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Article | 19/03/2020

Le “Colorado alsacien”, des roches multicolores de 225 millions d'années

19/03/2020

Quentin Boesch

Univ. de Strasbourg, École et Observatoire des Sciences de la Terre (EOST), Institut de Physique du Globe de Strasbourg (IPGS), CNRS-UMR-7516

Philippe Duringer

Univ. de Strasbourg, École et Observatoire des Sciences de la Terre (EOST), Institut de Physique du Globe de Strasbourg (IPGS), CNRS-UMR-7516

Olivier Dequincey

ENS de Lyon / DGESCO

Résumé

À l'occasion du chantier de construction d'une future installation hôtelière en Alsace, un splendide affleurement de marnes et d'argiles multicolores du Trias supérieur (Keuper) et de l'Éocène a été mis à jour en bordure du Fossé rhénan. Une belle occasion de revenir sur la position stratigraphique de ces formations, sur l'origine de ces couleurs en lien avec l'environnement de dépôt, et de mettre en évidence la tectonique de l'Éocène-Oligocène liée à la formation du Fossé rhénan.


L'affleurement de Voegtlinshoffen (Haut-Rhin)

Lors du creusement des fondations et des opérations de terrassement réalisées sur le site d'un futur hôtel (Loisium) à Voegtlinshoffen dans le Haut-Rhin, des argiles et des marnes multicolores du Trias supérieur et des marnes de l'Éocène ont été mises à jour sous les formations superficielles et les éboulis présents en surface. Cet affleurement éphémère, d'une bonne dizaine de mètres de hauteur, est situé dans les collines sous-vosgiennes en bordure Ouest du Fossé rhénan, à la limite entre les Vosges et la plaine d'Alsace. Géologiquement, l'affleurement est situé au cœur d'un champ de fractures et est adossé à l'une des failles bordières du Fossé rhénan : la faille de Marbach.

Photographie de l'affleurement de Voegtlinshoffen

Figure 1. Photographie de l'affleurement de Voegtlinshoffen

Les strates d'argiles et de marnes montrent un basculement vers l'Ouest. Elles sont colorées par divers oxydes de fer. Les deux mètres supérieurs sont constitués de formations superficielles en partie anthropisées par la construction de la piste.


Photographie de l'affleurement de Voegtlinshoffen

Figure 2. Photographie de l'affleurement de Voegtlinshoffen

Détail de la très large palette de couleurs notamment les teintes vertes, violettes et jaunes remarquablement développées ici, liées au degré d'oxydation du fer et à l'hydratation des minéraux contenant le fer.


Photographie de l'affleurement de Voegtlinshoffen

Figure 3. Photographie de l'affleurement de Voegtlinshoffen

Détail de la très large palette de couleurs notamment les teintes vertes, rouges et jaunes remarquablement développées et liées au degré d'oxydation du fer et à l'hydratation des minéraux contenant le fer.

Remarquez la faille normale qui abaisse le Keuper à gauche de l'image.


Photographie de l'affleurement et de sa palette de couleurs

Figure 4. Photographie de l'affleurement et de sa palette de couleurs

Détail de la très large palette de couleurs notamment les teintes rouges et jaunes remarquablement développées et liées au degré d'oxydation du fer et à l'hydratation des minéraux contenant le fer. Les teintes noires-violacées peuvent être liées à la présence d'oxydes de manganèse.


Photographie de l'affleurement et de sa palette de couleurs

Figure 5. Photographie de l'affleurement et de sa palette de couleurs

Détail des alternances chromatiques (jaunes, verts, bruns et une large palette de rouges) des strates d'argiles et de marnes du Keuper essentiellement liées au degré d'oxydation du fer et à l'hydratation des minéraux contenant le fer.


Vue générale de l'excavation, Keuper et Éocène

Figure 6. Vue générale de l'excavation, Keuper et Éocène

Les formations jaunes de l'Éocène au premier plan sont abaissées par rapport au Keuper présent à l'arrière-plan.


Photographie de l'affleurement, formations superficielles recouvrant le Keuper

Figure 7. Photographie de l'affleurement, formations superficielles recouvrant le Keuper

Détail de la partie supérieure de l'excavation montrant le contact avec les formations superficielles de 1 à 2 mètres d'épaisseur (principalement des éboulis, liés en partie à l'exploitation de la carrière de grès surplombant l'affleurement). Les formations du Keuper étaient masquées par ces formations superficielles et la carte géologique de la zone n'indiquait jusque-là que des « dépôts de versants et formations de solifluxion ». Cette excavation a permis de compléter la carte géologique.


