Outils personnels
Navigation

Aller au contenu. | Aller à la navigation

Vous êtes ici : Accueil RessourcesLa structure de la théorie de l'évolution, de Stephen Jay Gould

Article | 03/10/2007

La structure de la théorie de l'évolution, de Stephen Jay Gould

03/10/2007

Cyril Langlois

UFR Sciences de la Terre et de la Mer, Univ. Bordeaux 1

Olivier Dequincey

ENS de Lyon / DGESCO

Résumé

Pourquoi le "grand-œuvre" de Stephen Jay Gould est un ouvrage indispensable à tout biologiste, paléontologue ou enseignant de l'évolution. Commentaire après lecture du monumental livre du paléontologue américain S. J. Gould. Présentation du contenu, mise en avant des points les plus importants pour les enseignants, les étudiants ou les chercheurs intéressés par l'état actuel de la théorie de l'évolution.


Ce texte a été aimablement relu par Hervé Le Guyader (MNHN), Vincent Laudet (ENS de Lyon) et amendé par Marcel Blanc, écrivain scientifique, ami et traducteur de S. J. Gould.

Introduction

Le paléontologue américain Stephen Jay Gould (1941-2002) fut sans conteste l'un des représentants de sa discipline les plus connus du grand public aux Etats-Unis (au point même d'apparaître dans un épisode de la fameuse série des Simpsons) comme en Europe.

Stephen Jay Gould en 1991

Figure 1. Stephen Jay Gould en 1991

Photographie in : M. Blanc, CR Palevol, 2003 [1].


Stephen Jay Gould dans la série des Simpsons

Il doit cette renommée, d'une part (aux États-Unis), à sa participation active à la lutte contre les idées créationnistes (les tenants du créationnisme ayant détourné et falsifié certains de ses propres travaux ou tenté de détourner à leur profit son image de « trublion » dans la communauté scientifique évolutionniste) et d'autre part à ses nombreux essais, publiés périodiquement dans la revue Natural History et traduits en français sous forme de recueils (Le pouce du panda, Quand les poules auront des dents, etc.) ou encore à son ouvrage La vie est belle, plus spécifiquement consacré à la réinterprétation des fossiles du gisement de Burgess Pass.

Dans sa discipline, en dehors de ses travaux de recherche spécialisés portant sur l'évolution morphologique des escargots du genre Cerion, il est principalement connu et reconnu par ses pairs comme le co-auteur de plusieurs idées théoriques concernant les modalités de fonctionnement de l'évolution à l'échelle des temps paléontologiques (macro-évolution) : celle des « équilibres ponctués » (cf. infra), élaborée avec son collègue Niles Eldredge en 1972 ; celle d'exaptation, proposée avec la paléontologue et mammalogiste Elizabeth Vrba ; celle d'expansions structurales, développée avec son ami le généticien Richard Lewontin. La défense de ces deux grandes notions et de leurs développements théoriques, ainsi que la facilité d'écriture et la grande culture de S. J. Gould, en ont fait un acteur incontournable des débats qui ont agité la communauté des chercheurs évolutionnistes au cours des trente dernières années.

C'est une monumentale synthèse de ces réflexions et de ces apports théoriques à la théorie de l'évolution darwinienne que Stephen Jay Gould a proposé dans l'un de ces derniers livres, The Structure of Evolutionnary Theory, publié en 2002 en américain et en 2006 en version française, sous le titre La structure de la théorie de l'évolution. On doit d'ailleurs saluer l'imposant travail réalisé par Marcel Blanc, traducteur habituel de Stephen Jay Gould (qui, par ailleurs, parlait et lisait fort bien le français), pour traduire cet énorme volume de plus de 2000 pages.

S.J. Gould : première de couverture de l'édition américaine (2002)

S.J. Gould : première de couverture de l'édition française (2006)

Mais cet ouvrage est aussi plus que la seule explication des idées de Gould par leur auteur. C'est aussi un livre d'histoire des sciences et d'épistémologie et un panorama de l'état des idées, des recherches et des débats concernant les mécanismes de l'évolution biologique — des échelles spatiale et temporelle du gène à celles des grands clades — et son déroulement au cours des temps géologiques.

Cet article n'a pas la prétention de résumer ni même d'énumérer l'ensemble des éléments développés dans cet ouvrage. D'ailleurs, comme le souligne K. Padian [2], « il est impossible de résumer en quelques pages un ouvrage qui en compte plus de 1400 (dans la version originale anglaise) – en fait plusieurs livres en un seul volume ». Son objectif est, plus simplement, de présenter les aspects qui en font une référence incontournable et une lecture chaudement recommandée pour toutes les personnes intéressées par le sujet (paléontologues, biologistes et enseignants de SVT, au minimum) et qui justifient de s'atteler à la lecture de cet impressionnant volume.

Stephen Jay Gould, bien conscient de la longueur de son livre, propose dans le chapitre introductif — où il explique les objectifs et la logique son propos — un résumé de chacun des chapitres suivants. À moins d'être déjà bien connaisseur des idées de S. J. Gould, ce résumé, bien que rigoureux et exhaustif, peut sembler rébarbatif et peu clair à la première lecture. Par contre, il est particulièrement intéressant de le (re-)lire après la lecture complète du livre, pour se remettre en mémoire l'ensemble de l'ouvrage et ses principaux points importants.

Dans cet article, les citations de l'ouvrage de S. J. Gould sont tirées de la traduction française de Marcel Blanc. Les pages mentionnées correspondent à l'édition française NRF essais Gallimard de 2006.

Lire ce livre pour une leçon d'histoire des sciences

Tout au long de son livre, Stephen Jay Gould se défend de vouloir proposer une nouvelle théorie de l'évolution biologique qui réfuterait celle de Charles Darwin. Au contraire, son objectif est de montrer comment les idées et les découvertes récentes aboutissent à compléter, élargir et enrichir encore la théorie darwinienne originale tout comme sa version moderne, la « Théorie Synthétique de l'Évolution », ce qui les modifie substantiellement, tout en conservant toujours la base fondamentale élaborée par Darwin il y a un siècle et demi.

