Origine(s) de l'eau sur Terre
Pierre Thomas
Laboratoire de Géologie de Lyon / ENS de Lyon
Olivier Dequincey
ENS de Lyon / DGESCO
Olivier Dequincey
ENS de Lyon / DGESCO
Résumé
Les sources possibles et identifiées de l'eau constituant l'hydrosphère terrestre actuelle.
Article faisant suite à une question posée à Pierre Thomas, fin aout 2020.
Enseignante de SVT en terminale, je travaille en ce moment sur le programme d’enseignement scientifique.
Dans un des livres proposés, les auteurs conseillent un documentaire que j’ai regardé attentivement. Dans cette vidéo, il est
question d’une théorie selon laquelle l’hydrosphère s’est créée grâce à la formation de la Lune.
En effet, la collision avec la “planète” Théia aurait entrainé une nouvelle fusion de la surface terrestre, ce qui aurait
permis le dégazage du manteau. De plus, l’apport de matériaux supplémentaires aurait entrainé une gravité suffisante pour
retenir cette atmosphère naissante. Les conditions de pression et de température étaient telles que l’eau fut d'abord sous une
forme supercritique, puis sous forme liquide, d’où une pluie très importante et longue qui refroidit la Terre et permit la
formation de l’océan.
J’avoue que j’étais restée dans l’idée que le bombardement initial permettant la formation de la Terre, expliquait l’état de
fusion de la planète, permettait le dégazage du manteau et, pour la suite, c’est assez similaire à ce que j’ai écrit
précédemment.
Pourriez-vous me dire laquelle de ces deux théories est la plus largement admise aujourd’hui ?
Je répondrai d'abord par 2 rappels historiques.
1- La recherche de certitude, une "mauvaise" attitude. « Il n’y a plus rien à découvrir en physique aujourd’hui. Tout ce qui reste à faire, c’est d’améliorer la précision
des mesures» », aurait dit à la fin du XIXe siècle Lord Kelvin, l'un des physiciens les
plus célèbres de l’époque. Ce dernier pointait toutefois du doigt deux “petits détails” qui obscurcissaient la science de
son temps : l’éther qui – pensait-on à tort – devait servir de support à la propagation de la lumière n’avait
toujours pas été mis en évidence, et on n’expliquait pas non plus le rayonnement émis par les corps à une température
donnée. Ces deux "détails" allaient être comblés quelques années plus tard par deux théories révolutionnaires, la relativité
et la physique quantique.
2 - Toujours chercher à remettre en question (quand il y a matière à...), la seule attitude scientifique. « Sans une conscience profonde de notre ignorance, il ne peut y avoir de réelle avancée en science », a ainsi
écrit James Clerk Maxwell, autre grand physicien du XIXe siècle. C'est cette deuxième attitude
qui sépare science et croyance (ou politique : « il n'y a pas d'autre alternative », disait Margareth
Thatcher).
Maintenant, la réponse à la question.
Il y a 30 ans, pas de problème, l'atmosphère et l'hydrosphère provenaient du dégazage du manteau lors de l'accrétion et de la
différenciation contemporaine car due à la chaleur d'accrétion. C'est ce que j'enseignais. Mais... Des calculs montrent que sur
une Terre à la surface très chaude et bombardée en permanence, la majorité des composés volatils (dont l'eau) auraient dû partir
dans l'espace.
Dans le même temps, la différenciation aurait dû entrainer dans le noyau la quasi-totalité des éléments sidérophiles comme le
nickel, le platine ou le plomb, or il en reste dans le manteau. Pourquoi ?
Le choc qui a créé la Lune a dû éjecter le peu d'hydrosphère et d'atmosphère qui restait (cf. Géologie de la Lune, et La géologie de la Lune, 50
ans après Apollo 11). Par contre, il a refait dégazer le manteau, s'il lui restait des volatils... Et peut-être
une partie de ce qui serait ressorti serait resté malgré la haute température de surface. On peut essayer de modéliser tout ça,
ce qui amène à des propositions (au pluriel) de chiffrage (combien en serait-il ressorti, et combien en resterait-il ?).
C'est ce que devait évoquer le documentaire dont vous parlez.
Les modèles actuels de formations du système solaire nous disent (en 2020, qu'en sera-t-il en 2040 ?) qu'une centaine de
millions d'années après la formation de la Terre (donc une cinquantaine de millions d'années après l'impact ayant engendré la
Lune) le système solaire interne aurait reçu de nombreux corps venant du système solaire externe, donc à priori riches en eau et
autres composés volatils.
L'analyse de l'eau et autres volatils des comètes et chondrites montre une beaucoup plus grande diversité des isotopes de l'oxygène
et de l'hydrogène qu'on ne le pensait il y a 30 ans.
Le plomb a 3 propriétés intéressantes : il est sidérophile (“attirance” pour le fer) comme le nickel, il est volatil
comme l'eau, il permet des datations car une partie est radiogénique. La majorité du plomb du manteau et de la croute semble
être arrivée sur Terre (datation et géochimie dixit) 80 à 150 Ma après la
formation / différenciation de la Terre, arrivée via météorites et/ou comètes. Si l'eau, composé volatil, a fait comme le
plomb... Cette arrivée tardive est appelée "vernis tardif".
De plus, il y avait une hydrosphère importante sur Mars jusque vers −3,5 Ga. Or, Mars n'a pas de lune (ce qui ne signifie pas
qu'il n'a pas subi un impact aussi important en son temps, mais on n'en a pas de trace). Une lune ne semble donc pas nécessaire
à la présence d'une hydrosphère.
