18. Ils sont de l'ordre des rapports de diamètre et de masse entre une bactérie et une automobile. Imagine-t-on à quelle vitesse il faudrait éjecter une bactérie d'une voiture pour faire dévier le véhicule de sa trajectoire !