Cela n'empêche pas Gould de critiquer certaines positions défendues par Charles Darwin comme par les auteurs ultérieurs de la Théorie Synthétique, en particulier l'adaptationnisme (position selon laquelle tout caractère présent chez un organisme résulte d'un processus d'adaptation, adaptation de l'organisme lui-même ou héritage d'une adaptation acquise par ses ancêtres) ou l'uniformitarisme de Lyell, transféré par Darwin à l'évolution des espèces, et selon lequel 1) l'évolution ne procède que lentement et par d'infimes modifications à chaque génération et 2) les phénomènes brutaux, réellement rapides et catastrophiques, n'ont pas affecté l'évolution biologique.

Pour justifier ses critiques et montrer leur poids, Gould ne se contente pas de les argumenter par des faits et des arguments logiques. Il tient à démontrer comment et pourquoi Charles Darwin et les évolutionnistes qui l'ont suivi ont élaboré ou soutenu telle ou telle position théorique, telle ou telle des grandes notions qui sous-tendent toujours les débats entre évolutionnistes. Pour ce faire, avant d'exposer et de défendre ses propres propositions de complément à la théorie de l'Évolution, Gould brosse d'abord un formidable panorama de toute l'histoire de la théorie de l'Évolution, à travers l'analyse critique des ouvrages et des idées des principaux chercheurs et auteurs qui ont jalonné cette histoire, depuis Jean-Baptiste Lamarck et Charles Darwin jusqu'à John Maynard-Smith ou Richard Dawkins. Toute la première moitié de l'ouvrage devient donc un livre d'histoire des sciences et de critique littéraire et scientifique. Pour les lecteurs français, cette lecture est particulièrement captivante et instructive, cette histoire des idées n'étant quasiment pas enseignée en France et bon nombre des auteurs présentés par Gould leur étant tout simplement inconnus (ou connus seulement, au mieux, par quelques clichés généralement erronés).

De plus, Gould insiste toujours sur l'importance, dans le cheminement intellectuel des auteurs, et donc dans l'histoire des idées, du contexte historique et social et de la psychologie des auteurs, telle qu'elle ressort de leurs écrits, de leur biographie et — pour les auteurs les plus récents — des discussions que Stephen Jay Gould a pu avoir directement avec eux.

Puisqu'il entend compléter la structure de la théorie de Charles Darwin, Gould commence donc par :

  1. décortiquer cette structure, à travers une exégèse minutieuse de l'ouvrage fondamental de Darwin, L'Origine des espèces ;
  2. démontrer comment une bonne part de « l'efficacité » et du succès de la théorie darwinienne a tenu à l'origine sociale, au contexte psychologique et historique et à la personnalité particulière de son auteur, Charles Darwin ;
  3. souligner combien la théorie de Darwin se distingue fondamentalement des théories et des idées d'autres auteurs du XIXe Siècle (Lamarck, Cuvier, Owen, etc.).

Une exégèse de la pensée de Charles Darwin...

Le « trépied » darwinien

Stephen Jay Gould propose donc d'abord une analyse de la théorie de Darwin telle que celui-ci l'a élaborée et défendue au cours de sa vie, dans son ouvrage fondamental et dans ses lettres à ses confrères, partisans et adversaires. Tout au long de cette exégèse, Gould décortique la logique de la théorie darwinienne et le fonctionnement de la sélection naturelle telle que conçue par Darwin. Il insiste sur la cohérence et la rigueur intellectuelle de l'auteur, sur le soin apportée à l'élaboration de sa théorie comme à la prise en compte des critiques, et montre que l'évolution darwinienne est charpentée par trois piliers fondamentaux, tout trois considérés par Darwin lui-même comme indispensables à la cohérence de sa théorie, et que Gould appelle le « trépied » darwinien.

  1. La sélection naturelle agit exclusivement sur les organismes, en accordant à certains phénotypes une descendance plus importante qu'à d'autres (pilier de « la nature des agents et du mode d'opération »). L'organisme, le phénotype, est l'unique niveau sur lequel agit la sélection. L'organisme est en effet un individu au sens évolutionniste, au sens où il présente les caractéristiques fondamentales nécessaires au fonctionnement de la sélection darwinienne : (1) des délimitations spatiale et temporelle nettes : un corps isolé de celui des autres (par la peau), une naissance et une mort, autrement dit une stabilité au cours de son existence ; (2) une capacité à se « répliquer », avec une part de variabilité chez ses descendants ; (3) des différences qui le distinguent des autres individus avec qui (4) il est en interaction (compétition).
  2. La sélection naturelle suffit à expliquer l'apparition de nouvelles espèces (elle est créative et pas simplement exterminatrice), sans qu'il soit nécessaire d'invoquer d'autres phénomènes créatifs ni aucune « tendance intrinsèque » des organismes (pilier de « l'efficacité de la sélection »). Il faut et il suffit que la sélection agisse continûment sur un champ de variations entre phénotypes, les variations étant toujours (1) abondantes, (2) de faible ampleur et (3) isotropes, c'est-à-dire sans « tendance » privilégiée.
  3. Cette action ininterrompue de la sélection naturelle au niveau des organismes, de génération en génération (micro-évolution), suffit, grâce à l'ampleur des temps géologiques, à « engendrer, par simple accumulation, toute la gamme du changement morphologique et de la diversité taxonomique » (Gould, p. 92) et à expliquer l'histoire évolutive du vivant (macro-évolution) : la micro-évolution sous-tend, par extrapolation à l'échelle géologique, la macro-évolution (pilier du « champ d'applicabilité » du mécanisme évolutif fondamental).

« « La nature agit uniformément et lentement durant de vastes périodes de temps sur l'ensemble de l'organisation, de toutes les façons pouvant bénéficier à chaque organisme » » (C. Darwin, l'Origine des espèces, in S. J. Gould, 2006, p. 220).

