Article | 05/09/2013
Les travaux et résultats de Curiosity, de mi-février à début-septembre 2013
05/09/2013
Résumé
Des smectites, un paléo-environnement habitable, un mois et demi de black-out, des concrétions insolites, la sortie de Yellowknife Bay, une occultation, une éclipse annulaire et le début du trajet vers le Mont Sharp.
Table des matières
Cela fait plus de 6 mois que nous n'avons pas relaté les aventures et découvertes de Curiosity. Nous le faisons en cette rentrée 2013 en respectant approximativement l'ordre chronologique de ce qu'a communiqué la NASA. Mi-février 2013, nous avons laissé Curiosity venant d'identifier des filons de gypse et d'achever ses deux premiers forages sur le site de John Klein, après avoir étudié divers affleurements du secteur de Glenelg / Yellowknife Bay (cf. Les résultats de l'exploration de Mars par Curiosity entre novembre 2012 et février 2013 : sable volcanique, grès à stratifications entrecroisées, filons de gypse…). La NASA n'avait pas encore publié de résultats (même préliminaires) des analyses effectuées au niveau des forages. Ce qu'on savait, c'est que les roches de Yellowknife Bay étaient principalement des grès plus ou moins consolidés, grès déposés par un courant d'eau. Ces grès étaient principalement composés de minéraux issus de l'érosion de basaltes (olivines, pyroxènes, feldspaths…) d'après les analyses "rapides" effectuées par le spectromètre α-X (Alpha Particle X-ray Spectrometer = APXS) et par ChemCam. Mais fin février 2013, un bug informatique a mis Curiosity en mode « sécurité ». La NASA a mis 3 semaines pour « rebooter » les ordinateurs de Curiosity. Après ces 3 semaines de silence forcé et imprévu, Mars et la Terre, dans leur rotation autour du Soleil, se sont trouvés en conjonction, c'est-à-dire avec le Soleil juste sur la ligne Terre-Mars, ce qui a empêché toutes communications Terre-Curiosity jusqu'à début mai 2013. Un mois de blackout (parfaitement prévu, lui) s'est rajouté aux trois semaines de panne. Curiosity n'a pu reprendre son chemin et ses travaux que début mai 2013. Mais pendant ces presque deux mois de repos forcé, la NASA a pu travailler sur les résultats des données analytiques transmis juste avant la panne, et publier quelques résultats préliminaires.
Le site de John Klein et ses forages
Source - © 2013 NASA/JPL-Caltech, colcorisé
Source - © 2013 D'après NASA/JPL-Caltech/Univ. of Arizona, modifié | Source - © 2013 D'après NASA/JPL-Caltech/MSSS, modifié |
Source - © 2013 NASA/JPL-Caltech/LANL/IRAP/CNES/LPGNantes/IAS/CNRS/MSSS |
Les résultats préliminaires des analyses des roches de John Klein
Les résultats préliminaires communiqués par la NASA sont à la fois passionnants et un peu frustrants.
Une partie de la poudre verdâtre sortie des 2 forages a été prélevée par la mini-pelle et été amenée au diffractomètre à rayon X CheMin (Chemistry and Mineralogy instrument) et à l'analyseur de volatils SAM (Curiosity's Sample Analysis at Mars) constitué d'un chromatographe en phase gazeuse couplé à un spectromètre de masse. En parallèle avec ces analyses minéralogiques et chimiques, ChemCam a effectué des tirs sur ces débris du forage pour en déterminer in situ la composition élémentaire. On pourra ainsi comparer les analyses "faciles et rapides à faire" de ChemCam avec celles beaucoup plus longues (et de facto beaucoup moins nombreuses) effectuées par CheMin et SAM. Les analyses effectuées par CheMin et SAM (et ChemCam) vont donner une composition "moyenne" de la poudre, débris "mélangés" issus des 13 cm3 du forage.
Les analyses de diffractions X
Les analyses de diffraction X indiquent la composition minéralogique de la poudre issue des deux forages rapprochés, forages effectués dans un niveau de grès relativement "tendre". On y trouve les minéraux "usuels" déjà identifiés dans le sable éolien de Rocknest (olivine, pyroxène, feldspath, verre). Mais ce grès à éléments basaltiques contient aussi des sulfates de calcium (gypse, anhydrite et bassanite), et environ 20% d'argiles de type smectite (vraisemblablement de la montmorillonite). On ne sait pas si ces smecites (1) ont été générées in situ par une altération météoritique des silicates du grès ou par la circulation des eaux ayant donné les filonnets, ou (2) si ce sont des argiles détritiques amenées là par les eaux ayant déposé ce grès. Dans ce dernier cas, ces argiles viendraient de l'érosion/altération des flancs du cratère Gale, creusé dans la vieille croûte noachienne où se seraient formées ces argiles.
