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Article | 13/04/2018

Clairaut et sa bande, l'expédition de Clairaut et Maupertuis en Laponie

13/04/2018

Hugues Chabot

Univ. Claude Bernard (Lyon 1) - S2HEP

Yves Gomas

Univ. Claude Bernard (Lyon 1) - S2HEP

Olivier Dequincey

ENS de Lyon / DGESCO

Résumé

L'expédition en Laponie de 1736-1737 dans son contexte, éléments historiques sur l'organisation des recherches scientifiques au XVIIIème siècle. Une telle expédition mobilisait des savants connus et nécessitait des moyens logistiques importants, elle ne pouvait pas être entreprise sans appuis officiels au plus haut niveau.


Transcription par Yves Gomas de la présentation d'Hugues Chabot du 12 octobre 2015 à l'ENS de Lyon, donnée dans le cadre du cours pluridisciplinaire des écoles doctorales EPIC, PHAST et INFOMATH intitulé La Terre, sa forme, sa rotation, ses marées - Morceaux choisis mathématiques, géophysiques et historiques.

L'Académie des Sciences

La fondation d'académies scientifiques dans les grands pays d'Europe à partir de la fin du XVIIème siècle marque le début d'une organisation officielle pour la recherche. À Paris, l'Académie des Sciences est fondée en 1666. Le Trésor royal finance la construction de l'observatoire, l'équipement d'un laboratoire, les achats d'instruments et de livres, les expéditions scientifiques, et les rémunérations d'un petit nombre de savants. Le règlement de 1699 fixe le nombre des membres et précise les disciplines représentées.

L'Académie parisienne comprend la classe de mathématiques (géométrie, astronomie, mécanique) et la classe de physique (chimie, anatomie, botanique). Notons que la physique expérimentale n'est pas mentionnée, alors qu'elle se développe rapidement, en même temps que l'étude de la nature se mathématise[1]. L'Académie est constituée de :

  • 10 membres « honoraires » issus de la noblesse et du clergé ;
  • 20 membres « pensionnaires » (trois par domaine, plus un trésorier et un secrétaire[2]), payés par le gouvernement pour conseiller l'État et faire des rapports sur des questions officielles, et seuls habilités à délibérer sur des questions de science ;
  • 20 membres « associés » non rétribués ;
  • 20 « élèves »[3] non rétribués, chacun attaché à un « pensionnaire ».

En France, même si d'autres académies sont fondées dans les grandes villes de province dans la première moitié du XVIIIème siècle, c'est seulement à Paris qu'il est possible d'obtenir un poste rémunéré. La structure hiérarchique de l'Académie est en partie calquée sur celle de l'Ancien Régime, par la présence des membres honoraires. Mais il y a cependant une différence importante pour les autres membres : l'entrée dans l'institution se fait par un système d'élection-cooptation basé sur les compétences des candidats potentiels. En principe, un titre de noblesse n'est pas un "ticket d'entrée", contrairement à ce qui est pratiqué à la Royal Society à Londres. Cependant toutes les nominations doivent être entérinées par le roi, et il y a parfois du favoritisme.

Les missions de l'Académie

L'Académie des Sciences doit répondre aux demandes de l'État qui en assure le financement. Les membres, rémunérés ou non, travaillent donc souvent "sur commande". Par exemple, ils sont chargés en 1668 de réaliser des cartes précises de tout le royaume, ce qui nécessite plusieurs expéditions. En 1675, ils reçoivent commande d'un traité de mécanique « utile et commode pour les praticiens des Arts et Métiers ».

La "veille scientifique" fait partie des attributions académiques, les informations et nouvelles scientifiques sont communiquées à l'assemblée. D'autre part, bon nombre de machines, d'inventions et de mémoires savants sont portés à la connaissance de l'Académie. Celle-ci nomme des commissions pour les étudier et donner des jugements officiels à leur sujet.

La publication des travaux des membres titulaires se fait dans les volumes intitulés Histoire et Mémoires de l'Académie Royale des Sciences. Les meilleurs travaux des membres "étrangers" (qui ne résident pas à Paris) sont également publiés.

Enfin, les membres expérimentés ont un rôle pour la formation des jeunes collègues qui les assistent dans leurs recherches.

