Article | 09/05/2012
La notation des valeurs isotopiques : une mise au point
09/05/2012
Résumé
Recommandations internationales pour l'écriture des quantités impliquant des fractionnements isotopiques.
Table des matières
La notation des valeurs isotopiques, notamment la notation δ (delta) , fait partie des outils quantitatifs communément manipulés par les scientifiques de diverses disciplines, et désormais aussi par les enseignants et leurs élèves. Or cette notation est souvent mal présentée, à tel point qu'une commission spécialisée de l'Union Internationale des Sciences Chimiques Pures et Appliquées (International Union of Pure and Applied Chemistry— IUPAC) a jugé nécessaire de publier récemment des recommandations sur ce point (et sur d'autres concernant les conventions d'écriture) [Réf.1].
La confusion des notations
Les rapports d'abondance d'isotopes, en particulier d'isotopes stables, sont aujourd'hui employés par un nombre croissant de disciplines scientifiques, dépassant même le cadre de celles en « -chimie » (chimie, géochimie, biochimie) pour intéresser par exemple la paléoclimatologie, l'écologie ou la médecine. Le nombre d'ouvrages dans lesquels sont présentés les concepts de base de l'isotopie, la mesure et la notation des rapports isotopiques, a en conséquence lui aussi largement augmenté.
Dans le cas des isotopes stables, les mesures des rapports isotopiques d'un échantillon sont fréquemment rapportées à celles d'un standard et indiquées à l'aide d'une notation spécifique, appelée notation δ (delta). Pour un élément chimique X (p. ex. C, N, O, S...) possédant les isotopes aX et bX, (avec aX majoritaire, p. ex. aX = 12C et bX = 13C pour le carbone) cette notation s'exprime selon l'équation 1 ci-dessous.
On a aussi l'expression suivante, équivalente, plus développée.
La valeur obtenue est reportée en pour mille (‰).
Mais la majorité des ouvrages, notamment français, présentent cette notation sous la forme de l'équation 2 ci-dessous :
Parfois, ces textes précisent encore juste après : « la valeur obtenue s'exprime en pour mille (‰) ».
En outre, cette dernière précision peut se muer, pour les étudiants, voire dans les réponses attendues par les enseignants, en « l'unité des valeurs isotopiques est le pour mille ».
Or l'équation 2, si elle est accompagnée de la phrase indiquée ensuite, prête à confusion.
L'expression « unité : le pour mille », quant à elle, n'est pas valable !
Comme le montre bien l'équation 1, une valeur δ est un écart relatif par rapport à une référence, donc un rapport de deux valeurs de même nature ; dans le cas présent, qui plus est, des valeurs sans unité, puisque qu'il s'agit de rapports d'abondance . La valeur δ est donc un nombre sans dimension, normalement sans unité[1].
L'auteur de l'article [Réf.1] écrit quant à lui :
- (p. 2552) Note 1 : l'unité pour mille n'est pas une unité SI, mais elle est communément utilisée .
- (p. 2552) Note 2 : Cette unité est sans dimension. Elle n'implique aucune quantité, et la valeur associée au symbole peut être négative ou positive.
- (p. 2555) Note 7 : Le delta isotopique est une quantité sans dimension.
- Dire que l'équation 1 doit être multipliée par 1000 ou que « les valeurs delta s'expriment en ‰ » sont strictement équivalentes !
- En conséquence, la phrase supposée compléter l'équation 2 est en réalité redondante, donc source d'erreur !
Comparons avec le cas identique, mais plus familier, des pourcentages. Les analyses boursières nous annoncent quotidiennement l'évolution d'une valeur boursière quelconque B à la hausse ou à la baisse de, mettons, 10 %, autrement dit, un écart relatif de sa valeur actuelle B(t) à sa valeur précédente B(t0) de :
Remarquez que, dans le premier membre de l'équation, ne figure aucune indication « x 100 ». Si l'on appliquait ici un équivalent de l'équation 2 et de sa phrase associée, on devrait obtenir une baisse de... 1000% (-0,1 x 100 encore multiplié par 100 pour l'exprimer en %).
Autrement dit, les valeurs indiquées par les membres de droite des équation 1 (Éq.1) et 2 (Éq.2) sont différentes, mais elles sont attribuées à la même grandeur. La compréhension de la quantité réellement représentée par une valeur isotopique devient impossible si l'on ne dispose pas aussi de la formule utilisée pour la calculer (-10‰ ou =10 000‰ ?). D'où la nécessité d'une normalisation des notations.
Les recommandations de l'IUPAC
Ainsi, seule l'équation 1 (Éq.1) correspond réellement à la valeur que l'on souhaite exprimer, c'est-à-dire l'écart relatif de rapport isotopique entre l'échantillon mesuré et le standard de référence. L'équation 2 (Éq.2) ne fait que préciser l'artifice de calcul nécessaire pour exprimer finalement les valeurs en pour mille, comme le veut l'usage. Usage qui n'a pour but que de faire manipuler des valeurs plus "parlantes", ne mentionnant que des chiffres significatifs (au sens propre de cet adjectif, qui ont du sens, qui sont utiles), débarrassés des encombrants zéros qui les précèdent.
T. Coplen, l'auteur de l'article [Réf.1] signale également que la confusion s'est encore accrue, en géochimie notamment, avec l'usage d'autres notations, au mieux très voisines, comme ppm (partie par million) au lieu de ‰, mais parfois plus dérivées, comme la notation ε (pour exprimer les rapports isotopiques du néodyme, par exemple, εNd). La notation ε signifie que les valeurs d'écart relatif au standard sont exprimés non pas en pour mille, mais en pour dix mille, donc multipliés par 104. Problème supplémentaire, le symbole ε peut avoir un sens encore différent, celui de fractionnement isotopique (cf. tableau ci-dessous) !