Photographie de l'affleurement

Figure 8. Photographie de l'affleurement

Détail de la palette de couleurs rouges du Keuper.


Photographie de l'affleurement

Figure 9. Photographie de l'affleurement

Détail des alternances chromatiques (jaunes, vertes, brunes et une large palette de rouges) des strates d'argiles et de marnes essentiellement liées au degré d'oxydation du fer et à l'hydratation des minéraux contenant le fer. Le premier plan correspond à une formation de l'Éocène et l'arrière-plan au Keuper. Les deux parties sont séparées par une faille.


Vue générale de l'affleurement

Figure 10. Vue générale de l'affleurement

Vue générale montrant le pendage des couches vers l'Ouest. La structure en V est liée à la forme de l'excavation (équivalent du V dans la vallée formé par le tracé des couches sur une carte géologique).


Photographie d'ensemble de l'excavation

Figure 11. Photographie d'ensemble de l'excavation

Les formations du Keuper à droite sont en contact anormal par faille avec la série de couleur jaune uniforme datée de l'Éocène présente à gauche. Les blocs de roche présents dans les zones planes ont été ajoutés pour limiter l'embourbement des engins de chantier dans ces formations très argileuses.


Des roches multicolores de plus de 200 millions d'années

Position stratigraphique de l'affleurement

Les formations géologiques rencontrées sont composées d'une majorité d'argiles et de marnes avec quelques bancs carbonatés de calcaire dolomitique et de dolomie (Ca,Mg(CO3)2). Elles correspondent au Keuper moyen et notamment aux derniers mètres de la formation des Marnes Irisées Inférieures et de la partie inférieure et moyenne des Marnes Irisées Moyennes (voir figures 12 et 13 ci-dessous). Une analyse de détail a permis de reconnaitre le banc repère caractéristique de la base des Marnes Irisées Moyennes, à savoir la formation des Grès à Roseaux[1]. En termes d'âge, le Keuper correspond au Trias supérieur dans son faciès germanique. Ces formations sont attribuées à l'étage Carnien et sont datées d'environ 230-235 millions d'années. D'après les données des forages réalisés dans le centre du Fossé rhénan entre Rittershoffen et Sainte-Croix en Plaine (où le Keuper est entièrement conservé et non érodé, contrairement aux épaules du fossé), son épaisseur totale est d'environ 200 mètres. Les formations du Keuper sont visibles en de nombreux sites, en particulier en Lorraine dans l'Est du bassin de Paris, mais la qualité des affleurements se dégrade généralement très vite du fait de la forte teneur en argiles de ces formations. Cet affleurement est donc assez exceptionnel par sa qualité. Le seul affleurement équivalent encore visible se trouve dans la tranchée d'une route à Charmes (Lorraine) qui laisse entrevoir la quasi-totalité du Keuper moyen.

Toute la partie basse de l'affleurement mis à jour, de couleur jaune très uniforme (voir figures 9 et 11), est en contact avec les marnes irisées du Keuper par l'intermédiaire d'une faille. Cette formation est datée de l'Éocène (environ 40 Ma). Ce dépôt qui affleure de façon excessivement rare, signe les premières phases de remplissage de la gouttière rhénane dès le début de la formation du Fossé rhénan. Il pourrait être sub-contemporain ou juste postérieur aux calcaires lacustres de la formation des Calcaires de Bouxwiller (Lutétien) et précède de peu le développement des conglomérats côtiers qui signent la phase paroxysmale de l'effondrement du Fossé rhénan. Sur le site de Voegtlingshoffen, cette formation a livré de très nombreux fossiles de bois caractéristiques de la série.

Colonne stratigraphique simplifiée de la couverture sédimentaire des bordures du Fossé rhénan

Figure 12. Colonne stratigraphique simplifiée de la couverture sédimentaire des bordures du Fossé rhénan

L'étoile violette représente la position de la formation des Marnes Irisées du Keuper retrouvées sur le site. L'étoile de couleur jaune indique la position des formations datées de l'Éocène. Si l'épaisseur des formations du Keuper est relativement constante latéralement dans toute la région, celle de l'Éocène varie souvent de manière importante, surtout dans le sens allant des bordures vers le centre du Fossé rhénan,  avec de grandes variations de faciès.


Subdivisions lithostratigraphiques du Keuper

Figure 13. Subdivisions lithostratigraphiques du Keuper

L'encadré représente la position stratigraphique de l'affleurement. Celui-ci expose la partie terminale des Marnes Irisées Inférieures (les trois à quatre derniers mètres) et les deux tiers des Marnes Irisées Moyennes.


