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Article | 25/03/2014

L'étoile du berger, une histoire entre Vénus, la Terre et… Mars

25/03/2014

Patrick Thollot

ENS de Lyon - Laboratoire de Géologie de Lyon

Olivier Dequincey

ENS de Lyon / DGESCO

Résumé

Observation depuis Mars du ciel étoilé, des planètes et de leurs satellites et de conjonctions Terre - Jupiter.


Nuit étoilée de Vincent Van Gogh

Figure 1. Nuit étoilée de Vincent Van Gogh

Célèbre toile de Vincent Van Gogh (1853-1890) exposée au Museum of Modern Art de New York.


Probablement l'une des plus célèbres toiles du peintre, la Nuit étoilée représente un ciel de nuit vu par Van Gogh à Saint Rémy de Provence en juin 1889. Dans le ciel, deux astres remarquables : la Lune en haut à droite, dans son dernier quartier, et en bas à gauche, près du cyprès, blanche et fortement scintillante, « l'étoile du berger ».

Comme Van Gogh, la plupart d'entre nous avons déjà remarqué cet astre brillant, tantôt le premier à apparaître au crépuscule, tantôt le dernier à disparaître à l'aube. Accompagnant ainsi le berger menant son troupeau, cet astre en a tiré son surnom d'« étoile du berger ». Pourtant il ne s'agit pas d'une étoile fixe, mais d'une planète : Vénus.

Une simulation du ciel de juin 1889 montre que Van Gogh a représenté de manière assez réaliste l'horizon Est le 22 juin 1h à 1h30 avant le lever du soleil, vers 3h30-4h du matin GMT (soit 5h30-6h à l'heure légale d'été actuelle ; approximativement 3h45-4h15 à l'heure "solaire" locale de l'époque, l'heure légale française de Paris n'ayant été appliquée qu'à partir de 1891). La phase de la Lune, en dernier quartier, correspond, ainsi que les positions relatives de Vénus et de la Lune en conjonction. Il s'agissait de la nuit du solstice d'été, la nuit la plus courte de l'année.

Le ciel de Provence du 22 juin 1889 à 3h30 du matin, vers l'horizon Est

Figure 2. Le ciel de Provence du 22 juin 1889 à 3h30 du matin, vers l'horizon Est

La Lune a été grossie 4 fois pour mieux montrer sa phase, en dernier quartier.


Comme Van Gogh, le rover martien Curiosity a observé récemment son "étoile du berger". L'image qui suit a été prise par Curiosity environ 1h20 après le coucher du Soleil du 529ème sol (jour martien) après son arrivée (en août 2012), soit vers 7h20 de l'après-midi (littéralement : après le midi solaire). Ce jour là, Mars approchait du solstice d'hiver Sud. Curiosity se trouvant dans le cratère Gale à 4,6° de latitude Sud, il voyait un de ces jours martiens les plus courts, d'une durée d'environ 12h sur un sol qui en compte 24h39. Il était alors 23h20 heure française, vendredi 31 janvier 2014.

Sur la photographie de Curiosity, malgré l'heure tardive, les lueurs du crépuscule ne se sont pas encore totalement estompées du fait de la diffusion importante par les poussières en suspension dans l'atmosphère martienne.

L'« étoile du berger » est le point brillant, visible à mi-hauteur dans le ciel, au premier tiers gauche de l'image. Mais il ne s'agit pas de Vénus... Ce point brillant, c'est la Terre. Et, juste dessous, on distingue un deuxième point plus petit : la Lune. Elle est mieux révélée en faisant la somme de trois poses successives centrées sur la Terre, somme ci-dessus superposée en agrandissement à l'image précédente.

Si le rover avait une caméra plus sensible, on constaterait que la Terre apparaît dans la constellation des Poissons, comme on peut le voir dans la simulation ci-dessous. La coïncidence est fortuite mais c'est presque la même position relative que celle de Vénus dans le ciel peint en 1889 par Van Gogh depuis la Terre. Le Soleil qui vient de se coucher se trouve sous l'horizon, vers le bas, suivi de peu par Mercure et Vénus.

La Terre se trouvait à ~1,06 unité astronomique de Mars (soit environ 158 millions de km) et avait un diamètre apparent de 16,6 secondes d'arc (~100 fois plus petit que le diamètre de la pleine Lune vue depuis la Terre). La luminosité de la Terre vue de Mars au moment de la photographie de Curiosity (magnitude -1,1) est plus faible que celle de Vénus vue depuis la Terre (magnitude -3 à -4), mais reste relativement élevée, presque autant que l'étoile la plus brillante du ciel, Sirius (magnitude -1,46).