Rappelons que les sulfates de calcium indiquent une eau peu acide, contrairement aux sulfates de fer (jarosite…) mis en évidence sur les terrains sédimentaires parcouru entre 2004 et 2011 par Opportunity qui indiquent, eux, un pH très bas.
Rappelons que les smectites sont une famille d'argile à 3 couches. Les argiles en général indiquent la présence prolongée d'eau liquide au contact de silicates. La présence de smectites indique que cette eau avait un pH non acide.
Rappelons, auusi, que le but principal des missions Spirit (mort de sa belle mort), Opportunity (qui continue depuis 9 ans) et Curiosity, est de déterminer les conditions d'habitabilité ancienne de Mars. De l'eau liquide non acide pendant longtemps est a priori une condition très favorable à l'existence d'une chimie pré-biotique (voire biotique), beaucoup plus que les eaux liquides mais acides qu'Opportunity a mises en évidence dans les sept premières années de sa mission. En effet, si on sait que la vie « à la mode terrestre » peut fort bien s'accommoder de pH bas, les réactions pré-biotiques comme la synthèse et surtout la polymérisation d'acides aminés sont fortement inhibées par un pH acide. Le site du cratère Gale avait été choisi comme objectif de Curiosity parce que des études spectrales menées depuis l'orbite par MRO (Mars Reconnaissance Orbiter) montraient la présence de smectites à la base de sa montagne centrale (le Mont Sharp).
Curiosity en a trouvé avant même d'atteindre la base du Mont Sharp, avec toutes les "promesses" que cela comporte.
Source - © 2013 NASA/JPL-Caltech/Ames
SAM (Sample Analysis at Mars)
L'instrument SAM (Sample Analysis at Mars) analyse les gaz qui s'échappent de la poudre de forage pendant un chauffage progressif jusqu'à 800°C. Ces gaz sont identifiés par un spectromètre de masse. Avant leur identification, ils peuvent passer par un chromatographe en phase gazeuse qui sépare les différents composés s'étant dégagés à une température donnée.
Les principaux gaz dégagés sont, dans l'ordre de température croissante : vapeur d'eau, CO2, O2, SO2, H2S et H2. Ces volatils et la température à laquelle ils ont été émis suggèrent la présence dans la roche de minéraux hydratés dont des argiles, de carbonates, de perchlorates, de sulfates et de sulfures. Deux composés chloro-carbonés ont été identifiés, CH3Cl et CH2Cl2. L'origine de ces composés organiques chlorés pose problème : produits de la réaction de perchlorates sur des molécules organiques, sur du CO2 ou des carbonates, restes mal nettoyés de produits organiques terrestres… ? La très faible quantité de chlorométhane dégagé ne permet pas à la NASA de trancher formellement pour l'instant, du moins officiellement.
Source - © 2013 NASA/JPL-Caltech | Source - © 2013 NASA/JPL-Caltech |
Résumons les résultats préliminaires (actuellement communiqués) correspondant à cette première série d'analyses minéralogiques, chimiques et aux observations géologiques qui ont précédé. Les roches de Yellowknife Bay ont été déposées par de l'eau courante qui a coulé (stratifications obliques), “longtemps” (argile), par de l'eau peu salée, avec un pH neutre (smectite), avec coexistence de micro-environnements oxydés (sulfates) et réduits (sulfures). Ces roches contiennent C, H, O, N, S, P…, tous les éléments chimiques nécessaires à la vie. Cet ancien environnement aurait été tout à fait habitable par la majorité des bactéries terrestres actuelles, alors que l'ancien environnement d'Opportunity ne l'aurait été que pour des bactéries bien particulières (acidophiles et halophiles). La coexistence de composés oxydés et réduits aurait même pu fournir l'énergie nécessaire à cette éventuelle vie (chimiolithotrophie) si ce milieu était souterrain (absence de lumière). En outre, cet ancien environnement aurait été propice à la synthèse et à la polymérisation d'acides aminés. Ces roches libèrent du carbone réduit, mais en quantité si faible qu'on ne peut pas encore être formel sur son origine.
La NASA a également indiqué que SAM avait analysé les isotopes de gaz de l'atmosphère : hydrogène, oxygène, carbone et argon. Ces analyses confirment que l'atmosphère martienne est appauvrie en isotopes légers (par rapport à la moyenne du système solaire) et affine la précision des mesures faites par des sondes antérieures. Cet appauvrissement en isotopes légers confirme que Mars a perdu (par échappement dans l'espace) une proportion notable de son atmosphère.