Maintenant face à tout ça, qu'est ce que je dis à mes élèves, qu'est ce que je conseille de dire à des professeurs de lycée ?
C'est que l'hydrosphère et l'atmosphère peuvent avoir 2 origines, non incompatibles : (1) une eau venue de l'intérieur de
la Terre lors de sa formation, peut-être réalimentée lors de la formation de la Lune, mais dont une partie (combien ?)
s'est échappée, et (2) une eau arrivée plus tardivement du système solaire externe sur une Terre à surface déjà refroidie. Ce
n'est pas l'une ou l'autre hypothèse, mais l'une et l'autre. Le débat actuel, à coup de
modèles, d'analyses isotopiques... étant de chiffrer leurs parts respectives qui peuvent aller d'à peine quelques pourcents à
presque 100%.
Et peut-être que dans 10 ans de nouvelles données ou de nouveaux modèles remettront tout ça en question.
Faire comprendre aux élèves les bons et légitimes doutes et débats, puis les méthodes pour tenter de progresser voire de trancher,
devrait être un objectif majeur pour tout professeur de science. La difficulté, c'est de séparer les doutes bons et légitimes
(on ne sait pas bien d'où vient l'eau) des doutes illégitimes et stériles (non, la Terre n'est pas plate !).
Pour permettre aux professeurs d'avoir cette aptitude, il leur faudrait une formation scientifique permanente et obligatoire,
notoirement absente (ou insuffisante) depuis des dizaines d'années.
Pour des certitudes absolues et intangibles, il suffit de se tourner vers les mouvements intégristes, sectaires, complotistes…
qui ne manquent pas.
Un article venu à point nommé
Le lendemain de l'échange à l'origine de cet article, et par un heureux hasard, le magazine Science replace dans son contexte (A.H. Peslier, 2020 [1]) un article
mentionnant la possible contribution des chondrites à enstatite dans l'origine de l'eau sur Terre (L. Piani et al., 2020 [2]). Voyons rapidement ce que nous rappellent ou nous
apprennent ces articles.
Si les chondrites à enstatite sont communément admises comme étant représentatives du matériau type s'étant agrégé pour former la
Terre, leur faible teneur en eau, de l'ordre de 1‰ explique qu'elles n'ont longtemps pas été prise comme des corps ayant apporté
une quantité significative de l'eau terrestre, contrairement à des chondrites carbonées, dont certaines sont bien plus riches en
eau (plusieurs %), ou, plus encore, les comètes (eau sous forme de glace). L'étude attentive de la teneur en eau d'une série de
chondrites à enstatite et de la composition isotopique de leur eau et de leur azote a été effectuée récemment par Piani et al.
[]2. Les teneurs en eau en font un réservoir initial potentiellement suffisant pour expliquer une
partie de l'eau terrestre : en considérant une Terre d'origine “chondrite à enstatite”, la quantité d'eau cumulée est
suffisante pour remplir les océans actuels et hydrater le manteau, même pour les estimations les plus hautes. Les
caractéristiques isotopiques de ces chondrites ne permettent cependant pas d'expliquer les compositions actuelles ni des eaux
superficielles ni des eaux mantelliques. Plusieurs sources, dont certaines chondrites carbonées et les comètes sont actuellement
nécessaires pour expliquer les compositions observées. Cette étude montre donc, comme discuté dans la présentation de Peslier
[1], qu'une partie de l'eau terrestre actuelle pourrait avoir été présente dès l'origine de la
Terre (voir aussi la brève du CNRS d'aout 2020 La Terre aurait toujours été
riche en eau, disponible aussi en anglais (utile en DNL) Earth may always have been wet). Piani et al.
proposent plusieurs scénarios aboutissant à des contributions différentes des chondrites à enstatite, carbonée, ou ordinaires
(les comètes ne sont pas ici prises en compte).
Mais, si suffisamment d'eau en quantité était initialement disponible dans le matériau chondritique initial, il est important
et difficile de quantifier la proportion de cette eau qui a dégazé lors de l'état “magmatique” de la Terre en formation, eau
libérée à sa surface dont une grande partie s'est certainement échappée vers l'espace du fait de la pression et de la
température de surface d'alors. C'est là que l'impact de Théia est une possible explication à la présence possible en surface
d'eau “initiale” : si le dégazage initial n'a pas été trop important, l'impact a certainement dû éjecter l'eau
superficielle présente au moment de l'impact mais a aussi permis un “redégazage” du manteau contenant encore de l'eau,
redégazage qui aurait alors permis la présence d'eau “originelle” à la surface de la Terre, les autres contributions post-Théia
à l'hydrosphère superficielle (comètes, chondrites carbonées) expliquant alors les compositions isotopiques actuelles et les
différences entre eau mantellique et eau de surface.
Cette étude récente montre que la question des contributeurs à l'eau terrestre est encore d'actualité, et que chaque nouvelle
étude apporte “de l'eau au moulin”, sachant que pour l'instant, différentes sources sont bien décrites, mais que les données
analytiques permettent aujourd'hui encore de proposer des contributions variables selon les scénarios et les contributeurs pris
en compte.
L. Piani, Y. Marrocchi, T. Rigaudier, L.G. Vacher, D. Thomassin, B. Marty, 2020,
Earth’s water may have been inherited from material similar to enstatite chondrite meteorites, Science, 369,
6507, 1110-1113