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Article | 01/09/2022

Quantifier les fluides qui rentrent dans le manteau profond dans les zones de subduction par l'étude des éclogites alpines

01/09/2022

Samuel Angiboust

Laboratoire de Géologie de Lyon / ENS de Lyon

Olivier Dequincey

ENS de Lyon / DGESCO

Résumé

Des géodes “hydratées” dans des éclogites “sèches” pourraient entrainer des fluides “piégés” dans le manteau.


La question du devenir des fluides dans les zones de subduction

Plusieurs pourcents (volumiques) de fluides (H2O, CO2) peuvent être stockés pendant l'altération hydrothermale ayant lieu sur le plancher océanique ou sur la part très amincie des marges continentales. Cet enrichissement est bien visible dans les ophiolites comme celle du Chenaillet (Alpes) qui n'ont pas subi d'enfouissement significatif ou dans la marge (non subduite) du Golfe de Gascogne en Pays Basque (cf. Un exceptionnel affleurement de pillow-lavas hydrothermalisés, Eibar, Pays Basque espagnol). Lors de la subduction d'une plaque océanique sous une autre plaque tectonique, l'H2O contenue à la fois dans les pores et dans le réseau cristallin des minéraux hydroxylés (amphiboles, serpentines…) est amenée à être libérée (e.g. Poli & Schmidt, 2002 [11] ; Hacker, 2008 [5] ; Saffer & Tobin, 2011 [13] ; Fig. 1).

Schéma bilan “classique”,  datant de 2008, présentant les quantités de fluides redistribuées dans les zones de subduction mondiales par an (en Tg/Ma)

Figure 1. Schéma bilan “classique”,  datant de 2008, présentant les quantités de fluides redistribuées dans les zones de subduction mondiales par an (en Tg/Ma)

Parmi les fluides entrainés en subduction, 46 % sont libérés pendant la fermeture de la porosité, 35 % vont au-delà de 150 km (après l'arc volcanique) dans le manteau. Noter que ces valeurs sont sujettes à des incertitudes très importantes, et difficiles à contraindre.

Petit calcul pour avoir un ordre de grandeur comparable à d'autres chiffres. Sachant que 1 Tg = 1012 g = 106 tonnes, soit 106 m3 si on prend de l'eau comme fluide de référence, et que 1 Ma (1 million d'années) vaut environ 3,16.1013 s, le flux de 24.108 Tg/Ma (24E8 Tg/Myr, sur la figure) de fluide entrant en subduction équivaut environ à 76 m3/s, soit environ le quart du débit moyen de la Seine à Paris.


Une grande partie de l'eau est expulsée pendant la fermeture de la porosité et la diagenèse. Cette porosité peut atteindre plusieurs dizaines de pourcents dans les sédiments et jusqu'à une dizaine de pourcents dans les basaltes les plus altérés. La perméabilité (qui caractérise le degré de connectivité des pores d'une roche) décroit soudainement dès lors que la porosité de la roche diminue. Pour la croute continentale, on considère que cette perméabilité décroit de manière exponentielle (Manning & Ingebritsen, 1999 [7]). Pour la croute océanique en subduction, cela est probablement assez similaire même si cela reste moins bien contraint. Au-delà d'une certaine profondeur (>15 km), les réactions métamorphiques associées à la déformation achèvent normalement de fermer la porosité des roches (Fig. 2). Les réactions métamorphiques de déshydratation continuent d'avoir lieu, et les fluides “coincés” aux joints de grains, n'ont d'autre choix que de subir une pression identique à celle subie par la roche (cette pression correspond à la charge exercée par la colonne de roche sus-jacente).


Quand la quantité de fluide produite (par les réactions de déshydratation par exemple) devient trop importante et qu'on dépasse la résistance mécanique de la roche hôte, il arrive que la roche se fracture, générant une « hydrofracture » (Fig. 2). Les fluides à proximité de la fracture sont immédiatement aspirés dans cette zone en dépression temporaire, et, souvent, des minéraux y précipitent, conduisant au remplissage de cette veine. La nature des minéraux qui précipitent dépend de la nature des fluides (donc de la roche mère) et aussi de la pression et de la température régnant à cette profondeur (Fig. 3). Une fois le système vidangé, les fluides sont partis (vers des niveaux structuraux moins profonds, de par leur densité moindre que celle des roches – principe d'Archimède).