L'environnement de dépôt des marnes irisées du Keuper

L'abondance de faciès argileux associés à une large palette de couleurs ainsi que la présence de minéraux salins comme le gypse (présent sur d'autres affleurements) signent des environnements de vasières évaporitiques. Ces faciès sont associés parfois à des traces de végétaux et à toute une cohorte de faunes de milieux saumâtres comme les esthéries (crustacés communs formant des peuplements monospécifiques dans les milieux de conditions difficiles comme les environnements saumâtres à évaporitiques), les lingules (brachiopodes de milieux marins à saumâtres) ou les ostracodes (classe de crustacés aquatiques enfermés dans une coquille bivalve et pouvant résister à des mois de dessiccation). Les esthéries du Keuper sont d'ailleurs particulièrement abondants dans la partie sommitale des Marnes Irisées Inférieures mais ceux-ci n'ont pas été trouvés sur l'affleurement.

La présence de dolomie, souvent formée dans des contextes évaporitiques en domaine aquatique peu profond, confirme largement un environnement de dépôt soumis à une forte évaporation. En Lorraine, ces mêmes formations ont livré des constructions stromatolitiques, témoignant de la faible profondeur de l'eau. Par ailleurs, les faciès à lamines algaires souples montrant des traces de fermentations (de type bird's eye) sont assez habituelles dans ces milieux. Les faciès de dépôt de ce milieu de sédimentation peuvent être comparés en termes d'actualisme à des lagunes littorales de type sabkha/sebkha (lagunes de plaine côtière temporairement envahies par la mer) ou à des environnements de type playa (bassins continentaux fermés de type lacs éphémères, occupés par des eaux peu profondes souvent saumâtres ou sursalées).

Sur le site, une passée d'argile ligniteuse et la présence de reste de végétaux dans les marnes et argiles traduisent des apports de débris végétaux, ce qui indique une relative proximité de terres émergées. Enfin, des racines en position de vie (donc non transportées postérieurement à la vie des organismes) confirment l'existence d'une très faible tranche d'eau, voire d'une émersion temporaire du milieu durant cette période du Trias. Ce niveau particulier correspond à un paléosol.

L'environnement de dépôt était donc globalement calme, proche de terres émergées et occupé temporairement par des eaux peu profondes sujettes à évaporation, comme cela était très souvent le cas au Keuper. Cet environnement accueillait des argiles issues de l'altération continentale qui se déposaient pour former des vases. La communication limitée avec la mer par des seuils/détroits à ouvertures temporaires et le climat aride a été responsable d'un bilan fortement déficitaire en eau, ce qui favorisait la concentration des solutés et le dépôt de minéraux salins comme le gypse voire de sel gemme (présent et largement exploité en Lorraine). Cet environnement était sans doute analogue aux sabkha que l'on retrouve actuellement en Afrique du Nord (Maroc, Tunisie, Algérie) et ailleurs dans le bassin méditerranéen (cf. Empreintes anciennes de halite (pseudomorphoses) en Afrique du Sud et milieux actuels de sédimentation d'évaporites en Égypte et en Grèce). L'étendue de cet environnement évaporitique était cependant nettement plus importante au Keuper que dans ces analogues actuels puisqu'il couvrait à l'époque une grande partie de l'Europe (dont l'Est de la France, l'Allemagne…).

Quelques niveaux plus sableux traduisent épisodiquement des apports détritiques plus importants et un hydrodynamisme légèrement plus fort, notamment pendant l'épisode des Grès à Roseaux qui marque la mise en place d'un épisode fluviatile généralisé au milieu du Keuper.

Un possible équivalent actuel (à très petite échelle) de l'environnement de dépôt des Marnes Irisées du Keuper

Un possible équivalent actuel (à très petite échelle) de l'environnement de dépôt des Marnes Irisées du Keuper

Figure 17. Un possible équivalent actuel (à très petite échelle) de l'environnement de dépôt des Marnes Irisées du Keuper

Sabkha El Melah (asséchée) en 2001, Tunisie (image Landsat 7).

Remarquez les couleurs blanches liées au dépôt d'évaporites. Remarquez également la vitesse à laquelle le niveau d'eau peut changer dans la sabkha en comparant cette image à celle de 1987 (figure précédente).


Figure 18. Un possible équivalent actuel (à très petite échelle) montrant des faciès proches de l'environnement de dépôt des Marnes Irisées du Keuper

Sabkha El Melah (asséchée) en Tunisie. Les dépôts peuvent correspondre à des croûtes de sel gemme (halite) et de gypse.

