Image de la semaine | 06/04/2015

Comment et pourquoi représenter l'arbre phylogénétique du vivant ? La réponse du Musée des Confluences de Lyon

06/04/2015

Auteur(s) / Autrice(s) :

  • Pierre Thomas
    Laboratoire de Géologie de Lyon / ENS de Lyon

Publié par :

  • Olivier Dequincey
    ENS de Lyon / DGESCO

Résumé

La difficile représentation de l'arbre du vivant, souvent soit difficile à lire, soit porteur de messages de valeur subjectifs.


Le buisson du vivant, Musée des Confluences de Lyon

"Sculpture" figurant l'arbre phylogénétique du vivant dans la salle d'exposition Espèces, la maille du vivant » au Musée des Confluences de Lyon
Figure 1. "Sculpture" figurant l'arbre phylogénétique du vivant dans la salle d'exposition Espèces, la maille du vivant » au Musée des Confluences de Lyon — ouvrir l’image en grand

Cette "sculpture" est intitulée « le buisson du vivant ». Des commentaires et des explications défilent, projetés sur le piédestal de ce buisson. Au moment où a été prise cette photo, les explications détaillaient les trois lobes (ou branches) de ce buisson : les Bactéries, les Archées et les Eucaryotes. Ce buisson à trois lobes se devine sur le piédestal. Au fond, des ongulés ; à droite des oiseaux.

Retrouvez ce buisson dans Les sciences de la Terre au Musée des Confluences de Lyon.

Depuis Lamarck puis Darwin, l'idée que les êtres vivant actuels descendent d'ancêtres ayant vécu des millions d'années auparavant (ancêtres différents des êtres actuels, et ayant plusieurs types de descendants...) a fait son chemin. Cette idée se traduit, entre autres, par des "arbres", que l'on appelle maintenant « arbres du vivant », ou plus souvent « arbres phylogénétiques ». Représenter un tel arbre commençant au Last Universal Common Ancestor (LUCA = Dernier Ancêtre Commun Universel, à ne pas confondre avec le premier être à avoir été "vivant" sur Terre) n'est pas facile. Comme on ne peut pas représenter les millions d'espèces actuelles, les dizaines de millions d'espèces disparues, comme on est loin de connaître tous les liens de parentés entre ces espèces, comme on connaît très mal la chronologie absolue des bifurcations des branches de l'arbre, on en est réduit à faire des choix suivant ce sur quoi on veut insister. Et dans un dessin ou une sculpture, il faut définir ce que signifient les axes [2 axes seulement (x et y) dans le cas d'un schéma à deux dimensions, alors qu'on voudrait pouvoir représenter et relier plus que deux critères]. Un arbre (au sens botanique du terme) peut avoir plusieurs ports : le port en « sapin de Noël » », en pin parasol , en boule comme un buis taillé... Choisir une forme ou un mode de représentation pour un arbre phylogénétique implique une prise de position où l'on privilégie tel ou tel intérêt ou aspect du problème.

La tendance actuelle a introduit l'arbre sphérique, ou en cercle quand on n'a que deux dimensions disponibles. Le centre de l'arbre correspond à LUCA, avec parfois une petite tige pré-LUCA représentant les êtres (dont on ne sait rien) qui ont précédé LUCA. Depuis LUCA, la vie se divise en 3 branches principales aux innombrables rameaux. Toutes les espèces actuelles correspondent à la terminaison des rameaux dont l'ensemble forme une sphère (un cercle dans le cas d'un dessin à deux dimensions). Cette représentation a un avantage : sur une sphère, aucun point de la surface n'est distinguable d'un autre et tous sont égaux. Il n'y a alors aucune hiérarchie entre espèces, mais seulement des différences, et l'Homme (Homo sapiens) n'est "supérieur" à aucune autre espèce, Tuber melanosporum par exemple, puisque les deux vivent de nos jours. Tuber melanosporum est "inférieure" à l'Homme en nombre de gènes, ou en mobilité, mais "supérieure" en nombre de macromolécules aromatiques produites. En théorie, le temps devrait être représenté par la distance au centre de la sphère : plus une espèce est vieille, plus elle est proche du centre. C'est ce choix qu'a fait le Musée des Confluences de Lyon, et avec une représentation en trois dimensions.

La tendance opposée, rare de nos jours mais assez fréquente pendant les cent ans qui ont suivi Darwin, était de représenter un arbre en forme de sapin de Noël (épicéa). Il y a une hiérarchie dans un sapin de noël, avec le bourgeon apical qui "domine" les autres. Dans ces arbres phylogénétiques anciens, il y a une hiérarchie implicite, et qui n'est pas que chronologique. Tous les bourgeons de toutes les branches d'un épicéa sont contemporains du bourgeon apical, et poussent encore, ce qu'ignorent la majorité des gens (et des élèves) qui s'imaginent que les basses branches d'un sapin n'évoluent et ne grandissent plus. Inutile de préciser que dans de tels arbres, l'anthropocentrisme aidant, c'est Homo sapiens que représente le bourgeon apical.