Les idées que défend ensuite Stephen Jay Gould pour compléter la théorie de l'évolution concernent chacun de ces trois piliers. S'il ne nie pas qu'ils soient au cœur de la théorie de l'évolution, il veut montrer qu'ils ne sont pas strictement suffisants et doivent être amendés et complétés : la sélection pourrait agir sur d'autres niveaux, d'autres individus évolutifs (gènes, lignées cellulaires, espèces) (pilier 1) ; la variabilité ne serait pas toujours rigoureusement isotrope, mais aussi pour partie « canalisée » par des contraintes structurales, des structures héritées (pilier 2) ; l'histoire macro-évolutive n'est pas uniquement explicable par la micro-évolution (pilier 3), les extinctions de masse, en particulier, étant désormais reconnues comme une composante importante de l'histoire du vivant.

L'empreinte de l'homme Charles Darwin sur la théorie

La science n'est pas une accumulation unidirectionnelle d'améliorations des connaissances menés par des chercheurs rigoureusement objectifs, rationnels et isolés de tout contexte social et historique. Pour Stephen Jay Gould, le succès de l'ouvrage De l'Origine des espèces et la cohérence de la théorie de l'Évolution darwinienne sont largement le produit des convictions, du talent et de la personnalité de Charles Darwin.

Gould montre ainsi comment Darwin, d'abord, avait largement réfléchi à tous les aspects de sa théorie, à l'ensemble des critiques qui pouvaient lui être faites, de même qu'aux cas problématiques et aux questions qu'il lui faudrait prendre en compte (la vie sociale des Hyménoptères, l'altruisme humain, l'existence ou non d'une sélection entre espèces, par exemple) et comment il en avait une compréhension plus complète que la plupart de ses collègues, contemporains ou postérieurs, acquis à l'évolution (comme Alfred Russel Wallace).

De même, Gould explique pourquoi Darwin s'est acharné à défendre une évolution et un cadre géologique gradualistes, c'est-à-dire une évolution lente et progressive, même à l'échelle géologique, et une très longue durée des temps géologiques. Cette position dogmatique découlait logiquement de l'affirmation que les processus microévolutifs expliquait la macro-évolution, mais l'obligeait à affirmer que l'absence de « forme de transition » entre les espèces fossiles résultait de la défaillance des archives fossiles et des lacunes de sédimentation. Mais, souligne Gould, si l'apparition d'une espèce se faisait uniquement par transformation graduelle d'une espèce ancestrale, l'absence de fossile représentatif de cette « transition » signifie une totale absence de sédimentation pendant des millions d'années ! Si cela pouvait encore paraître plausible au XIXe siècle, ce ne l'est plus aujourd'hui. Et surtout, le catastrophisme défendu par Cuvier, entre autres, provenait justement de l'examen direct des archives fossiles, qui montraient des changements de faune nets, d'une strate à l'autre : la défense du gradualisme obligeait Darwin, comme Lyell, à contester les données directement disponibles, en les accusant d'imperfection. Contrairement à ce que supposerait une progression idéale de la science sur la base de l'examen de faits objectifs, les positions de Darwin et Lyell, qui pourtant s'imposeront pendant longtemps, ne résultent pas de ce processus « glorieux ».

Et si Darwin a autant tenu à ses positions gradualistes, c'est aussi largement, en raison de son environnement social et culturel de grand bourgeois anglais de l'époque victorienne, ainsi que de son adhésion aux idées de Charles Lyell :

« Je pense que la défense rigoureuse, [...] du gradualisme strict par Darwin reflète une prise de position systématique, de portée bien plus vaste que la simple reconnaissance d'un corollaire logique de la sélection naturelle. En fait, je crois que cette conviction forte correspondait à une attitude générale qui recouvrait l'adhésion à la thèse de Lyell selon laquelle le gradualisme allait de pair avec la rationalité et reflétait aussi le penchant culturel pour le gradualisme à l'époque où la Grande-Bretagne connaissait sa plus grande période d'expansion industrielle et coloniale » (Gould, p. 217).

... et de celles de nombreux autres auteurs

Une fois disséquée la pensée de Charles Darwin, Gould analyse dans les chapitres suivants les ouvrages d'autres penseurs, antérieurs et postérieurs à Darwin, pour mettre en évidence :

  1. en quoi la théorie darwinienne s'avérait, en 1859, profondément originale et réellement révolutionnaire, comment elle se distinguait radicalement de toute les théories de l'organisation du vivant précédemment proposées ;
  2. comment cette théorie a fait l'objet de contestations, de débats ou d'interprétations plus ou moins fidèles après sa publication, d'autres théories alternatives au darwinisme — et non pas simplement complémentaires à celui-ci — ayant été proposées jusqu'aux premières décennies du XXe siècle.

Lamarck, Geoffroy, Cuvier, Owen et autres prédécesseurs de Darwin

Le premier auteur auquel on peut comparer la pensée de Darwin est, naturellement, Lamarck. Stephen Jay Gould analyse donc la théorie de Lamarck et explicite les idées de cet auteur bien au delà des clichés classiques de « l'hérédité des caractères acquis ». Gould explique, en particulier, comment Lamarck concevait l'évolution des organismes comme un processus double, comprenant deux mécanismes distincts (« théorie des deux facteurs », selon Lamarck) :

  1. la « montée dans la chaîne des êtres » et « la génération spontanée » : pour Lamarck, qui ne fait que reprendre là des idées communément admises à son époque, les formes de vie les plus simples, apparaissant spontanément en permanence, entament aussitôt une progression inexorable sur « l'échelle du vivant », vers des formes plus complexes. Ce processus de type orthogénétique est intrinsèque au vivant et indépendant de l'environnement abiotique. Mais ce processus, considéré comme le mécanisme le plus fondamental, le plus important... reste « inobservable et invérifiable » (Gould, p. 274).
  2. L'« adaptation locale » : Lamarck comprenait bien, comme ses contemporains, que les espèces étaient adaptées à leurs conditions de vie. Son apport théorique majeur a été de proposer que l'obtention de l'adaptation résultait d'un processus d'évolution, par modification des morphologies d'une génération à l'autre via les deux processus 1) de l'influence directe de l'environnement sur la morphologie des organismes (malléabilité des organismes) et 2) de l'hérédité directe de ces caractères acquis. Mais pour Lamarck, cette évolution menant à l'adaptation n'est qu'un processus annexe, un épiphénomène qui vient perturber la « trajectoire montante principale ». Et ainsi, seul le processus évolutif le moins important est démontrable et explicable.