Voir aussi, par exemple, Siwa (Égypte) et Naxos (Grèce) dans Empreintes anciennes de halite (pseudomorphoses) en Afrique du Sud et milieux actuels de sédimentation d'évaporites en Égypte et en Grèce.


L'environnement de dépôt dans son contexte géodynamique

Au Trias, les reliefs de la chaîne hercynienne sont quasiment totalement arasés dans l'Est de la France. La couverture sédimentaire se dépose en discordance sur ce socle grâce à la subsidence qui forme le Bassin germanique[2]. Cette dépression est située entre les reliefs du Massif Central et du Massif Armoricain présents à l'Ouest et au Sud et la vaste Mer Germanique qui occupe l'Est de la France et le Nord de l'Europe. Au Trias inférieur, l'Est de la France est le siège d'une sédimentation essentiellement continentale détritique, provenant de l'érosion de ces reliefs, formant les grès et les conglomérats de la période Buntsandstein (“grès bigarrés”). Au Trias moyen (Muschelkalk, “calcaire coquiller”), la Mer Germanique envahit la région et dépose d'énormes épaisseurs de calcaires et de marnes très riches en fossiles à l'origine du nom de la série. Au Trias supérieur, cette mer est coupée de son alimentation par un détroit qui l'isole de l'océan mondial. Ce vaste bassin marin va progressivement se transformer en une immense vasière évaporitique. L'environnement est alors caractérisé par la présence d'une faible tranche d'eau en climat aride[3]. Des évaporites formées en milieu peu profond s'accumulent, parfois sur plusieurs centaines de mètres d'épaisseur, car l'espace crée par la subsidence permet une accumulation sédimentaire importante. De plus, l'espace crée par la subsidence est compensée par les apports sédimentaires, ce qui permet de maintenir un milieu peu profond durant un temps long.

La grande transgression marine du Jurassique, venant de la Téthys, présente au Sud-Est, met fin à cette épisode évaporitique d'échelle européenne. Elle initie l'installation d'un milieu marin franc qui va perdurer pendant tout le Jurassique. Ce n'est que 185 millions d'années plus tard, au passage Éocène-Oligocène, que se met en place un autre grand épisode évaporitique qui permettra le dépôt des potasses d'Alsace dans la gouttière subsidente du Fossé rhénan. Les dépôts évaporitiques de cette période du Cénozoïque se développent dans le centre du bassin et sont donc les équivalents latéraux des conglomérats côtiers, indiqués dans la coupe stratigraphique générale (figures 12 et 31). Du point de vue actualiste, on a pendant cette période un analogue sédimentaire de la Mer Morte qui montre des dépôts détritiques le long des bordures du rift pendant que se développent des faciès salins au centre du bassin.

L'origine des couleurs des strates

Les argiles et marnes présentent des couleurs vives et très variées (beige, ocre, jaune, rouge lie de vin, vert, violet), d'où le nom de Marnes Irisées donné à cette formation. Les conditions d'observation idéales ont permis de les faire ressortir : l'affleurement était en cours d'excavation et les roches partiellement gorgées d'eau ce qui a permis de faire ressortir leur contraste.

Leur coloration est due à un même élément chimique, le fer, présent à différents états d'oxydation. En effet, le fer peut se présenter à deux états d'oxydation :

  • À l'état réduit, Fe2+ (fer ferreux ou fer II). Le fer II se retrouve dans des hydroxydes de fer II comme Fe(OH)2 ou peut être associé structurellement à des argiles c'est-à-dire présent dans leur réseau cristallin. Dans ces deux cas, le nombre d'oxydation de fer est +2 donc le fer est sous une forme relativement réduite.
  • À l'état oxydé, Fe3+ (fer ferrique ou fer III). Le fer oxydé peut former des oxydes de fer, comme l'hématite (Fe2O3), des hydroxydes ou oxyhydroxydes de fer III comme la goethite, FeO(OH) ou la limonite. Dans ces minéraux le fer a un nombre d'oxydation de +3.

La proportion d'hydroxydes de fer II et III dans une argile ou dans une marne est responsable de la coloration de la roche :

  • Lorsque l'argile contient un mélange de fer II et III sa teinte sera verte.
  • Si le fer est présent à un état plus oxydé, donc que l'argile contient davantage de Fe3+ (rapport Fe3+/Fe2+ plus grand) l'argile prendra une couleur jaune,orange ou rouge, comme la rouille.

