Image de la semaine | 29/02/2016
Filons d'andésite et les intrusions de diorite oligocènes (post-subduction) d'Italie du Nord, témoins magmatiques d'un détachement lithosphérique également à l'origine des andésites des Alpes françaises
29/02/2016
Résumé
Détachement lithospéhrique (lithospheric breakdown ou lithospheric breakoff) dans les chaînes de collision et magmatisme calco-alcalin post-collision. Exemple des Alpes franco-italo-suisses.
À Lillianes, charmant petit village du Val d'Aoste (Italie), le torrent (la Lys), affluent de la Dora Baltea qui coule du Mont Blanc jusqu'au Po, fait affleurer dans de très bonnes conditions le substratum de la zone Sésia. Cette zone est classiquement interprétée comme un fragment de la croûte continentale apulienne (africaine) entrainée en profondeur par la subduction de l'océan alpin durant le Crétacé supérieur, et métamorphisée sous le faciès éclogite. La zone Sésia serait remontée lors des phénomènes de collision ayant débutés vers -50 à -40 Ma. Le lit du torrent de la Lys permet de voir que ces gneiss éclogitiques sont recoupés, ici et dans d'autres secteurs de cette même zone, par des filons d'andésite et autres roches calco-alcalines datées d'environ 30 Ma. Ces filons d'andésite sont donc postérieurs à la subduction alpine. Indépendamment des résultats radiochronologiques, on peut facilement déduire par l'observation de terrain que ces filons sont postérieurs au métamorphisme et au refroidissement de ces gneiss : ils ne sont pas eux-mêmes schistosés ni métamorphisés, et ils recoupent clairement la schistosité/foliation de ces gneiss.
En plus de ces filons d'andésite nombreux mais difficiles à voir du fait de leur petite taille, la zone Sésia en particulier, et les autres zones austro-alpines (lithosphère apulo-africaine) sont intrudées de plutons dioritiques et granodioritiques contemporains des filons d'andésite, dont les quatre massifs les plus connus sont (1) la diorite de Traversella, (2) la diorite de Biella, (3) la diorite de Bergell et (4) la diorite d'Adamello. La partie "africaine" (apulienne) de l'arc alpin est donc affectée d'un magmatisme calco-alcalin à l'Oligocène inférieur (≈30 Ma), donc largement postérieur à la fin de la subduction. Rappelons que ce magmatisme calco-alcalin existe aussi sur la partie européenne des Alpes (cf. Un volcanisme français ignoré voire interdit : le volcanisme andésitique oligocène de la plaque européenne des Alpes franco-suisses), où il est non seulement post-subduction comme ses équivalents italiens, mais également disposé « du mauvais côté de la suture » si on interprète "classiquement" le magmatisme calco-alcalin comme une conséquence de la subduction.
Dans un premier temps, nous observerons deux de ces filons d'andésite de la vallée de la Lys. Puis nous vous montrerons un affleurement et une roche du secteur de Biella. Et enfin nous visiterons (rapidement) une intrusion dioritique, la diorite de Traversella située une quinzaine de kilomètres plus au Sud. Puis nous discuterons (toujours rapidement) de l'origine de ce magmatisme calco-alcalin qui a l'outrecuidance de désobéir à la version (trop) simplifiée de la tectonique des plaques.
Ces deux filons sont très facilement accessibles, à moins de 5 minutes à pied d'une route très praticable par un bus, route située à moins de 10 km de l'autoroute reliant Turin au tunnel du Mont-Blanc, un des itinéraires d'accès possible au Chenaillet quand on vient du Nord de la France. D'autres filons sont perdus dans les montagnes mais peuvent être spectaculaires, comme l'est le filon ci-dessous.