Vénus, lorsqu'elle est visible, est d'ailleurs également la planète la plus brillante du ciel martien, en raison de sa proximité au Soleil qui fait qu'elle reçoit plus de lumière, et de son albédo élevé qui fait qu'elle la reflète plus efficacement. Nous reviendrons plus en détail dans un prochain article sur les tailles apparentes, les luminosités relatives, et l'aspect des planètes selon leurs positions relatives entre elles, par rapport au Soleil, et par rapport à l'observateur.

Simulation du ciel photographié par Curiosity depuis le cratère Gale au soir de son 529ème sol, le 31 janvier 2014 à 22h20 UTC

Figure 5. Simulation du ciel photographié par Curiosity depuis le cratère Gale au soir de son 529ème sol, le 31 janvier 2014 à 22h20 UTC

La ligne de l'écliptique, la projection sur la voûte céleste du plan orbital de la Terre, est matérialisé par une courbe rouge, ici quasi-verticale. L'orbite de la Terre est aussi matérialisée en rouge. Les lignes majeures des constellations sont tracées en bleu.


Sur la figure ci-dessus, on constate que l'orbite de la Terre et l'écliptique ne se recouvrent pas, ce qui peut sembler surprenant, et appelle des précisions sur cette notion d'écliptique.

La première définition de l'écliptique, c'est le chemin suivi par le Soleil devant les étoiles fixes pour un observateur à la surface de la Terre. Ce chemin est la projection à l'infini du plan dans lequel s'inscrit l'orbite de la Terre. C'est seulement quand la Lune croise ce plan que des éclipses peuvent se produire, d'où son nom d' "écliptique". Plus précisément, on définit maintenant l'écliptique comme le plan perpendiculaire au vecteur décrivant le moment cinétique orbital moyen du barycentre du système Terre-Lune (cf. définition de l'écliptique, Union Astronomique Internationale, révisée en 2006). C'est un plan moyen, duquel le système Terre-Lune s'écarte plus ou moins le long de son orbite, sous l'effet des perturbations gravitationnelles des autres planètes. L'écliptique est un des deux principaux plans de référence pour repérer les objets dans le ciel terrestre. L'autre plan de référence est l'équateur céleste, qui est la projection à l'infini du plan équatorial terrestre.

Notons au passage que ces repères, certes définis précisément, ne sont toutefois pas invariants. D'une part, les effets gravitationnels combinés de la Lune, du Soleil et des autres planètes entraînent une précession de l'axe de rotation de la Terre, et donc de l'équateur terrestre (avec une période de 26 000 ans), responsable de la composante principale du phénomène de précession des équinoxes. D'autre part, les effets gravitationnels des autres planètes sur le système Terre-Lune entraînent une précession du plan de l'écliptique, plus lente que celle de l'équateur céleste, et des variations d'inclinaison d'une amplitude de 2 degrés environ.

En première approximation, les orbites des autres planètes du système solaire s'inscrivent également dans des plans, mais qui ne sont pas confondus avec l'écliptique. L'inclinaison de ces plans dans l'espace est repérée par rapport à un plan invariant du système : le plan perpendiculaire au vecteur décrivant le moment cinétique du système solaire. La majorité du moment cinétique du système solaire est représenté par le mouvement orbital de Jupiter, et la quasi-totalité par ceux des 4 planètes géantes. L'inclinaison du plan orbital de Jupiter est logiquement, par définition, la plus faible et toujours inférieure à 0,5°, et les inclinaisons des plans des orbites des 4 géantes ne dépasse que rarement 1°. En revanche les inclinaisons des plans orbitaux de Mars, Vénus et la Terre varient pour l'essentiel entre 1 et 3 degrés, et celle de Mercure entre 6 et 8 degrés. En conséquence, pour un observateur localisé à la surface d'une planète tellurique autre que la Terre, comme par exemple Mars, le tracé de l'écliptique dans le ciel, projection à l'infini du plan orbital de la Terre, n'est plus aligné avec le tracé de l'orbite terrestre, puisque le plan de l'écliptique peut être vu "par-dessus" ou "par-dessous" avec un angle de quelques degrés par rapport au Soleil.

Observons les positions des planètes dans le système solaire, en plan et en coupe, pour mieux comprendre cette disposition dans le ciel martien.