L'Académie peut orienter les recherches vers des sujets qu'elle juge importants par un système de concours. Les académiciens élaborent des questions, désignent les jurys qui évaluent les réponses reçues (sous pli anonyme) et attribuent des récompenses financières. Les sujets proposés peuvent nous informer sur les positions dominantes à l'Académie et sur leur évolution. Le débat entre les partisans de Descartes (Terre allongée aux pôles) et ceux de Newton (Terre aplatie aux pôles) se manifeste indirectement dans les sujets mis au concours.

Figure 1. Mouvement du caillou d'une fronde comparé au mouvement d'un corps

Descartes utilise ce dessin pour illustrer les "causes" qui agissent sur un corps et aboutissent à son mouvement ("inclination à se mouvoir"). Ici, le caillou de la fronde pourrait s'éloigner de la main vers le point E, ou aller, d'après son mouvement vu en A, tout droit vers C, ou encore, si la "cause" principale l'oblige à rester à égale distance de D, vers B.


Figure 2. Mouvement des planètes et tourbillons célestes

Pour Descartes les mouvements de l'éther autour de chaque étoile engendrent des mouvements circulaires au sein de polygones à la limite desquels les forces exercées par les étoiles de part et d'autre se compensent. Les distances très grandes expliqueraient l'absence d'observation de parallaxe (angle d'observation d'une étoile variable selon la position de la Terre autour du Soleil). De plus, les "limites" des polygones seraient autant de surfaces de réfraction induisant qu'une étoile A (en bas à gauche), par exemple, pourrait nous paraitre être située aux points 4 et 5, selon le trajet de ses rayons lumineux.


Par exemple, le prix Rouillé de Meslay (qui récompense des travaux d'astronomie et de navigation) propose en 1732 un sujet dont l'orientation est encore celle de la physique mécaniste cartésienne et de la recherche des causes : « Quelle est la cause physique de l'inclinaison des plans des orbites des planètes par rapport au plan de l'équateur de la révolution du Soleil autour de son axe, et d'où vient que les inclinaisons de ces orbites sont différentes entre elles ? »[4] Par contre, en 1748, le sujet concerne la mécanique céleste, et il est nettement newtonien : « Une Théorie de Saturne et de Jupiter par laquelle on puisse expliquer les inégalités que ces deux Planètes paroissent se causer mutuellement principalement vers le temps de leur Conjonction. »

L'œuvre de Newton a été reçue très tôt en France, ainsi que celle de Leibnitz. Le Marquis de l'Hospital publie en 1696 un traité de calcul différentiel et intégral[5], et Louis Carré utilise celui-ci en 1700 pour résoudre des problèmes de mécanique[6]. Mais tous les académiciens ne sont pas convaincus de l'intérêt de ce type de calculs, surtout en astronomie. Pendant longtemps, la recherche des causes et des explications physiques qualitatives reste prioritaire pour construire le « système du monde », au détriment du traitement mathématique.

Certains savants adoptent des positions intermédiaires, par exemple Johann Bernouilli (1667-1748). Membre "étranger" de l'Académie, il reconnait l'efficacité calculatoire des lois newtoniennes, mais il cherche à en donner une explication physique d'inspiration cartésienne.

Il publie ses Nouvelles pensées sur le système de Descartes en 1730. En 1735, il écrit : « je me fais fort de montrer clairement, pourquoi les gravitations des Planètes sur le Soleil doivent être en raison renversée des quarrés des distances au centre du Soleil, ce que M. Newton & ses Sectateurs ont seulement supposé comme une hypothèse sans pouvoir le démontrer, pour en déduire les Ellipses, au foyer desquelles on place le Soleil, ou le centre auquel tendent les gravitations » (Essai d'une nouvelle physique céleste).

Une deuxième expédition géodésique 

Une première expédition est partie le 16 mai 1735 pour l'Amérique du Sud. C'était la seule initialement prévue, mais son résultat devait être long à venir du fait des distances et des difficultés prévisibles (résultats publiés en 1744). Certains académiciens restés à Paris ont hâte de conclure la controverse entre newtoniens et cartésiens au sujet de la « figure de la Terre ». C'est le cas, en particulier, de Pierre-Louis Moreau de Maupertuis (1698-1759) qui est un newtonien convaincu. Après un voyage à Londres en 1728, il a appliqué les mathématiques et la mécanique de Newton dans un Discours sur la figure des astres avec une exposition des systèmes de MM Descartes et Newton paru en 1732, et il continue à travailler sur ce sujet.