Il est souvent considéré que les éclogites de la croute océanique mafique (basique) sont le stade “ultime” de la déshydratation de la plaque océanique. C'est partiellement vrai, mais certaines espèces minérales telles que le mica blanc (phengite) ou la lawsonite peuvent encore être stables dans le champ métamorphique des éclogites (Poli & Schmidt, 2002 [11] ; Tsujimori et al., 2006 [14] ; Angiboust & Agard, 2010 [1]). Il s'agit toutefois d'une eau « liée » (c'est-à-dire dans le réseau minéral) et non d'une eau « libre » dans la porosité. Quantifier la quantité d'eau libre (in situ et aux conditions éclogitiques), s'il y en a, est quelque chose de très complexe car les roches métamorphiques à la surface ne nous montrent que l'état final, après que se soient déroulés une multitude de processus. Les études géophysiques sur une subduction active au large de la côte Ouest du Canada ont suggéré, en se basant sur le rapport entre les ondes P et S, qu'il doit exister plusieurs pourcents de porosité dans les roches en cours de subduction vers 50 km de profondeur sous l'ile de Vancouver, dans des conditions métamorphiques correspondant à l'entrée dans le champ des éclogites (Fig. 4 ; Peacock et al., 2011 [9]).

Schéma de la subduction des Cascades montrant la zone des ETS (Episodic Tremor and Slip events) à la base de la zone sismogénique

Figure 4. Schéma de la subduction des Cascades montrant la zone des ETS (Episodic Tremor and Slip events) à la base de la zone sismogénique

La zone des ETS se caractérise par des rapports Vp/Vs très élevés, indiquant probablement la présence d'une forte porosité (plusieurs pourcents !), remplie de fluides.


D'autre part, des études expérimentales en laboratoire des angles diédraux[1] entre une phase fluide et des clinopyroxènes en conditions éclogitiques révèlent également que plusieurs pourcents de fluides sont théoriquement possibles, coincés le long des joints entre les cristaux formant l'éclogite (Mibe et al., 2003 [8)). Des cartographies en spectroscopie Raman ont également mis en évidence des perméabilités très faibles permettant de maintenir les fluides en surpression entre les grains (Ganzhorn et al., 2019 [4]).

On peut dès lors s'interroger sur la possibilité d'observer des reliques de cette ancienne porosité dans les roches éclogitiques maintenant exhumées à la surface terrestre. En effet, il peut se passer beaucoup de processus qui peuvent détruire cette porosité entre la profondeur et leur arrivée en surface, à commencer par la déformation…

L'apport de la découverte des géodes éclogitiques du Monviso

Des observations récentes sur les roches ophiolitiques éclogitiques alpines ont permis d'identifier des structures correspondant à des bulles millimétriques à centimétriques dont les parois sont recouvertes de minéraux s'étant formés à haute pression (omphacite, grenat, talc, apatite ; Fig. 5 et Fig. 6). Le remplissage de ces « mini-géodes » contraste avec la roche-hôte qui, dans le cas du Monviso, est à grain fin.

La figure 7 illustre la structure interne des gros cristaux de grenat qui présentent des inclusions d'impuretés, probables inclusions fluides (flèches noires), ainsi que des baguettes d'omphacite. La zonation chimique interne de ces grenats est tout à fait spectaculaire, avec des structures concentriques, ancrées sur les parois de la géode, et présentant des oscillations chimiques très marquées (voir la cartographie chimique de la teneur de manganèse du grenat, Fig. 8). De telles oscillations ont été décrites dans des grenats hydrothermaux formés à faible profondeur dans des milieux riches en fluides (e.g. Jamtveit et al., 1993 [6]).