Source - © 2013 D'après NASA/JPL-Caltech/JSC, modifié
La reprise des analyses et des déplacements de Curiosity
Début mai 2013, les communications reprennent définitivement. La NASA décide de faire un nouveau forage suivi d'une nouvelle série d'analyses. Elle choisit pour cela le sire de Cumberland, à 5 m à l'ONO de John Klein. La roche est la même, mais avec une plus grande concentration de ce qui ressemble aux "myrtilles" (bluberries) d'Opportunity et que la NASA nomme bumps (boutons). Comme leur cousines d'Opportunity, ces bumps seraient des concrétions minérales formées in situ quand de l'eau imprégnait la roche hôte (du grès). Les différences entre John Klein et Cumberland devraient nous renseigner sur la nature (sulfate, carbonate, oxyde…) de ces bumps. À ce jour, la NASA n'a pas encore communiqué de résultats, même préliminaires, des analyses effectuées sur Cumberland.
Source - © 2013 NASA/JPL-Caltech/Univ. of Arizona | Source - © 2013 NASA/JPL-Caltech |
Source - © 2013 NASA/JPL-Caltech/MSSS | Source - © 2013 NASA/JPL-Caltech/MSSS |
Pendant ce temps, le numéro du 31 mai 2013 de la revue Science, publie un article (Williams et al., Science, 340 (6136), 1068-1072) de toute l'équipe des géologues de Curiosity (à laquelle participe trois laboratoires Français) qui a étudié les conglomérats trouvés au début de la mission (cf. figures 6 à 12 de Premiers résultats géologiques de Curiosity : galets roulés, cryoclastie (?), roche riche en feldspaths… Opportunity découvre des "myrtilles" martiennes atypiques ). En appliquant les méthodes de la sédimentologie terrestre (forme et disposition des galets et des inter-bancs gréseux, répartition de leur taille…), cette équipe propose que ces conglomérats de type "poudingue" ont été déposés par une rivière de 3 à 90 cm de profondeur coulant à une vitesse comprise entre 0,2 et 0,75 m/s (0,7 à 2,7 km/h).
La NASA décide alors de quitter définitivement ce secteur de Glenelg / Yellowknife Bay pour gagner la base du Mont Sharp. Pour cela, il faut il faut aller à plus de 8 km au Sud-Ouest, là où la base du Mont Sharp n'est pas entourée d'un cordon de dunes qu'il faut absolument contourner pour éviter les risques d'enlisement.
En passant, Curiosity étudie un rocher déjà repéré à l'aller dans le secteur de Point Lake, avec une curieuse texture vacuolaire. Point Lake sera pour nous l'occasion de faire de la géologie sur la base de simples interprétations d'images.
Source - © 2013 NASA/JPL-Caltech, modifié | |
Source - © 2013 NASA/JPL-Caltech/MSSS | Source - © 2013 D'après NASA/JPL-Caltech/MSSS, modifié |
Source - © 2013 D'après NASA/JPL-Caltech/MSSS, modifié | Source - © 2013 D'après NASA/JPL-Caltech/MSSS, modifié |
Source - © 2013 D'après NASA/JPL-Caltech/MSSS, modifié / Pierre Thomas | Source - © 2013 NASA/JPL-Caltech/LANL |
La NASA discute abondamment de l'origine de ces structures, énumère des hypothèses, mais n'en privilégie aucune dans ses commentaires. « The holes range from smaller than pea size to larger than golf-ball size. They are circular to elliptical in shape. Some of the larger holes have raised rims, as if the material immediately around a hole is slightly more resistant than material farther from the hole. At the right-hand end of the outcrop are a few stones that look as if they could have fallen out of holes in the rock face. At least one of these looks like a thin, curved lining that could have coated the interior of a hole. Embedded nearby in the rock face is a larger rounded rock that has a rock lining around it. Curiosity's science team is considering diverse geological processes -- both igneous and sedimentary -- as explanations for the holes and other characteristics of Point Lake. Igneous rocks commonly have holes called vesicles, which are frozen gas bubbles left over from when the rock was molten or fluidized. However, it is also possible to create holes in sedimentary rocks. The easiest way is for pebbles or cobbles in the rock to fall out as the rock erodes, leaving holes in the remaining rock. This is more likely to occur if the pebbles or cobbles are much harder than the surrounding rock. Holes in either igneous of sedimentary rock can later be partly or wholly filled with secondary minerals delivered by fluids or gases. The secondary minerals that fill the holes are sometimes harder than the host rock, so that when the entire assemblage starts to erode, they remain behind as round nodules. Geodes are an example of this process. »», citation extraite de Puzzling 'Point Lake' Outcrop Revisited.