Il fait un "lobbying" efficace auprès du Comte de Maurepas, Ministre de la Marine, secrétaire d'État de Louis XV, et membre honoraire de l'Académie. Il consulte aussi Johann Bernouilli à Bâle fin 1734, et il s'assure du soutien d'Alexis Clairaut. Il présente plusieurs mémoires à l'Académie en 1735. Le 8 juin, lors d'une séance publique lui assurant une certaine publicité, il lit un texte Sur la figure de la Terre et de quelle utilité peuvent être les voyages pour la déterminer . Sans attendre la décision officielle finale, il décrit en août Des mesures qui se feront dans le Nord par rapport à la figure de la Terre. D'autre part, Maupertuis et Clairaut profitent des "vacances" de l'Académie pour se rendre à Thury (Oise) chez Jacques Cassini pour s'exercer au maniement des instruments astronomiques.

Johann Bernouilli est assez ironique à ce sujet, il écrit à Maupertuis le 12 septembre : « J'ai appris avec étonnement le voyage du nord, auquel vous êtes destiné avec Monsieur Clairaut […] Pour avouer la vérité je ne vous croyois assez routiné en fait de pratiques pour les observations […] cependant votre adresse naturelle et un peu d'exercice que vous allez vous donner chez Mr Cassini vous mettr[ont] en peu de temps au fait de la pratique pour devenir observateur adroit et habile. Mais quant à Mr Clairaut, je n'ai pas si bonne espérance qu'il puisse bien réussir dans l'art de faire des observations à cause de sa myopie […] qui n'est point du tout propre à cet exercice. »

L'expédition est annoncée officiellement à la fin de l'été 1735. Il ne s'agit pas seulement de débloquer une ligne budgétaire : il faut mettre en place une logistique importante, commander des instruments, et mobiliser une équipe scientifique suffisamment nombreuse et pluridisciplinaire. Parmi les savants qui vont partir se trouve Anders Celsius (1701-1744), professeur d'astronomie à Upsala, qui séjournait en France début 1735, et représentant du Roi de Suède. C'est lui qui est chargé de se procurer à Londres les instruments nécessaires : quarts de cercles, lunettes, pendules, thermomètres, et un secteur zénithal de 2,4 m de haut.

Le déroulement du voyage

L'expédition, partie de Paris le 20 avril 1736, embarque à Dunkerque le 27 sur un navire spécialement affrété. Arrivé à Stockholm le 21 mai, Maupertuis présente son projet au roi de Suède et à ses ministres. Un détachement de l'armée est mis à sa disposition, et cet appui sera essentiel pour le succès de l'expédition.

Initialement, il était prévu de faire les mesures le long de la côte Ouest de la Mer Baltique. Mais les iles repérées à l'avance sur les cartes sont très boisées et manquent de relief. Elles ne permettraient pas d'installer des signaux visibles d'assez loin. L'expédition se rend donc à l'extrême Nord de la Baltique, et choisit de travailler le long du fleuve Torne dont la vallée est à peu près orientée Nord-Sud. Le transport du matériel et des vivres se fait par bateaux.

Une dizaine de repères géodésiques sont installés sur des sommets dont l'accès est malaisé. Les militaires fournissent un gros travail en défrichant les voies d'accès, en dégageant les sites d'observation, et en coupant les arbres nécessaires pour construire les signaux. Mais ils ne peuvent rien contre les intempéries ni contre les insectes qui assaillent les savants !

Carte du "voyage" en Laponie, trajet et région des mesures

Figure 3. Carte du "voyage" en Laponie, trajet et région des mesures

Trajet du Voyage de France en Laponie, en rouge.

Région d'étude, en bleu.



Malgré les difficultés, l'ensemble des mesures de triangulation est effectué en 63 jours seulement, du début juillet à la mi-septembre. Les mesures astronomiques aux deux extrémités du parcours se font ensuite. Enfin la base, placée à peu près au milieu de la chaine des triangles, est mesurée pendant l'hiver 1736-1737. En décembre et janvier, la surface du fleuve gelé est bien plane et horizontale, mais recouverte en permanence d'une épaisse couche de neige poudreuse. Une base de longueur 7407 toises (14,444 km) est mesurée avec des perches en bois de 5 toises.