Cartographie chimique du contact entre l'hôte éclogitique et la géode, réalisé en rayons-X à la sonde électronique illustrant le contenu en manganèse du grenat

Figure 8. Cartographie chimique du contact entre l'hôte éclogitique et la géode, réalisé en rayons-X à la sonde électronique illustrant le contenu en manganèse du grenat

Les structures de croissance oscillantes visibles dans les grenats poussant sur le bord de la géode sont caractéristiques des minéraux hydrothermaux (c'est-à-dire poussant en présence d'une phase fluide).

Omp : omphacite. Ap : apatite.


Un modèle thermodynamique a été réalisé dans le but de mieux comprendre la succession des réactions minéralogiques à l'œuvre dans ces éclogites et ainsi identifier les processus qui ont pu mener à la genèse des géodes et leurs structures si particulières. Ce modèle montre que le passage d'un schiste bleu à une éclogite se fait théoriquement (et en supposant que l'on atteigne l'équilibre thermodynamique en permanence) sur une fenêtre de conditions pression-température restreinte (Fig. 9). L'eau liée contenue dans les minéraux hydroxylés comme l'amphibole (dont la glaucophane) ou la chlorite se trouve libérée pendant l'éclogitisation (de l'ordre de 3-4 % volumiques). Cette libération d'eau libre s'accompagne d'une réduction de volume liée à l'éclogitisation. La présence des géodes nous indique que ce fluide ne sort pas du système, en accord avec les observations de terrain révélant jusqu'à 2-3 % (en volume) de pores dans les éclogites sur le terrain (Fig. 5).

Modèle (issu d'une modélisation en pseudosection) illustrant les changements minéralogiques pendant les réactions d'éclogitisation entre 500 et 550°C

Figure 9. Modèle (issu d'une modélisation en pseudosection) illustrant les changements minéralogiques pendant les réactions d'éclogitisation entre 500 et 550°C

On voit que la fenêtre où a lieu toute la libération d'H2O est très restreinte, sur une gamme d'une vingtaine de degrés. Cette transformation s'accompagne d'un passage d'une masse volumique de 3330 kg/m3 à 3430 kg/m3 (Δρ de +2,8 %).


Les données géochronologiques abondantes pour les éclogites des Alpes occidentales nous permettent d'avoir une idée assez précise des âges du métamorphisme, et des reconstitutions récentes combinant pétrologie détaillée et géochronologie indiquent que cette éclogitisation a probablement eu lieu sur un intervalle de temps d'un million d'années (Dragovic et al., 2020 [3] ; Fig.10). Ces contraintes (paramètres du calcul détaillés dans Angiboust et Raimondo, 2022 [2]) permettent de calculer que des perméabilités quasi-nulles sont requises pour empêcher ces fluides libres de migrer sur une échelle de temps de l'ordre du million d'années, et ainsi former ces géodes. La quantité de porosité prédite par la pétrologie (et observée sur le terrain ; Fig. 5) est en accord avec la gamme de valeurs proposée dans l'étude sismologique de Peacock et al., 2011 [9] (Fig.4).

Schéma conceptuel représentant les transformations métamorphiques subies par la croute océanique entre 47 et 45 Ma

Figure 10. Schéma conceptuel représentant les transformations métamorphiques subies par la croute océanique entre 47 et 45 Ma

En supposant un écoulement de type Darcy, une distance maximale métrique de transport, et une durée maximale d'un million d'années pour le passage à travers cette fenêtre d'éclogitisation, on peut en déduire une perméabilité maximale de 10-22 m² pour les éclogites du Monviso, c'est-à-dire des valeurs correspondant quasiment à un milieu imperméable. Dans la géode, la pression de pore (PF) est égale à la pression lithostatique (PL, c'est-à-dire la pression subie par le milieu environnant). Selon ce modèle, plusieurs pourcents de porosité remplie de fluides peuvent se maintenir bien au-delà des profondeurs de sous-arc, jusque dans le manteau profond.

Données géochronologiques et cinématiques issues de Rubatto et Angiboust, 2015 [12] et Dragovic et al., 2020 [3].