Lamarck est donc, surtout, le premier à proposer comme mécanisme évolutif une influence de l'environnement extérieur sur les organismes, donc une théorie fonctionnaliste. Charles Darwin reprend ce même courant de pensée fonctionnaliste mais nie la dualité des processus de Lamarck : l'influence de l'environnement, au travers de la sélection naturelle, devient le seul et unique processus expliquant à la fois l'adaptation locale des espèces, leur apparition et finalement l'ensemble de l'organisation du monde vivant. L'autre processus, fondamental mais indémontrable, de la montée de l'échelle des êtres, n'existe, lui, tout simplement pas.

Ensuite, Gould rappelle aussi les positions théoriques de plusieurs auteurs non-évolutionnistes ou non-darwinien antérieurs à Darwin. Ainsi ce livre fournit-il aussi une présentation détaillée des idées de George Cuvier et d'Étienne Geoffroy Saint-Hilaire, ainsi qu'une explication de la querelle qui les opposa en 1830, querelle qui fit à l'époque grand bruit et captiva, entre autres, Goethe. Ici encore, par exemple, Gould nous donne un éclairage sur les positions de Cuvier qui démonte le cliché simpliste du catastrophiste farouchement opposé à l'idée d'évolution. Cuvier n'avait rien d'un bigot attaché à la lecture littérale de la Bible. Au contraire, c'est la rigueur de ses observations anatomiques qui l'amenait à rejeter l'idée d'évolution : pour Cuvier, l'adaptation des organismes à leur mode de vie paraissait si excellent que l'idée d'une modification, même progressive, de leur plan d'organisation, était inconcevable : tous les caractères d'un plan d'organisation paraissant optimisés pour fonctionner de concert (un carnivore, par exemple, étant muni de crocs, de griffes, d'un système digestif apte à la digestion de la viande, etc.), aucune modification, même petite, de l'un de ces caractères n'était concevable sans remettre en cause l'ensemble de l'organisation de l'animal.

Plus largement, par une revue des idées des grands anatomistes et des premiers paléontologues du XVIIIe siècle, Stephen Jay Gould présente les courants de pensée de l'époque concernant l'organisation du vivant, courants qui se posaient alors en alternative au darwinisme. Il insiste surtout sur l'opposition des théories « fonctionnalistes et adaptationnistes », pour lesquelles les organismes sont édifiés (par évolution ou par intervention divine) « en fonction d'une optimalité biomécanique » et les théories « structuralistes », qui voyaient les organisations anatomiques des êtres vivants comme des déclinaisons d'archétypes idéaux (l'archétype vertébral de Richard Owen et de Geoffroy Saint-Hilaire ou l'archétype foliaire des végétaux de Goethe). On trouve donc évoqué dans ces pages les conceptions de nombreux auteurs, comme Paley, Buffon, Louis Agassiz et Richard Owen.

Non-darwiniens, darwiniens orthodoxes et hétérodoxes après Darwin

Après les pré-darwiniens, Stephen Jay Gould brosse l'histoire des débats et des idées qui ont agité la science de l'évolution après la publication de L'Origine des espèces. La théorie de Darwin, rappelle-t-il, ne s'est pas immédiatement imposée dans la communauté scientifique. Plusieurs auteurs ont adopté la théorie darwinienne sans toujours en saisir tous les aspects ou toutes les subtilités défendus par Darwin (Alfred Russel Wallace, Thomas Henry Huxley). D'autres ont proposé des alternatives à l'évolution strictement darwinienne, c'est-à-dire des théories contestant l'un ou l'autre des trois « piliers » de la théorie darwinienne.

Plusieurs auteurs, après Darwin, contestèrent la capacité de la sélection naturelle et de l'adaptation à expliquer l'intégralité de l'évolution du vivant et de la classification taxinomique, en proposant l'existence de contraintes internes ou de tendances directrices dans les modifications des organismes (Francis Galton, Alpheus Hyatt, Charles Otis Whitman, William Bateson...). D'autres réfutèrent le caractère obligatoirement gradualiste de l'évolution, en élaborant des mécanismes de changement brutal, « saltatoire », des organismes (Francis Galton, Hugo de Vries, Richard Goldsmith).

D'autres enfin, comme August Weisman, ont entrevu et finalement exprimé, souvent après un long cheminement intellectuel, la nécessité d'ajouter à la théorie darwinienne certaines des idées que Gould va à son tour soutenir (avec des arguments différents ou plus modernes) comme des modifications nécessaires à la théorie de l'évolution, en premier lieu la notion de sélection hiérarchique.

Lire ce livre pour une vision des débats récents en biologie de l'évolution

L'évolution de la théorie de l'évolution

Une fois passé en revue l'histoire de la théorie de l'évolution avant la découverte des gènes et la compréhension des mécanismes de l'hérédité, Gould décrit la mise au point puis le « triomphe » de la Théorie Synthétique de l'Évolution, qui reprend intégralement la théorie de Darwin en y ajoutant les apports nouveaux de la génétique et les progrès réalisées en systématique et en paléontologie. Cette présentation utilise à nouveau le compte-rendu critique des ouvrages qui ont fait date dans cette histoire de la science évolutive, comme Genetics and the Origins of Species de Theodozius Dobzhansky (1937), Systematics and the Origins of Species (1942) et Animal Species and Evolution (1963) de Ernst Mayr, Tempo and Mode in Evolution de George Simpson (1944).