Quinze kilomètres au Sud de ces filons d'andésite, de l'autre côté de la Dora Baltea, affleure la plus occidentale des intrusions de diorite oligocènes d'Italie du Nord, la diorite de Traversella (Traverselle en français). Sa composition varie d'une diorite sensu stricto à des granodiorites et à quelques rares monzonites à quartz. Différents âges ont été trouvés, variant de 31±1 Ma pour les diorites à 26±3 Ma pour les monzonites à quartz. La diorite a été exploitée et l'est encore pour les pierres de tailles et la "marbrerie" (pavés, dalles ornementales, pierres tombales…). On peut se promener dans ce massif et rencontrer des paysages typiques des granitoïdes ; ne serait-ce que le relief et la végétation, on pourrait se croire en Bretagne ! De nombreux amas et filons hydrothermaux riches en hématite (Fe2O3) sont fréquents autour de l'intrusion et ont été exploités comme minerai de fer. On peut encore trouver de beaux échantillons d'hématite dans les déblais des mines quand ceux-ci ne sont pas classés en réserves naturelles et/ou archéologiques. On peut visiter un musée « du fer et de la diorite » à Traversella, ce qui montre que les Italiens portent un intérêt certain à leur patrimoine géologique et industriel. Si les Français portaient le même intérêt à leur patrimoine, on aurait un musée du granite et du plomb à Huelgoat (Finistère), un musée du granite et du tungstène à Salau (Ariège)…
Cette intrusion de Traversella a beau être en Italie, elle est suffisamment proche de la frontière française pour être parfaitement visible (malgré sa petite taille) sur la carte géologique de France au 1/1 000 000 (granitoïde numéroté 23) et sur la carte géologique Annecy au 1/250 000 (notée gσ). Les plutons de Biella et de Bergell sont également visible sur la carte au 1/1 000 000, et celui de Biella sur la carte Annecy au 1/250 000.
De tels affleurements de roches grenues se retrouvent aussi dans la vallée du Cervo (affluent de la Sesia), 30 km plus à l'Est. Les deux photographies suivantes montrent le faciès central de l'intrusion de Biella. Cette intrusion, contemporaine de la diorite de Traversella, montre des faciès allant de la granodiorite pauvre en quartz jusqu'au granite à feldspath potassique, ce qui démontre l'importance des phénomènes de différenciation et/ou de contamination et/ou de mélange avec un magma d'origine crustale dans ce magmatisme oligocène.
On peut résumer l'ensemble des caractéristiques de ce magmatisme calco-alcalin oligocène des Alpes, dont nous avons vu quatre exemples "en image" :les andésites du synclinal de Saint Antonin ((cf. Un volcanisme français ignoré voire interdit : le volcanisme andésitique oligocène de la plaque européenne des Alpes franco-suisses)), les dykes de la vallée de la Lys et des montagnes voisines, le pluton de Traversella et le pluton de Biella (cette semaine).
- Ce magmatisme calco-alcalin est d'âge oligocène inférieur, c'est-à-dire postérieur à la fin de la subduction alpine, et contemporain de la collision.
- Il est présent sur les deux plaques, aussi bien sur la plaque "plongeante" (la plaque européenne) que sur la plaque chevauchante (la plaque apulo-africaine).
- Ce magmatisme est essentiellement représenté par du volcanisme sur la plaque européenne, à l'exception de l'intrusion crypto-volcanique du Dramont (près de Saint Raphaël) ; mais des enclaves de diorite dans les andésites des Alpes Maritimes suggèrent la présence d'autres intrusions profondes non encore dégagées par l'érosion.
- Sur la plaque apulo-africaine, ce magmatisme a engendré des plutons de diorite et granodiorite dont le plus grand (l'intrusion d'Adamello) mesure 50 x 25 km. Ces intrusions plutoniques sont accompagnées de nombreux dykes et sills de chimie et minéralogie identiques à celles des plutons (principalement des andésites). La mise en place de ces plutons a été influencée par le fonctionnement (contemporain) de la collision, en particulier par le jeu de grands décrochements, comme la ligne insubrienne.