La teinte d'une argile dépend donc du degré d'oxydation du fer présent dans celle-ci. Tout changement de la composition des minéraux contenant le fer, et particulièrement des changements d'hydratation (présence ou absence de groupements hydroxyles OH), est également susceptible de modifier leur couleur. Les nuances du jaune au rouge s'expliquent quant à elles par des variations de la concentration en fer oxydé dans les argiles et les marnes. En effet, une faible concentration en fer oxydé donnera une couleur jaune, tandis qu'une concentration plus forte conduira à une couleur allant de l'orange au rouge. Les variations de concentration en fer III peuvent être liées à une “dilution” des oxydes de fer par les autres minéraux présents dans la roche, à savoir les argiles ou les carbonates.

Il ne faut toutefois pas oublier que le fer possède un fort pouvoir de coloration et que quelques pourcents d'hydroxydes de fer III rendent une roche totalement rouge ! Ces roches ne sont pas “riches” en fer !

Les nuances noire-violacées, observables sur les figures 4, 19 et 20, pourraient être liées à la présence d'oxydes de manganèse.

Détail des couleurs des marnes et des argiles

Figure 19. Détail des couleurs des marnes et des argiles

La diversité des couleurs tient au degré d'oxydation du fer présent dans les argiles et les marnes et à la concentration en cet élément chimique. L'hydratation des minéraux contenant le fer est aussi susceptible de modifier la teinte globale. Les teintes noires-violacées peuvent, elles, être liées à la présence d'oxydes de manganèse.


Détail des couleurs des marnes et des argiles

Figure 20. Détail des couleurs des marnes et des argiles

La diversité des couleurs tient au degré d'oxydation du fer présent dans les argiles et les marnes et à la concentration en cet élément chimique. L'hydratation des minéraux contenant le fer est aussi susceptible de modifier la teinte globale. Les teintes noires-violacées peuvent, elles, être liées à la présence d'oxydes de manganèse.


Comment expliquer alors l'existence d'argiles contenant parfois du fer oxydé et parfois réduit ?

Ces couleurs, liées aux différents états d'oxydation du fer sont la marque de processus d'oxydo-réduction (assez complexes et parfois mal compris) des dépôts continentaux. Ces oxydations/réductions sont à mettre en relation avec l'environnement de sédimentation et probablement aux cycles d'immersion-émersion des dépôts.

  • Dans les argiles vertes, le fer peut, par exemple, être réduit lorsque le milieu est saturé en eau, comme durant une immersion en milieu aquatique pauvre en dioxygène ou grâce à l'activité de bactéries réduisant le fer III en fer II par respiration anaérobie. en effet, si les vases déposées contiennent un peu de matière organique et que le sédiment est anoxyque, les bactéries vont utiliser le Fe3+ comme oxydant (accepteur d'électrons) à la place du dioxygène O2. Schématiquement, les réactions complexes qui se produisent peuvent être simplifiées par l'équation suivante : CH2O + 2 Fe2O3 + 3 H2O → CO2 + 4 Fe(OH)2 [CH2O représentant la matière organique]. Dans cette réaction, le fer III présent dans Fe2O3 est réduit en fer II présent dans Fe(OH)2.
  • Dans les argiles rouges, le fer peut, par exemple, être oxydé lorsque le milieu n'est pas saturé en eau, comme durant une émersion qui le met en contact avec le dioxygène atmosphérique.

L'alternance de couleurs pourrait alors en partie s'expliquer par des fluctuations répétées du niveau de l'eau dans la lagune ou la sabkha et/ou de la teneur en matière organique des sédiments. L'avantage du scénario impliquant des variations du niveau de l'eau est d'expliquer en même temps la concentration des solutés durant les périodes d'assèchement, conduisant à la formation de dolomie et d'évaporites, si fréquentes dans cette formation. Ces couleurs vives et variées sont d'ailleurs fréquemment associées aux évaporites et aux paléosols. Cette gamme de couleurs constitue presque une “signature” permettant de reconnaitre ces environnements tantôt immergés, tantôt émergés dans les archives géologiques.

Remarque

Le changement de couleur des argiles, lié à l'oxydation de fer qu'elles contiennent, peut être observé couramment. Lorsque des argiles contenant du fer réduit sont chauffées (par un foyer si l'on fait du feu sur un sol argileux, dans un four à potier ou par métamorphisme de contact) elles deviennent rouges car le fer s'oxyde et cette oxydation est favorisée par la chaleur. On forme alors de la “brique” naturelle ou anthropique de couleur rouge à orange. Ce processus correspond à la rubéfaction.