En conséquence de quoi T. Coplen, et donc l'Union Internationale des Sciences Chimiques, recommandent instamment :
- de ne garder comme unique définition de la notation δ que celle de l'équation 1 (Éq.1), réécrite dans le tableau ci-dessous, en précisant ensuite que les valeurs sont exprimées en pour mille, donc sans spécifier dans cette expression mathématique la multiplication par mille. « Le membre de gauche d'une équation cohérente de définition de la quantité delta ne doit pas contenir de texte comme « en ‰ », « en pour mille », « (en ‰) », ou autre texte externe similaire »([Réf.1], p. 2555). Pour l'IUPAC, donc, même la précision (« (en ‰) » doit être bannie de l'expression mathématique, car celle-ci doit uniquement représenter la valeur mesurée ;
- d'exprimer ces rapports isotopiques en ‰ (et non en ppm) ;
d'éviter la notation ε (au sens indiqué ci-dessus), pour lui substituer autant que possible la notation δ. « Le symbole pour la quantité « différence relative de rapport isotopique » est δ. Le symbole ε ne doit pas être employé à la place de la quantité δ. » ([Réf.1], p. 2556). .
Le tableau ci-dessous reprend, pour récapituler, les différents symboles utilisés et acceptés pour la notation des rapports isotopiques, en utilisant comme précédemment un élément X ayant deux isotopes a et b.
Tableau 1. Notations courantes des rapports isotopiques et de leurs mesures
Notation | Nom, définition | Formule correspondante |
---|---|---|
R | Rapport isotopique, rapport des nombres d'atomes des isotopes aX et bX dans une phase | ou |
r | Rapport isotopique, rapport des quantités molaires d'isotopes aX et bX dans une phase chimique | |
α φ2-φ1 ou α | Facteur de fractionnement isotopique entre deux phases φ1 et φ2 | |
εA-B ou ε | Fractionnement isotopique | |
δbX ou δ | Valeur isotopique « delta bX » de l'échantillon, exprimée en pour mille par rapport à un standard | |
ΔbX ou Δ | Écart des valeurs isotopiques entre deux échantillons, deux phases φ1 et φ2 |
PDB et SMOW, deux standards usuels, et quelques valeurs
À titre d'illustration, on peut voir l'intérêt de la notation δ et revoir deux standards usuels pour le carbone et l'oxygène.
Un premier standard usuel est le PDB (ou V-PDB) pour (Vienna-) Pee Dee Belemnite. Il s'agit, à l'origine, d'un matériel fossile du Crétacé, les bélemnites de la formation de Pee Dee (Caroline du Sud). Un second standard usuel est le SMOW (ou V-SMOW) pour (Vienna-) Standard Mean Ocean Water, soit "eau standard de l'océan moyen", c'est un standard artificiel, ne correspondant à aucune eau naturelle particulière. Des échantillons de ces standards, désormais tout deux "synthétiques", sont élaborés par l'AIEA (Agence Internationale à l'Énergie Atomique), basée à Vienne... d'où le "Vienna-" que l'on ajoute parfois à leur nom.
Le PDB sert de référence pour le carbone et parfois pour l'oxygène. Il possède les rapports isotopiques suivants :
Le SMOW sert de référence pour l'oxygène et l'hydrogène dans l'étude du cycle de l'eau et du CO2. Il possède les rapports isotopiques suivants :
- , l'isotope 2H est aussi appelé deutérium et le "delta" correspondant noté δD.
Si l'on compare PDB et SMOW pour le carbone, on constate que le rapport isotopique en question a des valeurs, ici, faibles mais surtout qu'elles sont peu variables d'un échantillon à l'autre.
Comparer un échantillon à un standard (dont le rapport isotopique sera toujours relativement proche) en faisant un simple rapport donnerait donc toujours une valeur proche de 1 (1,0... ou 0,9...), ici .
Les comparer en faisant une simple différence donne des valeurs peu pratiques à manipuler, ici .
D'où l'utilisation de la notation "delta" qui rapporte la différence à l'une de valeurs et, en l'exprimant en "pour mille", permet de manipuler des valeurs "parlantes", ici, en prenant SMOW comme standard, le rapport isotopique en oxygène d'un échantillon de bélemnite de la Pee Dee Formation s'exprime par .
Remarquons, ci-dessus, que la précision "SMOW" dans la notation delta permet de rappeler quelle est la référence. Il faut d'ailleurs toujours indiquer la référence, car, pour ce même échantillon de bélemnite de la Pee Dee Formation, on a (par définition).
Avec la référence PDB, les valeurs de pour les échantillons terrestres vont de -120‰ à +10‰ (soit des rapports isotopiques allant de 0,0098887 à 0,0113496. Parmi ces échantillons, les plantes terrestres ont une valeur moyenne de -26‰ avec une distinction entre les plantes à photosynthèse de type C3 (-22 à -30‰) et les plantes de type C4 (-10 à -14‰), alors que le méthane issu de la maturation de matière organique enfouie exhibe une valeur de l'ordre de -50‰.
Références
T.B. Coplen, 2011. Guidelines and recommended terms for expression of stable-isotope-ratio and gas-ratio measurement results. Rapid Communications in Mass Spectrometry,25(17), 2538–2560, ISSN 1097-0231
Article disponible en accès libre sur le site Rapid Communications in Mass Spectrometry de l'éditeur Wiley & Sons.
[1] Seules trois grandeurs physiques correspondant à des rapports sans dimension sont traditionnellement rapportées avec des unités spécifiques : le bel, unité de puissance sonore (décibel), le radian et le stéradian, unités d'angle et d'angle solide, définis respectivement par des rapports de longueurs et de surface. (Bureau International des Poids et Mesures).