La sclérose dogmatique de la « théorie synthétique »

Cependant, Stephen Jay Gould soutient, à la fois à travers l'étude de ces auteurs de référence et pour l'avoir constaté lui-même au cours de sa carrière, que la Synthèse Moderne, initialement assez ouverte aux débats théoriques et à une certaine pluralité d'opinions, s'est progressivement « rigidifiée » pour devenir, au début des années 1960, un cadre dogmatique figé, selon lequel toute structure organique découlait forcément d'un processus adaptatif. Gould démontre élégamment ce « durcissement » en confrontant les déclarations des grands auteurs (Simpson, Mayr, etc.) faites à plusieurs décennies d'intervalle et, surtout, les différentes éditions de leurs ouvrages (ou leurs ouvrages successifs). Et l'exercice atteste effectivement, bien plus clairement que les souvenirs de ces grands protagonistes de la science évolutive, de cette sclérose : des premières éditions de ces livres, publiés dans les années 1930-40, à celles des années 60, toute proposition d'un processus évolutif non strictement adaptationniste semble passer du statut d'hypothèse à examiner à celui de pure et simple hérésie (Ernst Mayr, par exemple, « affirme que l'existence de gène neutre est improbable (c'est même une absurdité en théorie, dit-il) » (Gould, p.746)). L'adaptationnisme devient la règle, de même que, du côté de la paléontologie, le gradualisme et l'affirmation du « troisième pilier » du trépied darwinien : toute conception d'un changement évolutif ou environnemental brutal (catastrophique) est à rejeter. Ainsi, « le durcissement a touché tous les grands thèmes de la logique centrale darwinienne » (p. 723).

Gould montre également que cette rigidification théorique s'est complètement imposée en prenant place dans les principaux manuels d'enseignement. Mais outre le dogmatisme et l'arrogance ainsi affichés par les principaux penseurs de la biologie évolutive, Gould regrette surtout que ce processus ait cantonné la paléontologie à un rôle annexe concernant les recherches en évolution : la macro-évolution n'étant considérée que comme une extrapolation de la micro-évolution, la paléontologie se trouvait restreinte à dévoiler l'histoire évolutive des espèces telle qu'elle s'est effectivement déroulée, et devait perdre toute prétention à proposer des apports théoriques à la biologie évolutive.

Le renouvellement récent de la théorie

Une fois démontrée la « rigidification » de la pensée évolutionniste dans les années 1950-60, Gould explique comment de nouvelles données et de nouvelles idées sont venues bousculer ce cadre théorique et revivifier les recherches et les débats. C'est tout l'objet de la seconde partie du livre.

Parmi ces conceptions nouvelles, on trouve évidemment celles forgées par Gould et ses collègues, qui concernent la paléontologie et la macro-évolution et qui ont aussi pour particularité d'affirmer la distinction entre macro- et micro-évolution, la macro-évolution (l'évolution à l'échelle des temps géologiques) présentant, selon ces auteurs, des mécanismes supplémentaires, n'opérant qu'à l'échelle des temps géologiques et donc distincts de ceux de la micro-évolution.

C'est bien sûr la théorie des équilibres ponctués proposée par Niles Eldredge et Stephen Jay Gould en 1972, mais aussi, voire surtout, ses conséquences logiques, celle de la sélection d'espèces et plus largement, celle de sélection naturelle hiérarchique, que Gould développent d'abord.

La théorie des équilibres ponctués (qui, répétons-le, ne rejette aucunement les idées de Darwin), propose, sur la base de l'analyse du registre fossile de différents groupes taxinomiques, que :

  1. une espèce apparaît, à l'échelle des temps géologiques et dans les enregistrements sédimentaires, en un temps géologiquement court, souvent assez court pour que le déroulement de la spéciation ne puisse pas être enregistré dans les sédiments (« ponctuation ») ;
  2. une fois apparue (c'est-à-dire morphologiquement discernable des autres espèces et en particulier de l'espèce ancestrale), la nouvelle espèce reste inchangée (statistiquement) durant toute son existence (« stase »), existence beaucoup plus longue que l'épisode de spéciation, puis s'éteint (après avoir éventuellement « donné naissance » à d'autres espèces) ;
  3. la spéciation de type ponctuée est un phénomène de cladogenèse et de diversification : elle aboutit à une nouvelle espèce, distincte de l'espèce ancestrale, sans que cette dernière ne disparaisse : l'espèce-fille et l'espèce-mère peuvent coexister dans le temps et l'espace.

Cette nouvelle conception de la spéciation dans le registre paléontologique n'est pas opposée à la spéciation darwinienne, souligne Gould, puisqu'elle peut très bien se dérouler en plusieurs centaines ou milliers d'années, donc paraître lente et graduelle à l'échelle humaine et à l'échelle des générations successives des organismes. Mais cette durée est suffisamment faible, géologiquement parlant, pour se trouver entièrement représentée dans un seul joint de stratification !

« Par conséquent, ça n'est pas réellement la spéciation « ponctuée » qui doit paraître étonnante ou innovante dans cette théorie, ni les données qui la soutiennent, mais bien plus la « stase » des espèces ». Gould rappelle, avec une certaine malice, que si cette stase n'a longtemps pas été reconnue ni admise par les évolutionnistes, elle était pourtant constatée et directement utilisée par les biostratigraphes, puisqu'elle est permet la définition de biozones, comme l'atteste d'ailleurs tous les schémas explicatifs de cette notion de biozone.

Exemple de schéma explicatif de la notion de biozone, représentant les espèces fossiles en « stase »

Figure 5. Exemple de schéma explicatif de la notion de biozone, représentant les espèces fossiles en « stase »

S.J. Gould utilise dans son ouvrage un schéma équivalent, p. 1051.


Le modèle ponctué s'oppose avant tout à l'évolution de type anagénétique, où une espèce se modifie lentement et graduellement (géologiquement parlant), dans toute l'étendue de son aire de répartition, jusqu'à donner des formes suffisamment distinctes des formes plus anciennes pour que l'on puisse, assez arbitrairement, les décrire comme une nouvelle espèce morphologique. Dans ce type d'évolution, la définition des espèces paléontologiques est relativement arbitraire et le passage d'une espèce à l'autre correspond à une limite floue couvrant une durée relativement longue.