Déformation et évolution tectonique des formations au bord du Fossé rhénan

Les strates initialement horizontales sont observées avec un pendage moyen de 30° vers l'Ouest et un azimut de 25° par rapport au Nord. L'azimut de ces strates est donc parallèle aux failles bordières du Fossé rhénan dans cette zone. Ces strates ont été potentiellement basculées et faillées dès le début de l'Éocène, processus qui s'est largement poursuivi à l'Oligocène au moment de la formation du Fossé rhénan par effondrement.

Cette déformation est liée à la position de l'affleurement, en bordure du Fossé rhénan, dans une zone traversée par de nombreuses failles normales. Le réseau de failles, particulièrement dense, a valu à cette zone le nom de “champ de fractures” (voir coupes 31 et 32). Ce réseau de failles est responsable de la mise en contact des formations du Keuper avec le Grès Vosgien d'une part et avec les formations de l'Éocène d'autre part. Les blocs délimités par les failles ont subi un mouvement vertical, mais aussi un mouvement de rotation expliquant que les strates soient basculées vers l'Ouest.

Le basculement observé ici est cohérent avec le sens de rotation classiquement proposé pour l'ouverture d'un fossé d'effondrement, à savoir des strates qui “plongent” vers l'extérieur du fossé (cf., par exemple, Les failles normales et les mini-blocs basculés des rochers d'Armentier, commune de La Garde, près de Bourg d'Oisans (Alpes)). Ce n'est cependant pas toujours le cas, car lorsque les failles sont trop rapprochées, l'entrainement des blocs par friction et la formation de crochons conduit à l'obtention de strates pentées vers le centre du fossé (cas des affleurements de calcaire oolithique de Gueberschwihr, Westhalten ou Turckheim).


Vue d'ensemble du site de Voegtlinshoffen

Figure 22. Vue d'ensemble du site de Voegtlinshoffen

Les formations du Keuper (plus jeunes) sont en contrebas du Grès Vosgien (plus ancien). Cela traduit l'existence d'une faille normale majeure. Le compartiment au premier plan, davantage vers le centre du fossé, est abaissé d'environ 300 mètres.


La déformation à petite échelle des séries

En plus de ce basculement lié à la tectonique rhénane, la partie supérieure des strates est également fauchée tangentiellement à la discordance avec les éboulis et formations superficielles (figures 23 à 25, ci-dessous). L'épaisseur des strates se réduit, indiquant que les strates ont été étirées. On peut proposer que les marnes et argiles aient été emportées par le mouvement des formations superficielles qui peuvent se déplacer lentement par solifluxion (descente de matériel superficiel riche en eau et donc ramolli à l'état de boue sur un versant). Ces strates d'argiles et de marnes ductiles en contact avec le matériel superficiel ont alors pu être entrainées vers l'aval par friction lors de la solifluxion, à la manière des strates déformées au niveau des crochons de faille.

Photographie de l'affleurement de Voegtlinshoffen avec fauchage des couches argileuses dans le sens de la pente

Figure 23. Photographie de l'affleurement de Voegtlinshoffen avec fauchage des couches argileuses dans le sens de la pente

Remarquez les belles couleurs vertes à gauche de la photo (couleur liée également au degré d'oxydation du fer présent dans les argiles et à l'hydratation des minéraux contenant le fer) et le “fauchage” des couches vers la gauche, en direction de la pente, qui est liée à la plasticité des argiles et des marnes entrainées par le déplacement des formations superficielles (phénomène de reptation ou solifluxion). L'empierrement des surfaces planes est un aménagement anthropique réalisé après l'excavation.


Partie superficielle des marnes fauchée au contact des formations superficielles

Figure 24. Partie superficielle des marnes fauchée au contact des formations superficielles

Cet étirement des strates argilo-marneuses pourrait être le résultat d'un entrainement par le lent déplacement des formations superficielles ou reptation (vers l'aval donc vers la droite de l'image comme indiqué par la flèche).


Partie superficielle des marnes fauchée au contact des formations superficielles

Figure 25. Partie superficielle des marnes fauchée au contact des formations superficielles

Cet étirement des strates argilo-marneuses pourrait être le résultat d'un entrainement par le lent déplacement des formations superficielles (vers l'aval donc vers la droite de l'image).