Dans cet environnement de roches sédimentaires détritiques (fait de minéraux d'anciennes roches volcaniques érodées et altérées, transportés et re-déposés), il serait assez étonnant que ces cavités soient des vacuoles de roches volcaniques intactes. Un processus sédimentaire ou "diagénétique" semble plus probable. J'ai essayé d'appliquer le bon vieux principe de la planétologie comparée et de chercher dans ma mémoire ce qui, sur Terre, ressemble le plus à ces structures martiennes (en n'oubliant pas que ressemblance morphologique n'implique pas obligatoirement identité génétique). Et ce qui, à ma connaissance, ressemble le plus à ces structures, ce sont des concrétions concentriques formant une "coque". Sur Terre, ces concrétions en forme de coque sont souvent ferrugineuses, mais aussi à base de silice, sulfates, carbonates… Ces structures sont les résultats de circulations de fluides internes à la roche qui déposent des couches concentriques d'oxydes de fer, de silice… autour d'objets un peu différents du reste de la roche (composition différente, degré d'oxydation différent…) qui servent de germe à la précipitation. Ce processus a lieu au sein de sables, de grès, de sédiments volcano-détritiques… Ces concrétions concentriques plus résistantes que le reste de la roche peuvent laisser des cavités si elles sont enlevées par l'érosion, comme les galets signalés dans le texte de la NASA ci-dessus. Si la concrétion est "ouverte" par l'érosion, l'ablation de son cœur plus tendre forme des figures très semblables à ce que montrent les concrétions de Point Lake, ci-dessus.
Parmi ce type de concrétions terrestres les plus spectaculaires, on peut citer le cas des aétites, exemple que je présente ici à titre purement indicatif. Les aétites (masses globuleuses dites « pierre d'aigle » car ayant assez souvent la taille d'un œuf d'aigle, et emportées par les aigles mâles dans leur nid pour stimuler la ponte des femelles) sont les résultats de circulations de fluides ferrugineux. Leur coque est en général composée de limonite (mélange d'oxydes ferriques hydratés). Les aétites terrestres sont supposées avoir des vertus thérapeutiques exceptionnelles, en particulier pour faciliter les accouchements. Qu'en est-il des possibles aétites martiennes ?
Cette hypothèse des concrétions formant des coques est compatible avec la présence des bumps. Et simplement, pour des comparaisons morphologiques, voici deux autres images d'aétites provenant de niveaux volcano-sédimentaires de la région du Puy en Velay, Haute Loire, en plus des deux équivalents terrestres montrés ci-dessus.
Après avoir étudié les environs de Point Lake, Curiosity quitte le secteur de Glenelg / Yellowknife Bay, secteur qu'il abandonne définitivement le 8 juillet 2013 (sol 327), après y avoir passé 274 sols. Depuis cette date, Curiosity accélère et "fonce" vers le SO pour atteindre la base du Mont Sharp par une zone où il n'y a pas de cordon de dunes barrant le passage.
Source - © 2013 D'après NASA/JPL-Caltech/Univ. of Arizona, modifié | Source - © 2013 NASA/JPL-Caltech |
Source - © 2013 D'après 4 images brutes NASA/JPL-Caltech/MSSS, modifiées |
Le 1er aout 2013 (sol 351), a eu lieu une occultation de Deimos par Phobos sur le site du cratère Gale. Curiosity n'a pas manqué de prendre de nombreuses images de l'évènement avec sa caméra à grande focale. On peut trouver plus de 90 photographiess de cette occultation et un film en 2 résolutions différentes (156x161 pixels / 256/256 pixels).
Source - © 2013 D'après 9 images brutes NASA/JPL-Caltech/MSSS, modifiées
Trois semaine plus tard, a lieu une éclipse annulaire de Soleil par Phobos, elle aussi abondamment photographiée (images brutes du sol 369, sélection d'images de l'éclipse annulaire).
Source - © 2013 D'après 7 images brutes NASA/JPL-Caltech/MSSS, modifiées
Le 27 août 2013 (sol 376), la NASA inaugure une méthode de conduite plus automatique, donc théoriquement plus rapide, où ce sont les ordinateurs de bords qui, aidés par les caméras de navigation, choisiront les détails de la route à suivre. Elle publie ce même jour la carte du trajet déjà effectué et encore à faire pour atteindre l'extrémité du cordon de dunes qui sépare Curiosity de la base du Mont Sharp. Ce point qui permettra enfin d'atteindre cette base du Mont Sharp a été appelé Entry Point, il est à 7180 m de la position de Curiosity le 27 août 2013. Plusieurs mois seront nécessaires pour atteindre ce point, le but géologique principal de la mission, d'autant plus que cinq arrêts géologiques sont d'ores et déjà programmés. Ce n'est qu'après avoir dépassé Entry Point que le cœur de la mission commencera. Tout ce qui aura précédé n'aura été que "hors d'œuvre".
Source - © 2013 NASA/JPL-Caltech | Source - © 2013 Google Mars / NASA/JPL-Caltech |