Gould consacre un chapitre complet (le chapitre 9) à expliciter cette théorie, en décrivant sa naissance et les données qui, en trente ans, sont venus l'étayer et contribuer à son amélioration. Il détaille plusieurs études, parmi les plus convaincantes, présentant des cas concrets d'évolution ponctuée. Il ne nie nullement, au contraire, que des cas d'évolution graduelle, de type anagénétique, ont aussi été démontrées, particulièrement chez les Foraminifères (mais, propose Gould, ces organismes ayant une reproduction asexuée de type clonale, leur évolution pourrait être intrinsèquement distincte de celle des espèces à reproduction sexuée qui, elles, montrent une prédominance, en fréquence relative, des cas d'évolution ponctuée). Enfin, il détaille les idées théoriques susceptibles d'expliquer la stase.

Dans le chapitre qui précède (le chapitre 8), Gould détaille le contenu et les fondements théoriques de la notion de sélection d'espèces et de sélection hiérarchique. La première partie de l'ouvrage lui avait permis de montrer que ces mécanismes évolutifs avaient déjà été envisagés par de nombreux auteurs du XIXe siècle, dont Darwin lui-même.

Mais si les espèces évoluent selon le modèle des équilibres ponctués, le processus de sélection d'espèces, c'est-à-dire d'une sélection naturelle agissant non plus uniquement au niveau des organismes, mais aussi au niveau des espèces, devient encore plus envisageable et plausible. En effet, dans le modèle ponctuationniste, les espèces peuvent être considérées comme des individus évolutifs : comme les organismes, elles présentent une « naissance » (apparition) et une « mort » (extinction), une stabilité au cours de leur existence (la stase) et la capacité « d'engendrer », par spéciation, d'autres individus (d'autres espèces), qui, dans une certaine mesure, leur ressemblent (hérédité). Par conséquent, on peut envisager que certaines espèces produisent plus d'espèces que d'autres et plus souvent (l'équivalent du différentiel de reproduction entre organismes en compétition) et transmettent cette caractéristique à leurs espèces-filles, donnant naissance ainsi à des clades plus diversifiés (comptant plus d'espèces) que leurs « concurrentes ».

Dans ce modèle, les espèces les plus « productives », engendrant le plus d'espèces-filles, sont aussi des espèces à courte durée d'existence à l'échelle géologique : en effet, si la spéciation procède par un mécanisme de type spéciation allopatrique ou parapatrique, les espèces les plus susceptibles de spéciation sont celles dont les populations présentent de faibles effectifs et une répartition géographique en populations morcelées : ce sont donc aussi des espèces plus "fragiles" vis-à-vis des changements de l'environnement, donc plus sujettes à l'extinction. Le succès évolutif du clade implique la brièveté d'existence des espèces (d'une manière là encore analogue à la relation inverse entre durée de vie et taux de reproduction rencontrée chez les organismes).

Tous les arguments et les subtilités de la théorie de Niles Eldredge et Stephen Jay Gould, les études (favorables ou non) qui s'y rapportent, ses conséquences intellectuelles dans la communauté des évolutionnistes et au delà, ne peuvent être résumés ici. Disons seulement qu'à l'issue de ce chapitre, Gould espère avoir convaincu ses lecteurs que l'évolution de type ponctuée est une réalité et souvent « le mode d'évolution prédominant (en fréquence relative) dans de nombreux taxa ».

La réfutation gouldienne du « gène égoïste » de R. Dawkins

C'est aussi dans ce chapitre où il détaille les concepts de sélection hiérarchique et d'équilibres ponctués que Gould présente le plus longuement les débats scientifiques dans lesquels ils s'est impliqué, ses prises de position, les arguments (pas toujours seulement scientifiques...) qui lui furent opposés et ses propres réponses. C'est ainsi qu'il réfute vigoureusement la théorie du « gène égoïste » de Richard Dawkins et Georges Williams, théorie qu'il qualifie de « féconde erreur de logique » (p. 854). Féconde car elle a animé les débats scientifiques récents, mais erreur tout de même.

La théorie du gène égoïste apparaît en effet diamétralement à l'opposée de la sélection hiérarchique défendue par Gould : elle propose que les entités réellement sélectionnées, les véritables « cibles » de la sélection naturelle, soient les gènes et non les organismes, lesquels ne serviraient que de « véhicule » transitoire aux gènes.

Gould résume ainsi la théorie de Dawkins et Williams, p. 859.

« Williams et Dawkins affirment tous deux la même argumentation en trois étapes : (1) les unités de sélection doivent nécessairement être des réplicateurs ; (2) les réplicateurs doivent nécessairement transmettre des copies fidèles (ou très peu modifiées) d'eux-mêmes d'une génération à l'autre ; (3) les traits des organismes sexués se désagrègent d'une génération à l'autre ; par conséquent, ces derniers ne peuvent être des unités de sélection, tandis que les gènes le peuvent, en raison de leur réplication fidèle. »

Les gènes des organismes sexués ne sont pas, pour Gould, des individus darwiniens (définis plus haut) et « l'erreur de logique » consiste à confondre les supports de l'information et de la transmission de cette information (les « réplicateurs », ici les gènes) et les éléments réellement soumis à la sélection, du fait de leur interaction avec l'environnement (au sens large), les « interacteurs », qui, pour Gould, sont d'abord les organismes et non les gènes. Le fait que le nombre de copies de certains gènes augmente au fil des générations ne signifie pas que les gènes soient les acteurs directs du phénomène : « la comptabilité n'est pas la causalité » (p. 881).

Les gènes « n'interagissent généralement pas de façon directe [C'est S. J. Gould qui souligne] avec l'environnement. En réalité, ils opèrent par le biais des organismes, lesquels fonctionnent comme de vrais agents dans la « lutte pour l'existence ». Les organismes vivent, meurent, entrent en concurrence avec d'autres, et se reproduisent ; il en résulte que les gènes sont transmis de façon différentielle à la génération suivante. [...] on peut même dire, métaphoriquement bien sûr, que les gènes agissent à la manière de plan de construction pour l'édification des organismes. Mais [...] on ne peut pas conclure qu'ils possèdent, de ce fait, la propriété, qui est absolument requise, d'interagir directement avec l'environnement lorsque les organismes luttent pour l'existence. » (p. 863-864)

Certes, les gènes se répliquent plus fidèlement que les organismes (dont les rejetons ne sont pas des copies exactes), mais cela n'en fait pas des unités de sélection. Car même s'ils définissent les caractéristiques des organismes, ils n'en contrôlent pas complètement les capacités d'interaction avec l'environnement. En effet, les organismes ne sont pas « le produit des effets additifs de gènes individuellement optimisés » (p. 875) : via le développement, l'organisme est le produit d'interactions « non linéaires ou non additives » entre les gènes, et il a donc des propriétés et des capacités particulières, « émergentes », c'est-à-dire non prédictibles par la seule combinaison additive de l'action de chaque gène individuel.