Strates argileuses colorées plissées à très courte longueur d'onde

Figure 27. Strates argileuses colorées plissées à très courte longueur d'onde

Les plis formés sont très anisopaques car l'épaisseur d'une strate varie grandement latéralement, ce qui implique que certains niveaux ont été étirés et amincis. Cette déformation plastique est à mettre en relation avec le comportement des marnes et des argiles, qui sont des roches ductiles et incompétentes. Étant donné que ces niveaux plissés se trouvent à proximité de la faille normale séparant le Keuper de l'Éocène, on peut proposer que cette déformation soit une conséquence du jeu de la faille.


L'affleurement dans son contexte géologique

L'affleurement de la formation des Marnes Irisées du Keuper est situé en contrebas d'une falaise de Grès Vosgien. Cette situation est paradoxale car le Grès Vosgien, plus ancien (Trias inférieur) est censé être environ 200 m sous la formation des Marnes Irisées Moyennes du Trias supérieur, alors qu'ici le Grès Vosgien est 80 m au-dessus (figure 22). Il existe donc une faille, dont le rejet peut être estimé à 200 + 80 soit environ 280 mètres. Il s'agit de la faille de Marbach, indiquée sur la carte géologique de la France au millionième (figure 33) et située à environ 20 m à l'Ouest de l'excavation. Cette faille est nettement visible dans le paysage. Elle est marquée par un escarpement important. Dans le paysage, cette faille marque à peu de chose près la limite entre la forêt (sur roches gréseuses) et le vignoble (sur roches marneuses et argilo-calcaires).

L'existence de cette faille est soulignée par la présence d'une brèche de faille à clastes de grès issus de la formation du Grès Vosgien. Des blocs de cette brèche sont localement retrouvés sur le site, dans les éboulis et les formations superficielles qui recouvrent les Marnes Irisées.

Vue aérienne de la zone de Voegtlinshoffen


Brèche de la faille de Marbach

Figure 30. Brèche de la faille de Marbach

Les clastes sont constitués de grès de la formation du Grès Vosgien et de conglomérats issus de la formation du Conglomérat de Sainte Odile (Trias inférieur). Le ciment siliceux comporte également de la barytine.


Coupe géologique de la bordure Ouest du Fossé rhénan à hauteur de Voegtlinshoffen

Figure 31. Coupe géologique de la bordure Ouest du Fossé rhénan à hauteur de Voegtlinshoffen

La partie Est de la coupe est donnée à titre indicatif car la géométrie et l'épaisseur des formations est sujette à caution par manque de données de subsurface (forages, données sismique). Le pendage des blocs représentés dans la partie Est est donc incertain. La position des formations indiquées ne donne qu'une idée de la géométrie au premier ordre de la zone.

Extension horizontale de la coupe : 8 km.


Coupe géologique globale du Fossé rhénan à hauteur de Colmar

Extrait de la carte géologique de la France au millionième centrée sur le Fossé rhénan

Figure 33. Extrait de la carte géologique de la France au millionième centrée sur le Fossé rhénan

L'affleurement de Voegtlinshoffen est indiqué avec une étoile rouge.


Extrait de la carte géologique de la France au millionième centrée sur la bordure Ouest du Fossé rhénan

Figure 34. Extrait de la carte géologique de la France au millionième centrée sur la bordure Ouest du Fossé rhénan

L'affleurement de Voegtlinshoffen est indiqué avec une étoile rouge. La faille normale représentée à côté du site étudié correspond à la faille de Marbach.


Les alentours du site ne manquent pas de curiosités géologiques, puisqu'il existe une très belle carrière de Grès Vosgien silicifié à quelques dizaines de mètres (sans doute la roche la plus dure d'Alsace, largement exploitée pendant au moins un siècle pour la fabrication des pavés : la roche est constituées par près de 98 % de silice) et un pointement basaltique daté du Crétacé recoupant le Grès Vosgien à quelques centaines de mètres (pointement de Vordermarbach). De très beaux chaos granitiques sont également observables à quelques kilomètres du site (rocher Turenne). Enfin, un bel exemple de métamorphisme de contact du Carbonifère est également visible à 3 km, à la limite entre le granite hercynien et les roches détritiques du Carbonifère, sur la colline du Stauffen (indiquée sur la coupe de la figure 31).

Chaos granitique à proximité du rocher Turenne

Chaos granitique à proximité du rocher Turenne

Résumé de l'histoire géologique 

L'histoire géologique de la zone étudiée peut se résumer comme suit.