L'origine de ce magmatisme a fait débat depuis les débuts de la géologie alpine. Les débats se sont accélérés avec l'arrivée de la tectonique des plaques (pendant les années soixante-dix) où la tentation était forte de tout faire entrer dans le paradigme débutant (et donc forcément simplifié) à l'époque. C'est l'enseignement que j'ai reçu il y a bientôt 40 ans (agrégation en 1977) où tout le volcanisme devait rentrer dans la trilogie (1) dorsale et rift, (2) point chaud et (3) subduction. Cette trilogie devenait d'ailleurs une tétralogie quand on y ajoutait les zones de collision avec la fusion partielle de la croûte continentale et ses leucogranites (leucogranites absents des Alpes). Le volcanisme dont on retrouvait des éléments détritiques dans l'Oligocène des Alpes françaises était connu depuis longtemps, mais pas son âge. Et mes professeurs de l'époque en faisaient des éléments détritiques d'un volcanisme du Crétacé supérieur italien (âge et géométrie de la subduction obligent !) érodés, transportés et re-sédimentés à l'Oligocène. On vient de voir cette semaine et la précédente ce qu'il en est : la trilogie/tétralogie des années soixante-dix ne peut pas à elle seule expliquer le magmatisme oligocène des Alpes. Il a fallu attendre la fin des années quatre-vingt-dix pour qu'un (relatif) consensus se fasse quant à l'origine et au contexte géodynamique de ce magmatisme. Et en 2016, beaucoup préfèrent ignorer ce magmatisme plutôt que de modifier (légèrement) le paradigme des années soixante-dix. Ignorance, routine, paresse intellectuelle… quand vous nous tenez…
Pour résumer et expliquer le plus simplement possible le consensus actuel en ce qui concerne le contexte géodynamique et l'origine de ce magmatisme, le plus simple est de reprendre (en le modifiant-simplifiant-complétant légèrement) le résumé d'un article de Maud Boyer et al. (2001) (Nature des sources des composants andésitiques des Grès du Champsaur et des Grès du Taveyannaz. Implications dans l'évolution des Alpes occidentales au Paléogène, disponible en ligne). Les lecteurs qui ont été séduits par les diagrammes géochimiques de l'article Les magmas primaires basaltiques issus de la fusion du manteau y trouveront force diagrammes géochimiques pouvant servir d'illustrations concrètes. D'autres données (cartes, diagrammes…) sont également disponibles gratuitement en ligne sur le site du Journal of the Virtual Explorer (cliquer sur les liens [View full size]).
« Le magmatisme oligocène (≈30 Ma) est présent en différents points de l'arc alpin, où il s'exprime par des roches d'affinité calco-alcaline, aussi bien sur l'ancienne plaque apulienne que sur l'ancienne plaque européenne : intrusions dioritiques et granodioritiques (avec des filons d'andésite associés) dans les parties internes des Alpes italiennes, volcanisme andésitique remanié (ainsi qu'une intrusion de micro-diorite quartzique) dans les dépôts oligocènes du domaine externe franco-suisse ou l'avant pays provençal. Les analyses géochimiques (éléments en trace) et isotopiques (Sr, Nd, Pb et O) révèlent la contribution de deux sources magmatiques : un composant mantellique (manteau fortement métasomatisé) et un composant crustal (continental). En contexte de collision, cette activité magmatique serait une conséquence directe du détachement d'un panneau lithosphérique subduit (lithospheric breakdown, ou lithosphéric breakoff). Ce détachement de la lithosphère plongeante entraine une remontée asthénosphérique, en particulier de l'asthénosphère sous-apulienne, pour "remplacer" le slab descendant. Cette remontée (donc cette décompression) d'un manteau métasomatisé entraine sa fusion partielle et la production d'un magma calco-alcalin. Cette remontée de l'asthénosphère jusqu'au niveau du Moho continental et l'abondant magma calco-alcalin entrainent une augmentation de température de toute la partie inférieure de la croûte continentale et sa fusion partielle. Le magma mantellique peut éventuellement, au cours de son ascension, se différencier et/ou être contaminé par la traversée de la croûte continentale. Il peut aussi se mélanger au magma provenant de la fusion de la croûte continentale. L'importance relative de ces différentes contributions explique les variations pétrographiques et géochimiques observées sur l'ensemble de l'arc alpin. »
On peut se demander si un tel mécanisme ne pourrait pas expliquer les (certains des) nombreux granitoïdes hercyniens postérieurs à la fin de la subduction, en particulier ceux ayant une tendance granodioritique certaine, et où l'on a la preuve qu'ont coexistés magmas d'origines mantellique et crustale, comme par exemple les célèbres granites de Flamanville ou de Ploumanac'h. Si des études à venir donnent une réponse positive à cette question, le magmatisme lié au lithospheric breakdown cesserait d'être une anecdote expliquant quelques conglomérats et petits plutons alpins, mais un processus majeur expliquant de nombreux granitoïdes, roches emblématiques de la croûte continentale.