Vue "par-dessus" du système solaire interne au moment de la prise de vue de Curiosity, 31 janvier 2014

Figure 6. Vue "par-dessus" du système solaire interne au moment de la prise de vue de Curiosity, 31 janvier 2014

Les orbites des planètes sont tracées en ellipses de couleur. Dans cette orientation, toutes les planètes tournent autour du Soleil dans le sens inverse des aiguilles d'une montre. Les limites du champ de vue de la figure suivante sont tracées sous forme de lignes grises provenant de Mars : dans ce champ, la zone d'espace cachée derrière l'horizon martien est ici colorée en rouge.


Le système solaire interne vu par la tranche depuis Mars au moment de la prise de vue de Curiosity, 31 janvier 2014

Figure 7. Le système solaire interne vu par la tranche depuis Mars au moment de la prise de vue de Curiosity, 31 janvier 2014

La zone d'espace cachée derrière l'horizon martien (ligne rouge) est colorée en rouge. De gauche à droite on a la Terre, Uranus (trop faible pour être visible depuis Mars), puis, sous l'horizon martien, Vénus, Mercure, et le Soleil.


De la gauche vers la droite, la ligne de visée depuis Mars rencontre d'abord la Terre, puis Vénus, Mercure et enfin le Soleil. En tournant cette disposition d'un quart de tour vers la droite, on obtient la disposition observée par Curiosity, avec la Terre en haut, et le Soleil en bas, sous l'horizon.

Approchons-nous maintenant un peu du système Terre-Lune. Sur la figure ci-dessous, on constate que la Lune se trouve entre la Terre (en haut) et le Soleil (en bas, sous l'horizon). En toute cohérence, le 31 janvier 2014 était un jour de nouvelle Lune. Depuis la Terre, la Lune, seulement éclairée par le "clair de Terre", apparaissait donc comme un disque sombre, avec un croissant illuminé très fin et quasiment invisible (1,6% du disque lunaire). Depuis Mars en revanche, on pouvait voir un croissant de Lune et un croissant de Terre, comme on peut voir des croissants de Vénus depuis la Terre. Un tiers du disque lunaire apparaissait ainsi illuminé depuis Mars : une zone appartenant à la face "cachée" à la Terre. Un tiers du disque terrestre était également illuminé par le bas, avec l'Australie sous la lumière du matin.

Pour des exemples de conjonctions visibles de la Terre, voir, par exemple La triple conjonction Lune-Jupiter-Vénus (2012), La Lune a rendez-vous avec Vénus (2007), Occultation de Vénus par la Lune (2008).



Apparence de la Lune vue depuis Mars au moment de la photographie de Curiosity, 31 janvier 2014

Figure 10. Apparence de la Lune vue depuis Mars au moment de la photographie de Curiosity, 31 janvier 2014

La face cachée aux observateurs terrestres est illuminée par le Soleil et, en partie, visible depuis Mars.



Réciproquement, voyons comment se présentait Mars aux observateurs terrestres lors de cette prise de vue par Curiosity. Pour observer Mars il fallait se trouver dans un endroit de la face de la Terre visible ci-dessus, et dans la nuit pour que Mars soit visible dans le ciel. C'était par exemple le cas de l'île de La Réunion. Avis donc aux astronomes amateurs réunionnais (et d'ailleurs) qui auraient eu la bonne idée de photographier Mars cette nuit du 31 janvier au 1er février 2014 : ce serait une photo réciproque à celle de Curiosity. Si des astronomes amateurs réunionnais ont photographié Mars à ce moment-là, Planet-Terre est preneur de l'image qui sera alors rajoutée à cet article.

En toute logique, sur une vue de Mars simulée depuis Saint-Denis de la Réunion, on peut repérer la position du cratère Gale sur la partie du disque martien dans l'ombre, ici en haut à gauche, à proximité du terminateur (la limite entre l'ombre et la lumière).

Apparence de Mars vue depuis la Terre au moment de la photographie de Curiosity, 31 janvier 2014

Figure 12. Apparence de Mars vue depuis la Terre au moment de la photographie de Curiosity, 31 janvier 2014

Sont repérées les grandes régions martiennes reconnaissables au télescope.