  • Carbonifère (≈ −360 à −330 Ma) : dépôts de sédiments détritiques et volcano-clastiques, intrusions granitiques, métamorphisme de contact et structuration du socle durant l'orogenèse hercynienne.
  • Permien et Trias inférieur (≈ −300 à −245 Ma) : premiers dépôts de la couverture sédimentaire. Sédimentation continentale détritique en milieu principalement fluviatile, bien qu'il existe des passées éoliennes (Buntsandstein).
  • Trias moyen (≈ −245 à −240 Ma) : transgression de la Mer Germanique, dépôts marno-calcaires en domaine marin peu profond et lagunaire (Muschelkalk).
  • Trias supérieur (≈ −240 à −200 Ma) : dépôts des marnes irisées vues sur le site de Voegtlinshoffen et d'évaporites en milieu lagunaires de type sabkha (Keuper).
  • Jurassique inférieur, moyen et partie basale du Jurassique supérieur (≈ −200 à −155 Ma) : transgression de la Téthys, sédimentation argilo-marneuse et calcaire en milieu marin franc.
  • Jurassique terminal, Crétacé et Paléocène (≈ −155 à −50 Ma) : émersion généralisée de toute la région suite au soulèvement du bloc “Vosges/Forêt Noire” et volcansime sporadique (pointement volcanique). Il s'agit d'un bombement pré-rift. Pendant cette émersion prolongée de plus de 100 millions d'années, les dépôts du Jurassique supérieur sont profondément karstifiés et latéritisés. Les reliques de ces latérites se concentrent au début du Cénozoïque dans des poches karstiques exploitées pour leur richesses en fer jusqu'au début du XXe siècle.
  • Éocène-Oligocène (≈ −50 à −28 Ma) : le bloc “Vosges/Forêt Noire” émergé depuis plus d'une centaine de millions d'année, en raison du bombement régional, se disloque progressivement, c'est l'effondrement du Fossé rhénan qui forme un bassin sous la forme d'une gouttière allongée (future plaine d'Alsace) entre deux massifs (futures Vosges et Forêt Noire). C'est à ce moment-là que les formations du Keuper sont faillées, basculent et sont mises au contact du Grès Vosgien. La surrection des épaules du rift (Vosges et Forêt Noire), qui avait déjà démarré avec le bombement pré-rift, reprend sans doute, de façon contemporaine à la subsidence. La création de ce relief (différence d'altitude entre épaules et fossé) conduit à une érosion de l'énorme colonne sédimentaire (Trias et Jurassique) présent encore sur les épaulements du rift au début du Cénozoïque. Les produits d'érosion forment les conglomérats côtiers en bordure du rift et une grande épaisseur de marnes, d'argiles, de sels gemmes et de potasse dans le centre du bassin occupé par un immense lac de salinité variable. L'érosion remet ainsi à l'affleurement les roches du Trias en bordure du fossé.
  • Plio-Quaternaire (≈ −5 Ma à aujourd'hui) : réactivation du relief et reprise de l'érosion. Dans certaines zones la couverture sédimentaire est totalement érodée, ce qui exhume le granite, qui s'altère en boule. Il est important de noter que le relief tel qu'il existe actuellement (une plaine du Rhin bordée par deux massifs anciens, Vosges et Forêt Noire de plus de 1000 mètres d'altitude) s'est formé essentiellement durant le Quaternaire. À la fin de l'Oligocène, il n'y avait sans doute presque plus de relief entre les bordures du rift et son fossé car l'érosion a alors arasé les épaules et rempli le fossé.

On peut donc résumer les mouvements verticaux de la région ainsi : bombement pré-rift au Crétacé ; effondrement de la partie centrale du fossé à l'Éo-Oligocène, sans doute accompagné par une reprise contemporaine de la surrection des épaules du rift ; comblement du fossé et érosion quasi-totale des épaules à la fin de l'Oligocène ;soulèvement des épaules plus rapide que le soulèvement du fossé, en réponse à la poussée alpine au Plio-Quaternaire, faisant apparaître le relief actuel.

Bibliographie

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[1] Appelé ainsi à tort puisque les roseaux n'existaient pas encore à cette époque. Les fossiles retrouvés correspondent en réalité à des prêles.

[2] Le Bassin de Paris était à cette époque en continuité avec le Bassin germanique. Les deux bassins ne se sont individualisés qu'après l'émersion de l'Est de la France au Crétacé puis après la formation du système-Vosges-Fossé rhénan-Forêt Noire à l'Éocène-Oligocène.

[3] L'abondance des dépôts évaporitiques du Trias s'explique aussi par la paléogéographie. Au Trias, la France est située au cœur d'un super-continent, la Pangée. Les influences océaniques pourvoyeuses d'humidité arrosent essentiellement la frange côtière de ce super-continent mais les zones éloignées des côtes sont soumises à un climat continental aride.