Conséquences globales

Si les observations des éclogites alpines s'avèrent représentatives de toutes les croutes mafiques (basiques) subductées à l'échelle globale et ce, depuis des centaines de millions d'années de fonctionnement des zones de subduction, les volumes d'H2O enfouis dans les niveaux profonds du manteau pourraient être bien plus grands que précédemment considéré (cf. Fig. 1)… comme l'a récemment suggéré la découverte d'inclusions de ringwoodite (polymorphe de haute pression de l'olivine – cf. Discontinuités sismologiques et diagramme de phase de l'olivine) contenant jusqu'à 1,4 % d'H2O (en poids) dans des diamants brésiliens (Pearson et al., 2014 [10]).

Enfin, dans le cas où le fluide piégé n'est pas seulement de l'H2O (supercritique) mais une mixture H2O-CO2 ou H2O-CH4, il serait concevable (1) que les subduction soient des puits de carbone plus importants que généralement admis, et (2) que des processus de réduction de carbone dans un environnement réducteur comme le manteau profond pourraient conduire à la formation de géodes tapissées… de diamants (comme cela a été imaginé par Jules Verne dans son Voyage au centre de la Terre) !

Bibliographie

B. Dragovic, S. Angiboust, M.J. Tappa, 2020. Petrochronological close-up on the thermal structure of a paleo-subduction zone (W. Alps), Earth and Planetary Science Letters, 547, 116446

A.C. Ganzhorn, H. Pilorgé, B. Reynard, 2019. Porosity of metamorphic rocks and fluid migration within subduction interfaces, Earth and Planetary Science Letters, 522, 107-117

B.R. Hacker, 2008. H2O subduction beyond arcs, Geochemistry, Geophysics, Geosystems, 9, Q03001 – Free Access

B. Jamtveit, R.A. Wogelius, D.G. Fraser, 1993. Zonation patterns of skarn garnets: Records of hydrothermal system evolution, Geology, 21, 2, 113-116 [pdf]

C.E. Manning, S.E. Ingebritsen, 1999. Permeability of the continental crust: Implications of geothermal data and metamorphic systems, Reviews of Geophysics, 37, 1, 127-150 – Free Access

K. Mibe, T. Yoshino, S. Ono, A. Yasuda, T. Fujii, 2003. Connectivity of aqueous fluid in eclogite and its implications for fluid migration in the Earth's interior, Journal of Geophysical Research: Solid Earth, 108, B6 – Free Access

S.M. Peacock, N.I. Christensen, M.G. Bostock, P. Audet, 2011. High pore pressures and porosity at 35 km depth in the Cascadia subduction zone, Geology, 39, 5, 471-474

D.G. Pearson, F.E. Brenker, F. Nestola, J. McNeill, L. Nasdala, M.T. Hutchison, S. Matveev, K. Mather, G. Silversmit, S. Schmitz, B.. Vekemans, L. Vincze, 2014. Hydrous mantle transition zone indicated by ringwoodite included within diamond, Nature, 507, 221-224

S. Poli, M.W. Schmidt, 2002. Petrology of subducted slabs, Annual Review of Earth and Planetary Sciences, 30, 1, 207-235 [pdf]

D. Rubatto, S. Angiboust, 2015. Oxygen isotope record of oceanic and high-pressure metasomatism: a P–T–time–fluid path for the Monviso eclogites (Italy), Contributions to Mineralogy and Petrology, 170, 5, 1-16 [pdf]

D.M. Saffer, H.J. Tobin, 2011. Hydrogeology and mechanics of subduction zone forearcs: Fluid flow and pore pressure, Annual Review of Earth and Planetary Sciences, 39, 157-186 [pdf]

T. Tsujimori, V.B. Sisson, J.G. Liou, G.E. Harlow, S.S. Sorensen, 2006. Very-low-temperature record of the subduction process: A review of worldwide lawsonite eclogites, Lithos, 92, 3-4, 609-624 [pdf]



[1] Angle diédral ou angle dièdre = angle entre deux plans.