Il existe d'autres variantes, comme la variante en pin parasol, où les espèces actuelles forment la cime plate du pin et où la hauteur dans l'arbre représente le temps. Tous les intermédiaires existent dans la bibliographie, et chacun choisi la forme de son arbre suivant les critères retenus et le message scientifique qu'il veut faire passer, ou, éventuellement, selon le message philosophique qui, consciemment ou inconsciemment, est contenu dans sa démarche.

Nous allons discuter-commenter-analyser-critiquer (au sens de critique constructive) rapidement quelques aspects de quelques arbres phylogénétiques variés, en allant chercher dans des arbres historiques, ainsi que dans des représentations géologiques qui ne sont pas des arbres mais qui sont imprégnés de la pensée véhiculée par ces arbres historiques. Puis nous discuterons-commenterons-analyserons-critiquerons quelques aspects de quelques arbres plus modernes, et enfin nous discuterons-commenterons-analyserons-critiquerons quelques arbres que j'ai dessinés il y a parfois déjà bien longtemps pour mes enseignements au cours de ma carrière.

Quelques arbres historiques et leurs "équivalents" dans des représentations géologiques

Cette attitude intellectuelle qui consiste à donner, consciemment ou non, une place particulière à l'Homme n'est bien sûr pas cantonnée à la biologie ou à la géologie. Qu'on se rappelle les ennuis de Copernic et de Galilée (comment l'univers pourrait-il ne pas être centré sur la Terre, demeure de l'Homme !). Et quand on ne s'occupe que d'Homo ou d'œuvres humaines, la même attitude consiste à donner une place particulière à "son groupe" (sa "race", son pays, sa langue, sa religion …) bien sûr supérieur aux autres. Tout le monde connaît la célèbre séquence illustrant l'Évolution, suite de cinq individus marchant de gauche à droite et qui représente à gauche un singe type chimpanzé marchant courbé, à droite un homme marchant bien droit , avec trois intermédiaires au milieu. Si on choisit au hasard un représentant de l'humanité de 2015, la plus forte probabilité serait de tomber sur une femme asiatique, les femmes étant plus nombreuses que les hommes, et l'Asie étant le continent le plus peuplé. Et pourtant, l'Homo de droite sur cette célèbre représentation n'est ni femme ni asiatique. C'est un homme (supérieur à la femme, bien sûr !), blanc (ce que l'Évolution a fait de mieux, bien sûr !). Les préjugés (sexistes et racistes dans le cas de cette célèbre séquence, anthropocentriques dans le cas de certains arbres phylogénétiques) transpirent dans de très nombreux schémas pourtant pavés de bonnes intentions. Les enseignants que nous sommes doivent faire la chasse à ces "non-dits" pleins de sens cachés. Je viens de feuilleter deux livres de Terminale S pris au hasard (programme actuel). J'y ai trouvé 15 arbres phylogénétiques, en particulier concernant le "rameau humain", mais aussi des arbres plus généraux. Sur ces 15 arbres, 6 fois l'Homme (ou le groupe auquel il appartient) avait une place "à part", par exemple à l'extrême droite, ou en haut. Cela signifie-t-il que 6/15 = 40% des auteurs-relecteurs-éditeurs de manuels scolaires n'ont pas encore fait complètement leur "révolution copernicienne" (mais que 60 % l'ont, heureusement, déjà faite) ?

Exemple d'arbre non emprunté aux SVT montrant la puissance des préjugés qui veulent qu'"on" soit hiérarchiquement supérieur aux autres : l'arbre généalogique des langues tel qu'on pouvait l'établir au début du XIXème siècle
Figure 10. Exemple d'arbre non emprunté aux SVT montrant la puissance des préjugés qui veulent qu'"on" soit hiérarchiquement supérieur aux autres : l'arbre généalogique des langues tel qu'on pouvait l'établir au début du XIXème siècle — ouvrir l’image en grand

C'est le Français et l'Anglais qui sont tout en haut de l'arbre, le Persan et le Groenlandais tout en bas. Faire une hiérarchie entre l'Européen et le "sauvage" était tout à fait dans les idées de l'époque.

D'après Félix Gallet, Arbre généalogique des langues mortes et vivantes (1800) réalisé d'après le livre de Court de Gébelin, Le monde primitif analysé et comparé avec le monde moderne (1773-1784).

Cette place privilégiée donnée à l'Homme et à tout ce qu'il représente transparaît encore dans de très nombreux schémas, par exemple dans de nombreuses échelles stratigraphiques illustrées. En voici deux exemples, l'un prit dans une célèbre encyclopédie que nous ne nommerons pas, l'autre dans un dépliant fourni avec la notice de toutes les cartes au 1/50 000 du BRGM.

Commentaires sur quelques arbres actuels, leurs avantages et leurs inconvénients

Commentaires sur cinq anciens arbres réalisés dans le cadre de mes enseignements ou de Planet-Terre, leurs avantages et leurs inconvénients