Au début de juin 1737, le bateau qui ramène le matériel à Stockholm est malmené par une tempête, il prend l'eau, s'échoue et doit être évacué. Les hommes et les instruments finissent quand même par arriver à destination, et l'expédition est de retour à Paris le 20 août 1737.

Bilan

Les résultats sont présentés à l'Académie des Sciences fin août et début septembre 1737. Ils sont en accord avec l'hypothèse newtonienne de l'aplatissement du globe terrestre : un degré de méridien est significativement plus long en Laponie qu'en France. La contradiction est flagrante avec l'extrapolation faite par Jacques Cassini à partir des mesures précédentes, dans l'hypothèse d'une terre allongée selon l'axe polaire. Et la polémique reprend à l'Académie…

Arcs de la méridienne de France (1683 à 1718)

57 097 toises (Paris-Collioure)

56 960 toises (Paris-Dunkerque)

Extrapolation de J. Cassini pour un arc proche du pôle

56 785 toises

Valeur donne par l'expédition en Laponie (latitude 66° N)

57 438 toises

Alexis Clairaut a communiqué les résultats à la Royal Society dès février 1737. Sa correspondance avec les mathématiciens anglais est plus fructueuse que ses discussions avec les cartésiens français. C'est dans un mémoire de 1738 qu'il utilise les calculs d'équilibre hydrostatique pour déterminer la figure de la Terre.

La valeur donnée par Maupertuis est : 57 438 toises (112,004 km) pour 1° d'arc méridien à la latitude de 66°N. Les mesures modernes donneraient 57 196 toises (111,532 km). Une révision très soignée a été effectuée sur place en 1923 par le géodésien finlandais Y. Leinberg. Elle a montré que les mesures réalisées par l'expédition de Maupertuis sont entachées d'une erreur d'ensemble de 12'' d'arc pour 1°, soit 1/300ème en valeur relative.

Pour nous, il est assez problématique de reconstituer les causes d'erreurs. Beaucoup de choses ne sont d'ailleurs pas dites dans les textes, et d'autres sont affirmées sans justification. Pour Maupertuis, il était important d'être « le premier » à publier des résultats. Il est très probable que les précautions nécessaires n'ont pas toutes été prises, pour aller vite…

Les causes d'erreurs les plus probables sont :

  • les erreurs dans les mesures astronomiques (mesures des distances zénithales des étoiles, nécessaires pour déterminer les latitudes des extrémités de la chaine de triangles). Deux séries de mesures auraient dû être faites, en retournant le grand secteur de 180° par rapport à son axe vertical afin d'obtenir des mesures plus précises des positions zénithales des étoiles. Mais ce retournement n'a pas été effectué, pour gagner du temps ou en raison des conditions météorologiques défavorables aux observations. D'autre part, le réglage de la verticalité avec un fil à plomb était probablement imparfait.
  • les erreurs dans les mesures géodésiques (triangulation) réalisées sur de longues distances dans une atmosphère souvent brumeuse.
  • une sous-estimation des variations de longueur des perches en bois en fonction de la température et de l'humidité.
  • une prise en compte insuffisamment précise de la réfraction atmosphérique.

Bibliographie

Maupertuis, Clairaut, Camus, Le Monnier, Outhier, Celsius, 1738. La figure de la Terre, déterminée par les observations de Messieurs (…) faites par ordre du Roy au cercle polaire, Paris, Imprimerie royale. Disponible en ligne sur Gallica

Réginald OUTHIER (Abbé), 1744. Journal d'un voyage au Nord en 1736 & 1737, Paris, Piget & Durand. Disponible en ligne sur e-Rara



[1] La physique expérimentale est plus développée dans d'autres pays. Par exemple, dans les années 1730-1735, c'est en Angleterre et en Hollande que l'abbé Nollet se forme à la physique expérimentale avant de devenir célèbre pour le cours qu'il donne à Paris.

[2] Le trésorier et le secrétaire n'ont pas seulement un rôle administratif, ils participent aussi au travail scientifique.

[3] Les « élèves » seront plus tard appelés « adjoints ».

[4] Aujourd'hui, la question se poserait plutôt sous la forme : « d'où vient que les inclinaisons de ces orbites sont si faibles et si proches les unes des autres ? »

[5] Guillaume-François-Antoine L'HOSPITAL 1696. Analyse des infiniment petits, pour l'intelligence des lignes courbes, Paris. Disponible en ligne sur Gallica.