De même, affirme Gould, les espèces présentent des caractéristiques émergentes, c'est-à-dire non réductibles à la somme des caractéristiques des organismes qui les composent — comme, par exemple, la structure de leurs populations, qui pourraient déterminer leur plus ou moins grande capacité à la spéciation —, caractéristiques émergentes permettant un mécanisme de sélection entre espèces.

Gould insiste sur les faiblesses logiques et les contorsions du raisonnement de Dawkins et de Williams, par d'abondantes citations de leurs écrits, tout en montrant en même temps que ces difficultés disparaissent si l'on cesse de réduire l'action de la sélection naturelle à un seul niveau, que ce soit celui des gènes, comme Dawkins, ou celui des organismes, comme Darwin.

On ne peut reprendre ici l'ensemble du raisonnement et des arguments déployés par Stephen Jay Gould dans ce chapitre 8. On relèvera seulement ce passage, critiquant les faiblesses de la théorie du sélectionnisme génique, sur le plan de la mise en évidence pratique (p. 888) :

« Deux raisons fondamentales interdisent de comprendre les causes d'un changement génétique par la simple lecture des bilans comptables de fréquence des gènes. Premièrement, observer qu'un tri génique a eu lieu n'indique pas à quel niveau le mécanisme responsable a pris place. [...] Deuxièmement, même lorsqu'on peut identifier le niveau auquel s'est réalisé le tri génétique dans un cas donné, on ne peut pas savoir, d'après la seule observation de la fréquence des gènes, si le gène retenu l'a été parce qu'il a déterminé une certaine caractéristique du phénotype, qui a été dès lors sélectionnée, ou s'il a été retenu pour une série de raisons peut-être non adaptatives. »

Lire ce livre pour un panorama de la biologie de l'évolution actuelle

Une théorie de l'évolution vivifiée par la génétique, la biologie moléculaire et l'"évo-dévo"

Ayant expliqué comment il envisageait d'élargir le premier pilier de la théorie darwinienne, en passant d'une sélection centrée sur l'organisme à une sélection hiérarchique, Gould présente les modifications que l'on doit, dit-il, apporter aux deux autres piliers au vu des découvertes récentes.

En premier lieu, le "pan-adaptationnisme" de la Synthèse Moderne (tout caractère est une adaptation) est à relativiser. Il faut, argumente-t-il, reconnaître l'existence :

  1. de ce que Stephen Jay Gould et Richard Lewontin ont appelé en 1979 des « expansions structurales », des structures apparaissant comme conséquence obligatoire, mais non adaptatives elles-mêmes, du développement (en tant qu'adaptation) d'autres éléments ;
  2. de ce que Gould et Elizabeth Vrba ont nommé des « exaptations » (1982), des adaptations édifiées à partir de structures apparues chez un ancêtre en tant qu'adaptation à des fonctions différentes. Parmi ces exaptations, plus que le cas, désormais classique, de la plume (adaptation thermorégulatrice apparue chez certains dinosaures théropodes et réorientée en adaptation au vol chez les oiseaux), Gould décrit plusieurs autres exemples, comme celui des cristallines, ces protéines issues de familles protéiques diverses — en attestent leurs parentés phylogénétiques avec d'autres protéines (protéines de choc thermique de drosophile pour les cristallines alpha, enzyme du métabolisme glycolytique pour la cristalline epsilon du canard, etc.) — recrutées dans la formation des cristallins, du fait de leur capacité à édifier des amas transparents.

En second lieu, les résultats récents de cette nouvelle discipline qu'est l'"évo-dévo" — l'étude de l'évolution du développement des organismes, par la combinaison de l'identification des gènes du développement, de l'étude de leur expression et de la reconstruction phylogénétique — ont montré que le développement d'organismes très éloignés phylogénétiquement impliquait des gènes homologues (les gènes Hox en étant le plus fameux exemple) ou avait recruté les mêmes circuits génétiques (par exemple le gène Pax-6 dans le développement des yeux des arthropodes, des mollusques et des mammifères). La cooptation des mêmes gènes (Pax-6) pour édifier des structures structuralement différentes mais de même fonction (la sensibilité à la lumière, la vue) constituent un cas magistral d'évolution parallèle.

Gould profite de ce passage pour rappeler la distinction qu'il convient de faire entre les deux catégories d'homoplasie que sont l'évolution parallèle et la convergence évolutive, distinction qui n'a pas toujours été bien faite ou suffisamment soulignée.

Une fois encore, c'est en reprenant rapidement l'histoire de ce couple de concepts que l'auteur en rappelle les définitions : le parallélisme représente « une contrainte positive profonde due à une homologie particulière dans des processus générateurs sous-jacents » quand la convergence est un phénomène « se situant à l'opposé, car engendré par les forces externes de la sélection naturelle agissant sur un substrat interne malléable qui n'impose aucune contrainte » (p. 122). Autrement dit, une évolution parallèle provient du partage de mécanismes développementaux communs (donc homologues), « contraignant de l'intérieur » une similitude de forme chez les organismes considérés, alors que la convergence signe l'adaptation à une même « pression externe » exercée par l'environnement.

Les expansions structurales, les « homologies profondes » et les évolutions parallèles constituent des « contraintes » évolutives, preuve que l'adaptation n'a pas transformé les organismes de fond en comble, même les plus éloignés phylogénétiquement. Mais il s'agit souvent, défend Gould, de « contraintes positives », autrement dit de contraintes qui ont facilité, plus qu'entravé, la diversification des organismes.