Pour conclure, il nous faut rappeler que ce n'est pas la première fois qu'un rover martien photographie la Terre, même si aucun d'entre eux n'a été conçu pour cela. Et ce n'est pas non plus la première fois que la Terre est photographiée depuis un autre endroit du système solaire. À titre d'exemple, nous avions rapporté quelques-unes de ces photographies à l'occasion de la photo de la semaine du 02/09/2013, La Terre vue des deux extrémités du système solaire, avec des images prises par Cassini, Messenger, Mars Global Surveyor, Spirit et Kaguya.

Les deux rovers de la génération précédente, les Mars Exploration Rovers (MER), Spirit et Curiosity, ont tous les deux photographié la Terre. N'étant pas un objectif scientifique en elle-même, l'observation de la Terre a profité de campagnes d'observation de la lumière de l'aube ou du crépuscule. En effet la diffusion de la lumière de l'aube ou du crépuscule apporte des informations importantes sur le type et la répartition des poussières en suspension dans l'atmosphère martienne. Ces observations sont consultables sur le site du projet de l'instrument Pancam, la caméra couleur des MER.

Spirit a pris un cliché de la Terre au crépuscule du 63ème sol de sa mission, le 11 mars 2004.

Opportunity a photographié la Terre à plusieurs reprises, la première, en couleurs, au sol 449 de sa mission, le 29 avril 2005. La seconde et la troisième fois, c'est juste avant l'aube qu'Opportunity a pu observer dans le ciel martien une conjonction entre la Terre et Jupiter : au sol 687, le 29 décembre 2005, et au sol 718, le 29 janvier 2006.



Conjonction entre la Terre et Jupiter photographiée par Opportunity depuis Meridiani Planum à l'aube du sol 687

Figure 15. Conjonction entre la Terre et Jupiter photographiée par Opportunity depuis Meridiani Planum à l'aube du sol 687

À partir des images successives espacées d'une minute environ (Panoramic Camera,Sub-frame EDR du sol 687), une animation NASA/JPL/Texas A&M/Cornell/SSI a été réalisée et est proposée sur la page PANCAM - Projects - Twilight Sky Imaging. Animation "locale" et animation "initiale". Sur les images et sur l'animation, la Terre est la plus brillante, sur la droite. Jupiter, moins brillante, n'apparaît que sur les dernières poses, en haut à gauche.


Figure 16. Conjonction entre la Terre et Jupiter photographiée par Opportunity depuis Meridiani Planum à l'aube du sol 687

Poses successives espacées d'une minute environ. Image composite time-lapse (toutes les images de la Terre sur une même image composite), sur la page PANCAM - Projects - Twilight Sky Imaging. Sur cette image, la Terre, à droite, est la plus brillante. Jupiter, moins brillante, n'apparaît que sur les dernières poses, en haut à gauche.


Figure 17. Conjonction entre la Terre et Jupiter photographiée par Opportunity depuis Meridiani Planum à l'aube du sol 718

Image exraite d'une animation couvrant une durée d'une vingtaine de minutes. Jupiter est l'astre du haut, la Terre, plus bas, atteint le centre du cadre en fin d'animation. Animation "locale" et animation "initiale"sur la page PANCAM - Projects - Twilight Sky Imaging.


Enfin, si les rovers ont pris les clichés de la Terre les plus évocateurs depuis la surface de la planète rouge, c'est en orbite martienne que l'on dispose de l'instrument d'imagerie le plus performant : la caméra HiRISE, capable de distinguer des détails inférieurs au mètre à la surface de Mars. HiRISE utilise pour cela un télescope de 50 cm d'ouverture et 12 m de focale (f/24). Le plan focal d'HiRISE est équipé de 14 détecteurs CCD de 2048 pixels de large, se recouvrant partiellement. Les images produites font ainsi 20 000 pixels de large avec une résolution de 25 cm/pixel à la surface de Mars. Lorsque HiRISE pointe vers le ciel au lieu de Mars, cette résolution correspond à un champ de 0,2 secondes d'arc par pixel. Dit autrement, si HiRISE prend un cliché de la Terre à 1 unité astronomique de distance (150 millions de km), la Terre va couvrir environ 100 pixels sur l'image.

Le 3 octobre 2007, HiRISE a été pointée vers la Terre et a pris un cliché du système Terre-Lune tout à fait comparable aux images de Mars que l'on peut obtenir avec un télescope professionnel depuis la Terre.

Au préalable, HiRISE avait déjà photographiée Jupiter et ses 4 satellites majeurs, le 11 janvier 2007. Jupiter étant plus près de Mars que de la Terre, cette image du système jovien est comparable en résolution aux images de Jupiter du télescope Hubble, en orbite terrestre.