Ainsi, souligne Gould, contraintes positives (expansions structurales et exaptations) et sélection hiérarchique alimentent la « capacité à évoluer », autrement dit l'évolutivité des organismes. Elles contribuent donc à résoudre un paradoxe de la théorie darwinienne classique qui voudrait qu'une espèce bien adaptée à son environnement à un moment donné devrait aussi avoir une durée d'existence géologique brève (sa spécialisation adaptative la privant de la flexibilité nécessaire pour surmonter une perturbation un peu importante de cet environnement).

À chaque fois, Gould effectue une analyse poussée de chacune de ces notions, cherchant à en envisager et à en catégoriser tous les avatars, et en présentent plusieurs exemples soigneusement choisis. Son ouvrage devient ainsi un compte-rendu synthétique et structuré de l'ensemble des grandes avancées survenues dans les sciences de l'évolution entre les années 1970 et le début du XXIe siècle (en paléontologie, en biologie du développement, en phylogénie, en génétique...), illustrant encore une fois le fameux aphorisme de Theodosius Dobzhansky selon lequel la biologie prend sens à la lumière de l'évolution. Avec l'intérêt supplémentaire que Gould prend soin, avec malice, de montrer que ces découvertes récentes peuvent aussi se lire comme des « réminiscences » d'idées déjà émises au XIXe siècle (sous des formes évidemment différentes et moins étayées scientifiquement) : le système ABC du développement des fleurs et l'archétype foliaire imaginé par Goethe, les homologies profondes du développement des Arthropodes et des Vertébrés et la recherche par Geoffroy Saint-Hilaire d'un archétype commun aux deux clades, etc.

Le retour de la paléontologie dans l'apport théorique à l'évolutionnisme

Enfin, Gould rappelle comment la « troisième patte du trépied darwinien », le gradualisme, est également à assouplir et à compléter, maintenant que la réalité de phénomènes « catastrophiques », capables de réorienter complètement et rapidement l'histoire du vivant, a été réaffirmée par la découverte de la couche enrichie en Iridium marquant la limite Crétacé-Tertiaire.

Gould ne consacre pas autant de pages à ce dernier point qu'aux précédents, considérant qu'il a déjà été largement décortiqué. Il prend tout de même la peine de rappeler le contexte des travaux de W. Alvarez à l'origine de la découverte de la couche à iridium. L'objectif initial de la mesure de cet élément au niveau de la crise K/T était de démontrer que le caractère soudain de la limite K/T était bien un artefact, dû à un ralentissement de la sédimentation (des taux d'iridium plus importants à ce niveau que dans le reste de la coupe devaient démontrer qu'il s'agissait d'une zone « condensée », en postulant que l'apport cosmique d'iridium restait constant). Mais devant l'ampleur du pic d'iridium mesuré, cette explication devenait intenable et une interprétation diamétralement opposée, un apport rapide d'une grande quantité d'iridium, s'imposait.

Mais ce « retour du catastrophisme » dans la compréhension de l'histoire du vivant, associé à la reconnaissance de plusieurs niveaux d'action de la sélection naturelle, en particulier les espèces et peut-être les clades eux-mêmes, fournit surtout un espace de recherches (pratiques et théoriques) renouvelé à la paléontologie. Dans le cadre de cette théorie de l'évolution enrichie, que Stephen Jay Gould échafaude tout au long de sa « longue argumentation » (expression qu'il emprunte à Darwin), cette discipline reprend une place majeure, puisque c'est à elle qu'il revient de reconstituer l'histoire évolutive des êtres vivants, d'en détailler et d'en expliciter les épisodes-clés et les accidents, mais aussi de démontrer l'existence et l'importance des phénomènes évolutifs spécifiques de la macro-évolution : exaptations, sélection de haut niveau, stase des espèces individuelles, stase des clades, etc. (la stase est un phénomène d'observation extrêmement important que seule la paléontologie peut mettre en évidence et qui n'est pas déductible des données théoriques et pratiques de la micro-évolution, telles que la génétique des populations).

L'objectif de S. J. Gould : Une théorie de l'évolution étendue, développée, mais toujours fondamentalement darwinienne

Ce "grand œuvre" de Stephen Jay Gould, synthèse de ses recherches et de l'évolution de sa pensée au cours de sa vie de chercheur et d'intellectuel, se veut une remise en question majeure de la Théorie Synthétique de l'Évolution, mais jamais le remplacement de cette théorie (ni de la théorie de Charles Darwin) par une autre qui la réfuterait. Pour Gould, qui utilise cette métaphore architecturale, il s'agit d'ajouter de nombreuses extensions à l'édifice de la théorie de l'évolution darwinienne, quitte, certes, à en modifier profondément l'aspect extérieur, mais en en conservant soigneusement les fondations.

Bien sûr, il faut prendre la peine de se lancer dans la lecture de ce livre, lui aussi monumental. Mais on en vient, au fil des pages, à admettre que ce texte érudit, truffé d'anecdotes et de détails historiques et en même temps brillamment cohérent, surpasse largement la lecture autrement plus fastidieuse de la pile de livres et d'articles scientifiques (traitant séparément d'histoire des sciences, de biologie moléculaire, de phylogénie, de paléontologie, de géologie...) qu'il représente à lui seul. Et fort peu d'ouvrages, en français du moins, fournissent une pareille mise en perspective de réflexions théoriques et de données scientifiques modernes à la lumière de l'histoire des idées et de la relecture des auteurs passés.

Références, bibliographie

  • [1] Marcel Blanc, 2003. Un portrait de Stephen Jay Gould. C.R. Palevol, 2, 329-334
  • [2] Kevin Padian, 2003. Evolution's past and future: an introduction and partial précis to Stephen Jay Gould's The Structure of Evolutionary Theory. C.R. Palevol, 2, 335-352
  • Stephen Jay Gould, 2007. La structure de la théorie de l'évolution. NRF - Gallimard
  • Patrick Tort, 2000. Darwin et la science de l'évolution. Découvertes. Gallimard
  • Didier Neraudeau, 2003. Les chemins de l'Évolution : sur les pas de Steven Jay Gould. C.R. Palevol, 2, 325-605
  • Marcel Blanc, 1990. Les héritiers de Darwin. Seuil